Actuel / L’euphorie du pouvoir
Tête de roi, relief du porche nord de la collégiale de Candes-Saint-Martin. © Daniel Clauzier
Le plaisir inavoué de la puissance politique peut naître partout. Chez le syndic qui mène sa commune à la baguette comme chez les ministres nantis soudain d’une autorité exceptionnelle à la faveur d’une crise. On le voit aussi à Berne. Avec des conséquences qui vont bien au-delà des questions sanitaires.
L’histoire l’a maintes fois démontré, en Suisse comme ailleurs. Les gouvernants s’accommodent fort bien des états d’urgence et redoutent d’en sortir. Quand un conseiller fédéral à la réputation très moyenne avant la pandémie apparaît dans la tourmente comme le Père de la nation, il n’est pas interdit de penser que malgré ses mines dramatiques, il puisse ressentir un contentement inavoué à cette célébrité, à voir tous les regards accrochés à ses multiples apparitions. Il en va de même avec ses collègues d’autres pays. En temps de crise le dirigeant voit dans son sillage une foule qui rassemble des bords politiques très divers, soudain docile. Le rêve de tout leader. La majorité populaire, saisie par la peur, balaie les divisions et s’unit sous l’autorité du chef. Le président Macron en sait quelque chose: la plupart de ses adversaires concèdent qu’il a «bien géré la crise», ce qui contribue à maintenir son niveau encore élevé de popularité. Celle-ci est due bien sûr à d’autres facteurs. Mais la pandémie lui ajoute un bonus en vue de sa réélection.
En Suisse, le ministre de la santé n’est pas seul à tirer parti de la donne actuelle. L’ex-conseiller fédéral Pascal Couchepin lâchait dans une interview un mot révélateur: «Il n’est pas sûr qu’hors de ce temps de crise, le Conseil fédéral aurait osé saborder l’accord-cadre Suisse-UE sans aucun débat parlementaire ni consultation populaire.» L’état d’urgence est plus qu’une norme juridique, ce peut devenir un état d’esprit.
La ministre de la justice, elle aussi, ose tout dans son domaine. Le 7 mars de cette année, son projet de carte d’identité électronique était massivement repoussée en votation: 64,4% de non. Et voici qu’en décembre, le gouvernement revient à la charge avec un projet semblable. Et dire que le Conseil fédéral refuse d’envisager une entrée dans l’EEE (Espace économique européen) sous prétexte qu’elle a été refusée il y a trente ans! Cette fois, pour cette satanée carte, il renonce à recourir à des opérateurs étrangers, ce qui avait fait grincer, mais propose une forme encore plus problématique. La nouvelle e-id hébergera aussi le permis de conduire, les ordonnances médicales, les qualités professionnelles… Un vrai «couteau suisse» identitaire! Soit dit en passant, on sourit d’avance à l’idée de cette machine conçue et gérée par nos génies de l’informatique fédérale, célèbres pour leurs couacs à répétitions. Le Parlement se penchera sur le projet l’an prochain. Référendum en vue, c’est sûr.
Parlons-en de nos parlementaires. Ils ne sont pas consultés sur les décisions sanitaires et en fait ne sont pas mécontents de ne pas avoir à toucher à une patate si chaude. La majorité de droite, aux Chambres comme au gouvernement, profite que l’attention du public et des médias soit fixée sur le feuilleton sanitaire pour faire passer des décisions qui en temps normal auraient fait bien plus de vagues. Refus des importations parallèles de médicaments pour faire baisser leur prix. Balayée l’idée d’accorder la nationalité suisse à des personnes étrangères nées ici, de la deuxième et troisième génération. Suppression de l’impôt anticipé sur les intérêts et du droit de timbre. Abolition, souhaitée par les milieux immobiliers et le PLR, de la taxe sur la valeur locative. Autorisation donnée aux cantons d’établir des listes noires désignant à la vindicte les retardataires du paiement de l’assurance-maladie, pouvant être ainsi privés de soins hors des cas d’urgence. Tous heureusement ne le font pas. Mais le ton est donné: les pauvres dans la panade sont des resquilleurs potentiels, des profiteurs.
La liste est longue des décisions ainsi marquée par la droite dure. A quoi il faut ajouter le combat contre les initiatives de la gauche, mené à coup de contre-projets qui en atténuent ou annihilent les effets souhaités. Au risque parfois de claques populaires comme dans le cas de l’initiative «pour des soins infirmiers forts» acceptée dans les urnes le 28 novembre alors que le Conseil fédéral s’y opposait.
Les couches les plus modestes de la population touchées par ces menées de la droite et même les partis qui prétendent les défendre ne bronchent quasiment pas. Et pour cause: ces questions n’ont plus guère de place dans le débat public, monopolisé par les préoccupations sanitaires. Quand on est à ce point alignés-couverts sur les ukases du ciel fédéral, personne n’est d’humeur à barguigner par ailleurs. Si les décideurs ne sont pas tous entraînés dans la dérive euphorique du pouvoir fort, nombre d’entre eux ont peine à cacher leurs picotements d’aise.
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Peu audible d’ailleurs chez lui et chez ses partenaires, guère enthousiastes de cette prétention au leadership. En termes exaltés et alarmistes, le président français en appelle au renforcement massif de la défense européenne. Non sans raisons. Mais pour quoi faire? Affronter la menace de la Russie? Voyons son armée. Elle s’escrime autour de quelques villages dans l’est de l’Ukraine, à quelques kilomètres de chez elle, elle peine à prendre la ville voisine de Karkhiv malgré d’horribles destructions. Elle n’est manifestement pas de taille à s’en prendre aux pays de l’OTAN, ni matériellement ni humainement. Les divers pays européens sont loin d’être démunis de moyens militaires. Même si leur base industrielle a des lacunes. On le sait aussi au Kremlin, où, quoi qu’on en dise, on est réaliste, on n’a pas la folie des grandeurs. Point effectivement à soulever: il est vrai que les Européens feraient bien de se préoccuper davantage de la défense anti-drones et anti-missiles. Ces engins, peu coûteux à produire mais ruineux pour s’en défendre, jouent un rôle-clé dans les conflits d’aujourd’hui. Et les Russes ne sont pas seuls à en disposer. Dans la cybersécurité aussi, il y a aussi de sérieux efforts à faire. Comme en Suisse, où le Département de la Défense confie cette tâche à son entreprise boiteuse Ruag qui s’appuie elle-même sur l’entité issue de Crypto AG, célèbre pour le scandale de ses tricheries. La Confédération a misé en plus sur une société bernois brinquebalante, Xplain, et admet aujourd’hui le désastre. Même des informations confidentielles sur les Conseillers fédéraux ont été balancés dans le «darknet». </span></p> <p><span>Mais nos militaires et leur cheffe ne rêvent que d’acquérir toujours plus d’avions, de blindés et de canons… à acheter aux Etats-Unis bien sûr. Viola Amherd se frotte les mains: une curieuse proposition agite le Parlement. Il s’agit de faire sauter la limite aux dépenses fédérales et de consacrer dix milliards supplémentaire pour l’armée et cinq pour l’Ukraine d’ici à 2030. C’est un groupe inhabituel de femmes parlementaires alémaniques qui est à la besogne. Dont une centriste, Marianne Tinder («Je suis en mesure d'évaluer la gravité de la menace même sans jours de service militaire»), sa collègue de parti entrée au Parlement en décembre dernier («Quand j'entends que l'armée n'a même pas assez de gilets de protection, cela me fait réfléchir»), la socialiste Franziska Roth («Nous ne pouvons pas nous cacher constamment derrière des lignes rouges»). A compter aussi dans ce que le <em>Tagesanzeiger</em> appelle les «dealmakers»: une autre centriste, Andrea Gmür, la socialiste Sarah Wyss, la verte libérale Corina Gredig. Etonnant, ce quarteron féminin, inter-partis, prônant l’urgence des armes.</span></p> <p><span>Bien que le président du PS Cedric Wermuth et la Fédération des sociétés militaires – curieux attelage! – applaudissent l’idée, celle-ci passe mal. Le patron du Centre Gerhard Pfister tousse, les radicaux, derrière Karin Keller-Suter, préoccupés par l’endettement, s’y opposent. Et il se trouvera sans doute des socialistes pour refuser cet emballement. Quant au petit peuple à qui on ne demandera pas son avis, il sait que de telles dépenses supplémentaires entraîneront inévitablement des coupes là où cela lui fait mal. </span></p> <p><span>Il vaut la peine de s’interroger sur les ressorts de cette outrance militariste. Que ce soit dans le mode déclamatoire d’un Macron ou dans les chuchotements du Palais fédéral. La politique sort alors du champ rationnel, de l’analyse froide des réalités, elle entre dans l’escalade des émotions morales, détermine dans le mode binaire, gagner ou perdre la guerre. Or l’histoire récente donne tant d’exemples où les conflits ont fini par des pourparlers. Plus ceux-ci ont tardé, plus se sont inutilement prolongées les souffrances.</span></p> <p><span>Rester fidèles à nos principes? Bien sûr. Mais alors pourquoi ne pas s’activer plutôt au chapitre de la paix? Pourquoi ne pas tirer toutes les ficelles en vue de véritables négociations dans le conflit Ukraine-Russie? Dans son emportement Emmanuel Macron n’a même pas prononcé ces mots. Et en l’occurence helvétique, les chantres féminins du pactole aux armes n’en ont eu aucun dans ce sens. Et le grand raout prévu au Bürgenstock, direz-vous? L’intention est certes louable mais le cadrage est défini par un seul des camps en présence et par les Etats-Unis. Cela en fait un simulacre de négociations. Qui pourrait bien en rajouter une couche à la frénésie belliqueuse. Alors même que le moment approche où les belligérants, plus ou moins épuisés, devront bien se résoudre à cesser le feu et à engager des pourparlers. Plus ils attendront, plus la malheureuse Ukraine sera mal prise. Regrettant que l’accord à bout touchant du tout début de la guerre ait été sabordé.</span></p> <p><span>Quant à l’autre guerre qui nous bouleverse, au Moyen Orient, elle est promise à durer longtemps, très longtemps, sous une forme ou une autre. Totalement dépassée et discréditée, la Suisse ne songe même pas à proposer une négociation, ni sur l’immédiat, ni sur le fond. Peu dit: un autre pays tente discrètement cet effort, non sans expérience. La Norvège.</span></p> <p><span>Mais le Conseil fédéral paraît tenir à réaffirmer son alignement sur la ligne d’Israël. Après avoir concédé une aide réduite, la commission parlementaire des Affaires étrangères propose de supprimer à terme tout soutien à l’UNRWA. 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Quel parcours pour cet autodidacte fou de cinéma, travailleur acharné, si bellement doté d’empathie créatrice! ', 'content' => '<p><span>Quel parcours pour cet autodidacte fou de cinéma, travailleur acharné, si bellement doté d’empathie créatrice! Ces trente dernières années, son entreprise, sise à Lausanne, CAB-Productions, a permis à de nombreux cinéastes, locaux et internationaux, de s’exprimer librement. Tournant en Suisse, avec des comédiens, des techniciens d’ici et d’ailleurs. De Francis Reusser à Dominique de Rivaz, d’Alain Tanner à Jean-François Amiguet, de Marcel Schüpbach à Pierre-Yves Borgeaud, de Greg Zlingski à Olivier Assayas, de Benoît Mariage à Claude Chabrol, et tant d’autres. Dernier en date, Roman Polanski. Avec le tournage à Gstaad de <em>The Palace</em>, en coproduction avec l’Italie et la Pologne. </span></p> <p><span>Lié d’amitié avec cette grande figure du cinéma européen, Porchet a tout fait, trois ans durant, pour que ce film se fasse. Contre vents et tempêtes. Face aux campagnes des ultra-féministes qui rabâchent et déforment une histoire vieille de quarante ans, aux Etats-Unis, impliquant une jeune fille qui aujourd’hui est dans les meilleurs termes avec le prétendu coupable. L’offensive «wokiste» a mis Polanski au ban. En Suisse comme en France, aucun soutien public n’a été apporté au film. Une fois terminé, au début de cette année, il a pu être présenté à Venise mais n’a été diffusé que dans quelques rares salles, les distributeurs et les exploitants craignant des manifestations féministes. Il est même totalement proscrit en France. </span></p> <p><span>Pour Jean-Louis Porchet les difficultés du début ont tourné à la descente aux enfers. Faute de rentabiliser les droits d’exploitation, sous le poids des dettes contractées pour boucler le financement du tournage, son entreprise est menacée de faillite. L’accumulation des tracas finit par accabler le solide cueilleur de champignons. </span></p> <p><span>Le dimanche 24 mars, en route vers un ami à Rennaz, il s’arrête près de Cully, fume un cigare, son péché parcimonieux, et laisse flotter ses pensées sur le lac. Il repart et là, sans pouvoir l’expliquer encore, dans un blanc soudain, traverse la chaussée et écrase sa voiture du haut mur de Lavaux. Fracassé, il la voit prendre feu, reste prisonnier. Et attend les secours dans d’horribles douleurs. Les deux jambes et des côtes cassées, de graves brûlures.</span></p> <p><span>Le voilà, cinq semaines plus tard, dans une chambre du CHUV. Avec le sens de l’humour. «Les jours d’avant, je me disais sans cesse que j’allais dans le mur. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
10 Commentaires
@Apitoyou 24.12.2021 | 06h39
«Merci de rappeler ainsi les bonnes recettes anciennes de l’exercice du pouvoir. ✍»
@Lise 24.12.2021 | 10h20
«Terrible ! Effrayant...quand, comment pourrons-nous redresser ça? Le pourrons-nous même?»
@Bob28 24.12.2021 | 12h09
«Cher Monsieur Pilet, vous me faites un bien fou en mettant des mots pointus sur mes émotions orageuses. En vous lisant, j'ai l'impression de gifler celui ou celle qui m'insupporte, comme un gentleman, à l'image de ce gant jeté sur l'autre pour l'inviter à un duel sérieux.
Cordialement à vous - J-J L'Epée»
@Ricci 24.12.2021 | 12h21
«Merci M. Pilet de m'ouvrir les yeux sur notre cher CF, ça me déprime que l'on soit gouverné de cette droitureeeee
Joyeux Noël à vous et l'équipe de BPLT
Riccardo»
@Bournoud 24.12.2021 | 16h00
«Merci M. Pilet pour cet édito. Sur vos prises de position antérieures concernant la gestion de la crise sanitaire, je n'ai pas été toujours d'accord. Mais ceci est un avis personnel. En démocratie, chacun peut s'exprimer dans la mesure ou il n'y a pas appel à la haine voire à l'insurrection...
Par contre les effets "collatéraux" dont vous faites état, sont une dérive très préoccupante et il me semble qu'on pourrait attendre une réaction de rééquilibrage de la part du parlement. Mais vu la composition politique de celui-ci, de gros doute sont permis. La dérive droitière et isolationniste du PLR est très inquiétante. N'oublions pas que le PLR est le principal fossoyeur de l'accord cadre avec l'UE, et j'ajoute que dans ce lamentable fiasco, Maillard n'est, de loin, pas blanc... Mais, vu les forces politiques en présence, que faire ?... Attendre les prochaines élections?... Wait and see...?...
Rémy Bournoud Prangins»
@Maryvon 24.12.2021 | 23h13
«Effectivement la crise sanitaire a anesthésié le cerveau de nos compatriotes et il a été très facile pour nos Autorités de tirer parti de cette triste situation. Il faut bien avouer qu'il y a là quelque chose de cynique et de malsain. Il en est de même chez nos voisins français dont le Président Macron n'a aucun intérêt à libérer sa population trop rapidement. Imaginez dès les beaux jours le retour des gilets jaunes dans les rues et l'effet cocotte-minute de la frustration des uns et des autres ! Par contre, si cela est possible, il pourrait bien prendre cette décision un mois avant les élections. Il y a toutefois un point sur lequel, je ne vous rejoins pas vraiment, je pense que la gauche est tout aussi responsable que la droite de cette situation.»
@Swissyogi 25.12.2021 | 18h35
«Durant toute cette pandémie, vous avez écrit beaucoup d'évidence et "bon pour la tête" est bien le seul journal à l'avoir fait régulièrement. Vous posez les bonnes questions et relevez les points essentiels sans tomber le partisanisme auquel l'ensemble des médias nous ont abreuvé durant ces deux dernières années. Merci pour votre engagement dans un journalisme véritablement professionnel. Vous mériteriez beaucoup plus d'audiences.»
@Capt_Salomo 26.12.2021 | 15h05
«Qu'ils soient de la droite, de la gauche, du centre, égal d'où, ils ne regardent que leurs propres avantages et surtout.... être à nouveau élu. La démocratie est une idéologie. Chaque parti est incapable de s'autoregulariser. La psychose de masse est souveraine et ceci est un avantage pour implanter le fachisme , un état autoritaire.
J'appelle à la liberté et surtout à repenser notre société»
@Eggi 27.12.2021 | 19h09
«Il n'y a qu'à lire les commentaires pour constater les dégâts populistes de votre article, Monsieur Jacques Pilet.
Comment peut-on de bonne foi accuser des gouvernants de ne pas lutter avec force contre la pandémie pour mieux asseoir leur pouvoir.
Je suis étonné que ma réaction, déjà exprimée à la suite d'autres "éditoriaux" du même auteur, reste singulièrement isolée. BPLT serait-il devenu l'organe officiel du complotisme?»
@Eve01lyne 28.12.2021 | 11h22
«Monsieur Eggi,
Comme le monde est beau et bon maintenant qu'il s'étiquette si facilement. Mouton, antivax, complotiste, rassuriste, provax...
Où est donc passé le temps où il était possible d'émettre un avis sans qu'immédiatement l'auteur dudit avis soit vilipendé ou, comme ici, accusé de faire le lit des populistes.
Les réactions viscérales ont remplacé la possibilité de se poser des questions sur notre propre manière de penser.
Douter de sa propre pensée, la remettre en question, avoir le courage de dire que, peut-être, nous avons torts ?
Ce que nous lisons, voyons, affrontons est un miroir de notre manière de réfléchir, de ressentir.
Devenir partisan, quelque soit notre bord, partage, divise et met en péril le vivre-ensemble de demain.
Merci à M. Pilet d'être fidèle à lui-même et de nous permettre une lecture différente du monde d'aujourd'hui.»