Actuel / Belgrade vaut bien un sandwich
Manifestation du 18 mai à Belgrade. © D.L.
Les estimations officielles n'existent pas. Mais le rassemblement spontané qui a eu lieu ce vendredi soir 19 mai sur la place du Parlement de Belgrade était, de l'aveu général, le plus important de l'histoire récente de la Serbie, qui pourtant n'est pas avare de manifestations monstres. Nous étions, selon un expert de ce genre de mesures, plus de soixante mille, unis sous le slogan «La Serbie contre la violence».
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Le lendemain, au sud de la ville, un homme de 21 ans abattait huit personnes dans un semblable accès de folie. Dans un pays en état de choc et d'incrédulité, des voix se sont immédiatement élevées pour exiger que les responsabilités soient établies, qu'une telle atrocité ne puisse jamais se reproduire, enfin, que <i>quelque chose </i>soit fait. Un ministre a démissionné, les citoyens ont spontanément rendu des dizaines de milliers de pistolets et de fusils, mais cela n'a pas du tout calmé la foule.</p> <p>Ce <i>quelque chose</i>, les Serbes continuent donc de l'attendre et de le réclamer à hauts cris, sans savoir exactement de quoi il s'agit. Ainsi les calicots et les mots d'ordre de ces manifestations sont aussi vagues et nombreux que les estimations du nombre de manifestants. On exige tout à la fois: l'interdiction des émissions de télé-réalité, la remise en cause des licences de certaines chaînes de télé, la démission du gouvernement in extenso, la démission des membres de la commission de contrôle des médias, le respect de l'opposition, plus de sécurité dans les écoles, un durcissement des renvois des élèves violents, la liste est encore longue. Ce que ces exigences recouvrent pourtant n'est pas du tout vague: les manifestants n'attendent rien moins qu'un changement de direction de la société serbe tout entière.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1685695209_capturedcran2023060210.38.24.png" class="img-responsive img-fluid center " width="370" height="496" /></p> <h4 style="text-align: left;"><em>© D.L.</em></h4> <p>Une semaine plus tard, le vendredi 26 mai, le gouvernement organisait une contre-manifestation intitulée «Serbie de l'espoir». Annoncée comme «la plus importante de l'histoire de la Serbie», son échec n'en a été que plus retentissant. En effet, fidèle à des méthodes d'un autre âge, le gouvernement a affrété des milliers de bus pour ramener à Belgrade des dizaines de milliers d'habitants des provinces. Chaque participant recevait un billet 2'000 dinars (environ 20 chf), les scènes étant d'ailleurs filmées sans aucune honte. Ainsi qu'un sandwich, ce qui a valu à ces faux manifestants le titre de «sandwicheurs». Conçu comme une démonstration de force de la «vraie» Serbie des campagnes contre la Serbie urbaine, l'événement s'est très vite révélé être la farce tragique qu'on pouvait prévoir.</p> <p>Arrivés en ville, la plupart des manifestants se sont vite égaillés pour profiter d'un voyage gratuit dans la capitale. Des retraités interviewés ont évoqué, à visage découvert, le fait qu'avec leurs retraites misérables (environ 150 chf), un apport de 20 chf ne se refusait pas, même s'ils étaient tout à fait opposés à la politique du gouvernement. Pour ne rien arranger, un de ces orages bibliques dont la péninsule balkanique a le secret s'est abattu sur la place du Parlement, où se succédaient des orateurs détrempés face à une foule disparate. Qu'importe, la presse aux ordres s'est empressée de répéter le mensonge pathétique d'une foule de 200'000 personnes, quand les estimations ne parlaient, elles, que d'environ 50'000 personnes, payées pour être là et pour se faire arroser par un ciel courroucé. Estocade, le lendemain soir, au même endroit, la «Serbie sans violence» défilait à nouveau, sous une pluie battante et sans montrer le moindre désir de retenue. La mathématique de la division était sans appel: 50'000 à grand peine, payés pour être là, contre 60'000 spontanément présents, plusieurs vendredis de suite, et ça n'est pas fini.</p> <p>Cette pantalonnade de contre-manifestation gouvernementale avait, au départ, un objectif que les circonstances ont forcé à remiser au second plan. Annoncé depuis des mois, ce 26 mai était censé permettre au président Vucic d'annoncer son retrait du parti SNS (Srpska Napredna Stranka, Parti serbe du progrès). A la tête de ce parti depuis 2012 et président du pays, dans un exercice de double mandat tout à fait régulier sous ces latitudes, Vucic avait tenté dès la création du SNS de faire oublier que ce parti et tous ces membres fondateurs étaient les dignes successeurs du Parti radical, le plus nationaliste et violent des années guerrières de la fin du XXème siècle. En moins de quinze ans, le manœuvrier hors pair qu'est Vucic est ainsi parvenu à faire de ce parti l'acteur presque unique de la politique serbe en tenant une politique simple: faisons semblant de vouloir l'intégration européenne, comme l'Europe fait semblant de vouloir nous intégrer, et les vaches seront bien gardées. Il tient la majorité au Parlement, dans toutes (toute!) les municipalités du pays, mais aussi tient la totalité des entreprises d'Etat, sans parler d'une opposition qu'il a vitrifiée. La situation est donc entièrement sous contrôle, ce qui ne doit pas se comprendre comme un progrès. Ce dont l'Europe, l'Allemagne surtout, lui sait gré en le soutenant contre vents et marées, les Occidentaux n'aimant rien moins que le désordre balkanique. Au point que cet omniprésident est désormais poings et pieds liés à son parti et à tous ses systèmes, petits et grands, de corruption et de renvois d'ascenseur qui vaut à la Serbie une notation déplorable dans les classements de l'ONG <i>Transparency International</i>.</p> <p>La situation était donc devenue compliquée pour Vucic, qui désirait s'affranchir pour profiter des circonstances et entrer dans l'histoire, comme il le désire tant, et pour damner le pion à tous ses opposants, internes et externes. Il prévoyait ainsi d'annoncer en grandes pompes son retrait du SNS et la création d'une nouvelle entité, au nom provisoire de Mouvement populaire pour l'Etat. Ce qui lui allait lui offrir toute latitude pour se retrouver définitivement en-dehors, et au-dessus du champ politique. Le combustible du premier moteur, le SNS, étant donc épuisé, Vucic se préparait à prendre enfin son élan pour l'éternité, la gloire nationale immortelle, bref, on pataugeait en plein hubris. Car tout se présentait relativement bien depuis quelques mois.</p> <p>En effet, le début de la guerre en Ukraine, la Russie s'était retrouvée isolée du point de vue diplomatique dans toute l'Europe. Enfin, presque toute. La Serbie est en effet le dernier bastion des intérêts russes en Europe continentale, où elle a investi dans les infrastructures – rachat du monopole des usines d'hydrocarbures d'Etat – et dans les chemins de fer. Avant tout, en soutenant la Serbie dans son refus de reconnaître le Kosovo, la Russie est, avec la Chine, l'un des deux membres du Conseil de sécurité de l'ONU qui permettent à Belgrade de ne pas être tout à fait interdite de voix au chapitre. La guerre en Ukraine a tout changé. En quelques mois, les puissances occidentales se sont mises à exercer une pression énorme sur le gouvernement serbe pour qu'il applique les sanctions contre la Russie. Ce que Vucic savait être impossible, à moins de déclencher une révolution sanglante et immédiate dans un pays encore majoritairement pro-russe depuis les bombardements de l'OTAN de 1999. Mais cette pression occidentale représentait également un intérêt considérable pour Belgrade. Car il est rapidement devenu clair que la décision de Vucic de sanctionner ou pas la Russie était de première importance pour Bruxelles autant que pour Washington. Comme la Serbie est le dernier morceau de russophilie sur le continent européen, Belgrade juge, à juste titre, qu'elle peut tirer des dividendes de cette situation et exiger le maximum pour plaire à ses soupirants. Et naturellement, le Kosovo est au premier plan de toutes ces questions.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1685695291_capturedcran2023060210.38.34.png" class="img-responsive img-fluid center " width="412" height="555" /></p> <h4 style="text-align: left;"><em>Un petit-fils et son grand-père célébrant le 9 mai devant le centre culturel russe de Belgrade. © D.L.</em></h4> <p>Le Kosovo est devenu indépendant en 2008 contre l'avis du Conseil de l'Europe, de l'Espagne, de la Grèce, de la Slovaquie, mais aussi de la Chine, de l'Inde, du Mexique, du Brésil, de l'Indonésie – en d'autres termes, de tous les pays de ce nouveau et menaçant <i>Global South</i> qui cause tant de soucis en Occident et qui, lui aussi, refuse de sanctionner la Russie. Pour la Serbie, le Kosovo est un hochet politique inestimable, autant qu'un caillou dans la chaussure. Dès que la situation interne se tend, le gouvernement n'a qu'à crier «Kosovo!» et tout le monde regarde Pristina en fronçant les sourcils. Mais c'est également un caillou dans la chaussure sur le chemin ardu qui mène à l'intégration européenne et au retour plein et entier de la Serbie dans ce qu'on appelle, à tort ou à raison, le «concert des nations».</p> <p>D'autre part, la population, représentée cette semaine par Djokovic à Roland-Garros, est viscéralement attachée à ces arpents de terre ingrate et musulmane depuis des siècles, la faute à des mythes fondateurs outrageusement manipulés par presque tous les gouvernements successifs depuis la fin du communisme. Ainsi la reconnaissance à froid du Kosovo par Belgrade signerait-elle l'arrêt de mort de tout président serbe. Signe que les négociations sont sérieusement engagées, Vucic a nommé un de ses plus proches collaborateurs à la tête des services secrets, s'assurant ainsi une fidélité sans faille de ces gros bras déjà responsables de l'assassinat du Premier ministre Djindjic en 2003. La route semblait donc prête à des négociations sérieuses, au terme desquelles la Serbie reconnaîtrait le Kosovo et obtiendrait un agenda définitif d'intégration à l'UE ainsi qu'une pluie d'or et d'argent, permettant à Vucic de présenter la chose comme une victoire de plus de l'héroïque peuple serbe. Ainsi la Russie perdrait-elle son dernier orteil en Europe, tout en gagnant une possibilité de négocier avantageusement avec Washington ses gains territoriaux en Ukraine au nom des mêmes principes. Tout le monde allait gagner, pensait-on. C'est exactement à ce moment, sous un ciel printanier, qu'un double déluge de sang est venu perturber ces plans si bien huilés.</p> <p>Depuis le 4 mai et ces deux massacres successifs en effet, tout a changé en Serbie. L'ampleur, la spontanéité et l'énergie positive des ces manifestations prennent tout le monde par surprise, gouvernement, opposition et observateurs internationaux. Il peut sembler excessif de soutenir qu'un enfant de treize ans ait décidé d'abattre ses camarades parce que le gouvernement serbe n'est pas démocratique, et ce n'est d'ailleurs probablement pas le cas. Mais cet attentat, dans un pays qui n'en a pas du tout l'habitude, est un de ces signes du Destin qui, <em>a posteriori</em>, prennent tout leur sens. Car tandis que le gouvernement se félicite, à juste titre, d'une économie en plein essor et d'un redressement marqué des infrastructures, l'atmosphère générale du pays est plus que volatile. Il y a ici des contradictions propres à la société serbe qu'il est impossible de détailler, mais on peut résumer en disant que le rapport qu'entretiennent les Serbes avec la démocratie est récent et conflictuel.</p> <p>Chaque Serbe se sent impliqué dans les décisions gouvernementales, mais la notion de compromis est trop souvent assimilée à une compromission. Cet absolutisme, ce tout ou rien, les Serbes en ont fait les frais depuis des siècles mais ne semblent pas prêts de s'en défaire. Durant les années 2000, quelques gouvernements ont fait l'essai de la démocratie parlementaire classique, avec un insuccès total. Le moindre Secrétaire d'Etat s'érigeait immédiatement en Premier ministre, le désordre était complet, l'économie stagnait pendant que tout le monde s'étripait. Riche de ces observations, Vucic a pris le pouvoir en 2014 avec un objectif simple: redresser l'économie en verrouillant complètement la démocratie. Il s'y est attelé avec des résultats probants. En six ans, le salaire moyen a été quasiment doublé, des autoroutes et des lignes de chemins de fer ont été construites ou rénovées, des hôpitaux neufs et des centrales d'épurations des eaux enfin bâtis, des musées rouverts, des aéroports agrandis, des quartiers entiers sortis de terre – et dans le même temps, la presse a été totalement muselée, l'opposition anéantie et assujettie, le Parlement mis au pas, toutes les entreprises d'Etat directement soumises au Président, qui s'offre des discours télévisés comme on s'achète des slips: régulièrement et par paquets de quatre. </p> <p>Ainsi une certaine atmosphère s'est installée dans le pays, qu'on pourrait résumer à ce seul mot: kitsch. L'ère Vucic, ce sont des forêts de nouveaux immeubles faux-rococo, avec des balustrades à la Versailles et des entrées garnies de lampadaires en faux bronze et de sols en faux marbre, des femmes refaites de partout, des SUV noirs à un demi-million de dollars garés sur le trottoir, des émissions de télé-réalité d'une violence et d'une vulgarité encore inouïes il y a dix ans, et des médias répétant sans honte aucune des mensonges patents et lénifiants à la gloire du Président. Mais c'est aussi une croissance économique en trompe-l'œil car, tandis qu'on bâtit des entreprises de sous-traitance pour l'industrie automobile allemande un peu partout, on assiste en même temps à trois catastrophes conjuguées: la fuite massive des cerveaux – environ 50'000 par an pour une population de moins de 7 millions; la perte de savoir-faire qualifié, remplacé par des jobs sans aucune valeur ajoutée; et le décollage des trois plus grandes villes du pays au détriment de tout le reste, qui sombre rapidement dans la misère et l'oubli. </p> <p>C'est tout cela qui, accumulé, pourri, macéré, s'est déversé spontanément dans les rues de la capitale après les attentats. Non pas à cause des attentats, mais à cause de tout ce dont les Serbes ne parviennent pas à faire le deuil: une vie normale, des valeurs décentes, un gouvernement qui ne leur ment pas et ne les violente pas systématiquement, une société solidaire. Installé bien solidement dans son fauteuil présidentiel il y a quelques semaines encore, Vucic est, pour la première fois en presque dix ans, à la faveur d'un fait divers, en danger réel de perte de pouvoir. Les heurts des derniers jours au Kosovo trahissent son extrême nervosité et son besoin de détourner l'attention, un vieux tour de passe-passe qui ne passe plus. Rencontré parmi la foule immense qui descendait l'avenue Kneza Milosha, Sasa Jankovic, le dernier candidat à la présidence qui ait récolté plus de 10% contre Vucic, m'a confié une petite formule aussi pessimiste qu'optimiste: «Ils ne savent pas vraiment ce qu'ils veulent mais enfin, ils savent ce qu'ils ne veulent plus, c'est un début».</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1685695471_capturedcran2023060210.43.19.png" class="img-responsive img-fluid center " width="323" height="435" /></p> <h4><em>© D.L.</em></h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'belgrade-vaut-bien-un-sandwich', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 408, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 5, 'person_id' => (int) 13781, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ [maximum depth reached] ], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'attachments' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, 'relatives' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Post) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Post) {}, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) {} ], 'embeds' => [], 'images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'audios' => [], 'comments' => [], 'author' => 'David Laufer', 'description' => 'Les estimations officielles n'existent pas. 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Et naturellement, le Kosovo est au premier plan de toutes ces questions.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1685695291_capturedcran2023060210.38.34.png" class="img-responsive img-fluid center " width="412" height="555" /></p> <h4 style="text-align: left;"><em>Un petit-fils et son grand-père célébrant le 9 mai devant le centre culturel russe de Belgrade. © D.L.</em></h4> <p>Le Kosovo est devenu indépendant en 2008 contre l'avis du Conseil de l'Europe, de l'Espagne, de la Grèce, de la Slovaquie, mais aussi de la Chine, de l'Inde, du Mexique, du Brésil, de l'Indonésie – en d'autres termes, de tous les pays de ce nouveau et menaçant <i>Global South</i> qui cause tant de soucis en Occident et qui, lui aussi, refuse de sanctionner la Russie. Pour la Serbie, le Kosovo est un hochet politique inestimable, autant qu'un caillou dans la chaussure. Dès que la situation interne se tend, le gouvernement n'a qu'à crier «Kosovo!» et tout le monde regarde Pristina en fronçant les sourcils. Mais c'est également un caillou dans la chaussure sur le chemin ardu qui mène à l'intégration européenne et au retour plein et entier de la Serbie dans ce qu'on appelle, à tort ou à raison, le «concert des nations».</p> <p>D'autre part, la population, représentée cette semaine par Djokovic à Roland-Garros, est viscéralement attachée à ces arpents de terre ingrate et musulmane depuis des siècles, la faute à des mythes fondateurs outrageusement manipulés par presque tous les gouvernements successifs depuis la fin du communisme. Ainsi la reconnaissance à froid du Kosovo par Belgrade signerait-elle l'arrêt de mort de tout président serbe. Signe que les négociations sont sérieusement engagées, Vucic a nommé un de ses plus proches collaborateurs à la tête des services secrets, s'assurant ainsi une fidélité sans faille de ces gros bras déjà responsables de l'assassinat du Premier ministre Djindjic en 2003. La route semblait donc prête à des négociations sérieuses, au terme desquelles la Serbie reconnaîtrait le Kosovo et obtiendrait un agenda définitif d'intégration à l'UE ainsi qu'une pluie d'or et d'argent, permettant à Vucic de présenter la chose comme une victoire de plus de l'héroïque peuple serbe. Ainsi la Russie perdrait-elle son dernier orteil en Europe, tout en gagnant une possibilité de négocier avantageusement avec Washington ses gains territoriaux en Ukraine au nom des mêmes principes. Tout le monde allait gagner, pensait-on. C'est exactement à ce moment, sous un ciel printanier, qu'un double déluge de sang est venu perturber ces plans si bien huilés.</p> <p>Depuis le 4 mai et ces deux massacres successifs en effet, tout a changé en Serbie. L'ampleur, la spontanéité et l'énergie positive des ces manifestations prennent tout le monde par surprise, gouvernement, opposition et observateurs internationaux. Il peut sembler excessif de soutenir qu'un enfant de treize ans ait décidé d'abattre ses camarades parce que le gouvernement serbe n'est pas démocratique, et ce n'est d'ailleurs probablement pas le cas. Mais cet attentat, dans un pays qui n'en a pas du tout l'habitude, est un de ces signes du Destin qui, <em>a posteriori</em>, prennent tout leur sens. Car tandis que le gouvernement se félicite, à juste titre, d'une économie en plein essor et d'un redressement marqué des infrastructures, l'atmosphère générale du pays est plus que volatile. Il y a ici des contradictions propres à la société serbe qu'il est impossible de détailler, mais on peut résumer en disant que le rapport qu'entretiennent les Serbes avec la démocratie est récent et conflictuel.</p> <p>Chaque Serbe se sent impliqué dans les décisions gouvernementales, mais la notion de compromis est trop souvent assimilée à une compromission. Cet absolutisme, ce tout ou rien, les Serbes en ont fait les frais depuis des siècles mais ne semblent pas prêts de s'en défaire. Durant les années 2000, quelques gouvernements ont fait l'essai de la démocratie parlementaire classique, avec un insuccès total. Le moindre Secrétaire d'Etat s'érigeait immédiatement en Premier ministre, le désordre était complet, l'économie stagnait pendant que tout le monde s'étripait. Riche de ces observations, Vucic a pris le pouvoir en 2014 avec un objectif simple: redresser l'économie en verrouillant complètement la démocratie. Il s'y est attelé avec des résultats probants. En six ans, le salaire moyen a été quasiment doublé, des autoroutes et des lignes de chemins de fer ont été construites ou rénovées, des hôpitaux neufs et des centrales d'épurations des eaux enfin bâtis, des musées rouverts, des aéroports agrandis, des quartiers entiers sortis de terre – et dans le même temps, la presse a été totalement muselée, l'opposition anéantie et assujettie, le Parlement mis au pas, toutes les entreprises d'Etat directement soumises au Président, qui s'offre des discours télévisés comme on s'achète des slips: régulièrement et par paquets de quatre. </p> <p>Ainsi une certaine atmosphère s'est installée dans le pays, qu'on pourrait résumer à ce seul mot: kitsch. L'ère Vucic, ce sont des forêts de nouveaux immeubles faux-rococo, avec des balustrades à la Versailles et des entrées garnies de lampadaires en faux bronze et de sols en faux marbre, des femmes refaites de partout, des SUV noirs à un demi-million de dollars garés sur le trottoir, des émissions de télé-réalité d'une violence et d'une vulgarité encore inouïes il y a dix ans, et des médias répétant sans honte aucune des mensonges patents et lénifiants à la gloire du Président. Mais c'est aussi une croissance économique en trompe-l'œil car, tandis qu'on bâtit des entreprises de sous-traitance pour l'industrie automobile allemande un peu partout, on assiste en même temps à trois catastrophes conjuguées: la fuite massive des cerveaux – environ 50'000 par an pour une population de moins de 7 millions; la perte de savoir-faire qualifié, remplacé par des jobs sans aucune valeur ajoutée; et le décollage des trois plus grandes villes du pays au détriment de tout le reste, qui sombre rapidement dans la misère et l'oubli. </p> <p>C'est tout cela qui, accumulé, pourri, macéré, s'est déversé spontanément dans les rues de la capitale après les attentats. Non pas à cause des attentats, mais à cause de tout ce dont les Serbes ne parviennent pas à faire le deuil: une vie normale, des valeurs décentes, un gouvernement qui ne leur ment pas et ne les violente pas systématiquement, une société solidaire. Installé bien solidement dans son fauteuil présidentiel il y a quelques semaines encore, Vucic est, pour la première fois en presque dix ans, à la faveur d'un fait divers, en danger réel de perte de pouvoir. Les heurts des derniers jours au Kosovo trahissent son extrême nervosité et son besoin de détourner l'attention, un vieux tour de passe-passe qui ne passe plus. Rencontré parmi la foule immense qui descendait l'avenue Kneza Milosha, Sasa Jankovic, le dernier candidat à la présidence qui ait récolté plus de 10% contre Vucic, m'a confié une petite formule aussi pessimiste qu'optimiste: «Ils ne savent pas vraiment ce qu'ils veulent mais enfin, ils savent ce qu'ils ne veulent plus, c'est un début».</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1685695471_capturedcran2023060210.43.19.png" class="img-responsive img-fluid center " width="323" height="435" /></p> <h4><em>© D.L.</em></h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'belgrade-vaut-bien-un-sandwich', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 408, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 5, 'person_id' => (int) 13781, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Edition) {} ], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5266, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Pourquoi notre orthographe est si terriblement compliquée', 'subtitle' => 'Il y a quelques années, j'ai découvert que la dictée n'était pas un exercice scolaire universel. 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En 2009, lors d'une dictée imposée à 1'348 enfants français de seconde, deux tiers d'entre eux ont obtenu un zéro. 14% seulement ont eu la moyenne. Dit autrement, les francophones dans leur majorité ne maîtrisent pas leur langue à l'écrit. Pourtant la dictée est un véritable sport national: on en a organisé une en 2018 au stade de France.</p> <p>Les enfants de 2024 savent parfaitement parler mais font, en moyenne, deux fois plus de fautes que ceux de 1985. On se demande toujours comment améliorer la situation, trop rarement comment on est arrivé à ce lamentable état des choses. Pourtant un constat avait été fait en 1783 déjà, sous la plume de Rivarol dans son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em>: «On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la prononciation dure encore». Il existe donc un divorce au cœur même de notre langue. On en apprend deux: une langue parlée et une langue une écrite, tout à fait distinctes l'une de l'autre. Ce qui explique <em>pourquoi </em>la dictée est un enfer, mais pas <em>comment</em> elle l'est devenue.</p> <p>Comment est-il possible que nous soyons incapables de maîtriser notre propre langue à l'écrit? Pour commencer, il faut remonter un peu le cours du temps. Langue latine, le français a évolué du bas-latin et s'est ensuite mâtiné de langues germaniques pour parvenir à ce langage qu'on parlait dans le bassin parisien à la fin du Moyen-Age. On le parlait, on ne l'écrivait presque pas. Pour l'écriture on se servait d'un latin bâtardisé et déjà criblé de mots français. Le français n'était rien d'autre que le patois parisien, c'était par conséquent la langue du roi. On l'écrivait phonétiquement, presque sans règle. Dans la chanson de Roland, écrite il y a mille ans, on écrit <em>fer</em> ou <em>fere</em> pour faire, <em>ki</em> pour qui, <em>e</em> pour et, <em>hom</em> pour hommes. Sous François Ier, premier roi de la Renaissance, on compte que moins de 10% de la population parle le français, et qu'une poignée d'entre eux seulement savent l'écrire. L'immense diversité des langues fait que le pouvoir du roi est mal compris et peu, ou mal, appliqué. D'où ce premier acte fondateur: l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui décrète que le français seul sera la langue de l'administration et de la justice. Cette ordonnance crée le premier rapprochement entre langue et pouvoir. Preuve de son importance capitale, l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi citée encore de nos jours dans les tribunaux français.</p> <p>Cette loi crée toutefois autant de problèmes qu'elle en résout. Car s'il est décidé que le français seul exprimera la volonté royale, on ne sait pas de quel français il s'agit. C'est ainsi que va naître une querelle acharnée, qui dure encore de nos jours, sur la forme que doit adopter notre langue. Dès le XVIème siècle, les savants se divisent en deux camps opposés: les phonétistes, et les étymologistes. Pour les premiers, il faut continuer comme on l'a fait jusqu’alors et écrire comme on parle. C'est la pratique dominante, autrefois comme aujourd'hui, et notamment la pratique des latins et des grecs. Mais les étymologistes adoptent un point de vue très différent et, disons-le, bizarre.</p> <p>Ce sont les poètes tels que du Bellay et sa <em>Défense et illustration de la langue française</em> qui vont former notre orthographe. A cette époque, la France redécouvre son passé gréco-romain, une appellation fautive mais qui s'est imposée. A bien des aspects, la Renaissance est un retour à un passé fantasmé. Délaissant le style gothique, on met soudain des colonnes doriques et des statues du panthéon partout. De leur côté les intellectuels soumettent la langue au même exercice. Ils vont appeler leur invention «orthographe ancienne», comme si celle-ci était fidèle à l'orthographe romaine quand bien même elle est imaginée de toutes pièces. Le k est remplacé par qu pour tous les mots supposés venir du latin – <em>Kan</em> devient quand, <em>kel</em> devient quel, etc; on transforme les f en ph et les t en th lorsque le mot est supposé venir du grec, jusque dans nénuphar qui pourtant nous vient du persan; on écrit <em>ils faisaient</em>, car il vient de <em>fecerunt</em>, un mot qui désormais compte neuf lettres pour quatre sons, et deux fois le doublon <em>ai</em> – car il se fonde sur verbe <em>facere</em> – se trouve prononcé différemment.</p> <p>L'une des clés de cette orthographe consistant à imaginer une continuité entre le français et le latin, la décision a été prise de ne rajouter aucune lettre. Pourtant les sons avaient beaucoup évolué depuis l'empire romain. Les apports germaniques nous ont par exemple donné les <em>on</em>, <em>an</em>, <em>un</em>, <em>oin</em>, etc. Tous ces sons auraient pu être transcrits par une seule lettre. 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La difficulté de l'orthographe française ne relève pas du hasard. Elle révèle des phénomènes beaucoup plus profonds.</p> <p>L'orthographe étymologique a donc fini par s'imposer contre le français phonétique de la «pauvre orthographe», comme le raillait du Bellay. Encore faut-il s'assurer de l'uniformité de la langue à travers le royaume. L'initiative est prise par le cardinal de Richelieu en 1635, avec la création de l'Académie française. Etonnante institution linguistique qui, depuis bientôt quatre siècles, ne compte pas un seul linguiste dans ses rangs. Car la volonté de Richelieu n'est pas linguistique, mais politique. Il s'agit de s'assurer que la langue du roi soit respectée autant que ses lois, et que les intellectuels du royaume soient les obligés du monarque. Dès le début, l'Académie remplace son absence de but précis par du prestige. Sans aucun pouvoir réel, elle n'en a pas moins une grande puissance. On raille volontiers les Immortels, leurs privilèges ou leur âge. Pourtant, de la même manière que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi encore citée en France aujourd'hui, l'Académie est la plus ancienne institution à avoir survécu – intacte! – à la Révolution. Son rôle n'a jamais été prévu pour être cette supposée police de la langue qu'on a souvent moquée. Elle a été placée sous la protection du roi, des empereurs et désormais des présidents. Comme un Vatican ou une antique dynastie monarchique, l'Académie est pleine de vieilles traditions obscures, de costumes étranges, de mystères et de pompe. Dans la France du XXIème siècle, elle est la dernière expression physique d'une forme de continuité entre la France de l'Ancien régime et la République. C'est précisément son inutilité pratique qui lui confère sa dignité. En tant que temple de la langue, l'Académie est la gardienne de l'unité française.</p> <p>Lentement mais sûrement, la langue devient ainsi un des dénominateurs de la nation et l'un des piliers de l'absolutisme. Le roi en personne se manifeste à travers sa politique linguistique que couronne l'Académie, revêtue de sa toute-puissance pour unifier l'usage de la langue, de <em>sa </em>langue. A l'unification <em>par</em> la langue, décidée à Villers-Cotterêts, succède l'unification <em>de</em> la langue, décidée par l'établissement de l'Académie. Ces unifications successives permettent plus qu'elles ne reflètent l'unification de la nation même.</p> <p>A la cour de Versailles, les poètes et les dramaturges, souvent académiciens eux-mêmes, donc obligés du roi, vont se charger de donner à la langue tout son prestige. C'est de cette époque que date la transformation définitive du vieux français en notre français actuel, notamment depuis la publication du dictionnaire de 1740. Cette époque aura donc fixé les canons de l'architecture, des arts et de la langue. On peut difficilement lire Ronsard dans le texte, mais pour Molière ou Diderot on ne rencontre pas un problème.</p> <p>La cour des Bourbons, avec ses codes particulièrement rigides, même pour l'époque, contribue lentement à inscrire dans la langue une dimension qui, elle aussi, n'a fait que se renforcer avec l'âge: celle de sélection sociale. On n'est pas accepté si on ne parle pas correctement le français, un accent provincial vous exclut de toute fonction sérieuse, et la maîtrise de la langue assure la gloire même aux roturiers. La difficulté qu'avaient inscrite dans l'orthographe les linguistes du XVIème siècle se transforme alors presque en code secret. La langue sert à la fois à répandre le prestige royal, mais également à restreindre l'accès au roi et à la cour. Cette fonction sélective ne connaît pas la crise. Les élites françaises sont encore largement choisies de nos jours selon des critères linguistiques.</p> <p>Nous voilà juste avant la Révolution. On compte qu'alors environ 3 millions de Français sur 26 parlent le français. Le XVIIIème siècle a consacré le règne des hommes de lettres et des philosophes, les publications se sont multipliées à un rythme sidérant, la cour s'enivre de lectures et de bons mots et de poésie. Mais nous sommes sous l'Ancien régime et la nation, même si elle est déjà en train de changer en profondeur, reste définie par deux critères: le corps du roi, et Dieu qui l'a nommé. En dépit des grands troubles qui émaillent la fin du règne de Louis XV et celui du jeune Louis XVI, ces deux critères sont incontestés sur l'ensemble du territoire.</p> <p>Pour reprendre l'expression de l'historien Jean-Clément Martin, 1789 est «l'histoire d'un échec», en ce que les changements nécessaires et désormais prévisibles de la société auraient encore pu s'effectuer dans une relative douceur. 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Et comme il n'existe plus ni roi, ni dieu pour se faire respecter, les législateurs vont considérablement accentuer la notion de la langue en tant qu'expression du pouvoir, jusqu'à en faire un pouvoir en tant que tel.</p> <p>Cette nouvelle politique est résumée dans le <em>Rapport et projet de décret sur l'organisation des écoles primaires </em>de 1791 qui stipule «que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République». A une époque où seuls 15 ou 20% de la population parle cette langue, il faut imaginer la violence de cette ambition. Talleyrand, dans son <em>Rapport sur l'instruction publique</em>, propose de «chasser cette foule de dialectes corrompus, derniers vestiges de la féodalité». En 1794, Barère de Vieuzac rédige un <em>Rapport du Comité de salut public sur les idiomes</em>: «L'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France». Et de conclure: «Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur». En 1794, l'Abbé Grégoire publie son <em>Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française</em>: «On peut uniformer le langage d’une grande nation… Cette entreprise qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté.»</p> <p>Il ne s'agit pas seulement d'une langue, il s'agit aussi du peuple qui s'en sert et dont on désire l'uniformisation, par la force si nécessaire. Et les équivalences entre français et République, patois et Ancien régime ont été suffisamment martelées pour devenir des règles.</p> <p>C'est donc pendant la Révolution que naît la politique linguistique moderne, elle-même héritière de la politique royale. La langue devient ainsi la nouvelle incarnation de la nation, en remplacement des incarnations précédentes désormais disparues. D'un royaume encore pleinement plurilingue, on entre dans l'ère du monolinguisme français. En 1994, il sera inscrit dans la Constitution que le français est la seule langue de la République. Les autres langues qui existent encore en France, malgré tout, le corse, le breton ou le provençal, n'ont simplement pas droit de cité. Bourdieu a longuement critiqué cet «impérialisme de l'universel» au nom duquel, depuis la Révolution et surtout depuis la République, on a sciemment anéanti les cultures, les langues et les identités locales pour les fondre dans une république plus uniformisante qu'unifiante.</p> <p>En dépit de ces aspects, peu connus mais établis, il reste que la langue française est devenue, bon gré malgré, un facteur d'unité et probablement bien plus que cela. Les deux siècles qui ont succédé à la Révolution ont vu les Français se lancer dans une telle quantité de coups d'Etat, de révolutions, de guerres, de révoltes et dans une telle variété de régimes qu'on est en droit de se demander comment il est possible que la France existe encore.</p> <p>Que reste-t-il aux Français pour affirmer leur unité, pour incarner leur nation? Le roi est mort, Dieu est mort, et la République est constamment remise en question. Il reste la langue. C'est tout ce qui reste, et c'est immense.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«Langue: se prend aussi quelquefois pour Nation.»</em></h3> <h3 style="text-align: center;"><em>Dictionnaire de l'Académie française, cinquième édition, 1798</em></h3> <hr /> <p>La langue qui, depuis cinq siècles, s'est d'abord constituée, puis s'est structurée, a survécu à tout et s'est lentement imposée à un territoire gigantesque, écrasant toutes les autres sur son passage et unifiant les citoyens derrière elle, malgré tout. 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Au bout de 93 ans d'une vie marquée du sceau de la chance, il s'en est allé paisiblement, laissant pour nous éclairer de maigres instructions pour ses funérailles. Fidèles à leur auteur, celles-ci mettaient le rite liturgique au premier plan, et le défunt au second. En un quart de siècle de pratique, le pasteur n'avait jamais vu ça. ', 'subtitle_edition' => 'Mon père aimait les rites. Au bout de 93 ans d'une vie marquée du sceau de la chance, il s'en est allé paisiblement, laissant pour nous éclairer de maigres instructions pour ses funérailles. Fidèles à leur auteur, celles-ci mettaient le rite liturgique au premier plan, et le défunt au second. En un quart de siècle de pratique, le pasteur n'avait jamais vu ça. ', 'content' => '<p>Il lui était demandé de célébrer un culte au cours duquel aucune mention ne serait faite de mon père. Autrement dit, celui-ci ne voulait pour son service funèbre – il affectionnait cette appellation – qu'un culte simple avec sainte cène. Pour bien marquer son intention, il avait également souhaité que la mise en terre soit faite avant le culte, et non après. Le résultat fut tout à fait original. Plus de deux cent personnes avaient fait le voyage, certains des coins les plus reculés du continent, pour assister à l'enterrement d'un homme dont ils ne verraient pas le cercueil, et pour lequel aucune évocation ne serait servie par l'officiant. Cette vaste assistance, que l'amour pour mon père et sa famille avaient déplacée jusque dans cette église, n'a eu droit au final qu'à un culte ordinaire. Un culte excellent, grâce à un pasteur inspiré et une organiste hors pair. Mais un culte ordinaire.</p> <p>Lorsque j'ai pris connaissance des exigences de mon père, j'ai été moins surpris qu'inquiet. Face à une cérémonie si radicalement sobre, certains risqueraient de rester sur leur faim. Au bout de l'expérience, je me suis demandé si mon père n'avait pas eu là une intuition aussi dissidente que salvatrice. Car nos enterrements, libérés des obligations rituelles, semblent s'être quelque peu dispersés en une infinité de variations, aussi stressantes pour les proches que confondantes pour l'assistance. Comme pour les mariages, la disparition de la transcendance ritualisée a pour effet immédiat de reporter toute la cérémonie sur les individus qui se prêtent à l'exercice, jeunes mariés ou défunts. On assiste donc à une surenchère d'arrangements floraux, de chansons, de portraits, de discours et de performances dont le but est de souligner l'individualité humaine et non plus le divin. J'ai par exemple assisté à des funérailles où toute parole avait été bannie au profit d'une suite de chansons choisies par celui qui, dans son cercueil, n'en profiterait même pas. Comme personne ne parlait et que rien d'autre ne nous unissait que d'être assis à écouter des chansons en regardant un cercueil, la chose ressemblait plus à un salle d'attente d'aéroport qu'aux derniers adieux à un être cher. Une autre fois, nous avons dû endurer plus de 45 minutes de discours divers et larmoyants, menant la célébration à presque deux heures dans une église comble. Une double peine en quelque sorte.</p> <p>Notre époque exprime le désir de rompre les usages passés, de rendre la mort plus humaine et d'en chasser toute dimension transcendantale ou rituelle. Lorsqu'on fait appel à lui, le pasteur ou le curé, autrefois président d'une assemblée aux ordres, est désormais soumis aux désirs précis et susceptibles des proches qui le considèrent plus comme un agent de la circulation que comme le représentant de dieu sur terre. On célèbre à grands frais et le plus singulièrement possible le souvenir d'un être disparu, et on ne célèbre vraiment plus que cela. Jusque dans un passé relativement récent, un enterrement avait des rôles multiples. L'Eglise y réaffirmait son magistère, les cercles sociaux et familiaux y étaient représentés selon leurs hiérarchies et dans l'ordre de succession, et tout cela se passait sans aucune originalité, dans le cadre strict d'une liturgie connue de tous et sans surprise aucune. Sauf exception, la personnalité du défunt importait peu, seul le rite, la société constituée et la continuité de la tradition comptaient. Cela nous semble à bien des égards étouffant et inhumain. Nous sommes devenus allergiques à toute forme de ritualisation formatée. Célébrer un être disparu sans se poser de questions et en ne faisant que suivre le rite liturgique nous semble ainsi presque barbare. Or le service funèbre de mon père m'a appris que cela n'est pas si évident.</p> <p>Il n'y a pas que cela. Je vis en Serbie, où les enterrements n'ont pas encore – mais ça vient – connu ces tendances. Dans un pays où l'Eglise orthodoxe a encore un pouvoir non négligeable et où identité nationale et religion ne font qu'un, les sacrements sont d'une surprenante uniformité. Lors de mon mariage, le pope ne nous avait posé qu'une seule question: voulez-vous la liturgie longue ou courte. Le reste allait de soi et ne nécessitait aucune instruction ou même d'opinion de notre part. Les enterrements sont à la même enseigne. Pour un occidental, la chose peut sembler brutale. Ainsi dans la plupart des cas, on enterre les morts le lendemain du décès. Et comme les gens sont généralement pris de court, on ne s'étend pas trop. En moins de trente minutes, le mort est sous terre ou consumé par le four crématoire. Le pope récite sa liturgie devant la tombe, tandis que des ouvriers en bleu de travail attendent, pelle en main, de la refermer. On ne passe pas une heure sur un banc d'église à essuyer ses larmes, à conforter ses voisins et à écouter les éloges de celui-ci ou de celle-là. Riche ou pauvre, on se retrouve dans une chapelle, on pleure un bon coup, on enterre vite le mort et on sort dans le désordre pour aller boire une bière et manger du porc grillé.</p> <p>En Suisse et en Occident d'une manière générale, la mort est devenue insupportable, alors on l'escamote. En Serbie comme dans beaucoup des pays anciennement communistes, la mort est encore présente dans le quotidien des gens. On imprime des petites annonces bordées de noir que l'on colle sur les portes des immeubles où vivait la personne décédée. C'est ainsi que j'ai appris qu'une de mes voisines avait atteint l'âge de 109 ans. Les personnes épinglent souvent un badge rectangulaire noir sur leur chemise pour indiquer qu'elles portent le deuil d'un être cher. Quarante jours après le décès, on se retrouve à nouveau pour une célébration et une collation animée. Et les collations qui suivent un enterrement ne se réduisent pas à quelques cacahuètes et un verre de vin, ce sont de véritables festins où l'on se lâche tout à fait. Ici la mort et l'amour sont encore tout à fait ritualisés. Cette apparente banalité et cette uniformité permettent aux proches de se libérer d'une quantité de questions impossibles et de décisions complexes. Que survienne un décès et tout le monde passe en pilote automatique et peut ainsi se concentrer sur l'essentiel et non sur les détails.</p> <p>Mon père aurait probablement apprécié ces manières simples et répétitives. N'étant pas du tout d'un naturel timide, son choix d'une ritualisation stricte aurait pu surprendre. On aurait pu attendre de lui qu'il fasse éclater l'ouverture de Tannhäuser ou qu'il ait convié un orchestre philharmonique pour nous offrir l'Adagietto de Mahler sur l'esplanade. Mais en sortant de la cérémonie il m'est apparu que, peut-être, il visait bien plus haut que quelques flatteries post-mortem. En nous imposant un culte ordinaire et en s'effaçant complètement derrière le rite funéraire, mon père suggérait – je ne peux pas prétendre le savoir – qu'en escamotant son individualité, il participait à quelque chose de bien plus conséquent, qui lui offrait sa place dans la continuité d'une tradition et le sublimait très au-dessus des contingences immédiates de sa vie concrète. Cette attitude met l'accent sur les institutions et les traditions humaines et relègue les questions métaphysiques au second plan. On ne s'intéressait pas, ni à l'enterrement de mon père, ni dans les enterrements serbes, à l'existence de dieu ou à la vie après la mort. L'important, c'est d'en entendre les récits d'usage, selon les rites.</p> <p>Peut-être qu'une épure serait bienvenue dans nos enterrements. Pas un retour au passé systématique, pas non plus d'approches froides et administratives. Mais devoir tout réinventer et dépenser son énergie et ses nerfs à savoir comment on enterrera l'être aimé, est-ce vraiment la meilleure façon de vivre un deuil. 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Les derniers fêtards de Halloween, hagards et le maquillage défait, déambulaient sans but dans les couloirs. J'attendais le premier train en direction de l'aéroport de Genève. Une jeune femme s'est approchée de moi et m'a demandé dans un anglais hésitant si c'était le bon train. Dans la trentaine, elle avait une longue chevelure blond platine, un maquillage impeccable, une bouche refaite, des bottines à talons, une robe en laine moulante, un chapeau de cow-boy et de longs ongles peints. Cette apparence détonnait avec la fillette de cinq ans qui l'accompagnait, et avec son ventre rebondi de femme enceinte de plusieurs mois. J'en ai rapidement déduit qu'elle se rendait, comme moi, à Belgrade.</p> <p>Durant le trajet qui nous menait à Cointrin, comme le train était vide, nous avons fait connaissance. Cette jeune mère vit dans une grande ville au sud de Belgrade et vient de rendre visite à sa mère qui vit depuis plusieurs années près de Lausanne. Elle a longtemps pensé émigrer en Suisse mais depuis qu'elle est mère, son avis a changé. Elle ne veut pas que ses enfants aient les cheveux bleus et des piercings et des problèmes d'identité sexuelle. De plus, et je lui donne raison, la Serbie est particulièrement sûre, on y vit très bien, et même si le coût de la vie a considérablement augmenté, on est encore très, très loin des prix suisses. Et puis elle ne se fait aucun souci. Les offres de travail bien payé, elle en a autant qu'elle en veut. Car elle est officier supérieur d'infanterie dans l'armée serbe. Et le monde est plein de femmes très riches qui paient très chers les services d'un garde du corps féminin et surentraîné, sans compter qu'elle est également ceinture noire de karaté.</p> <p>Ma vie en Serbie est pleine de rencontres de ce type. C'est-à-dire de gens qui ne vivent pas encore dans la matrice idéologique et médiatique tellement contrainte du monde occidental. Je dis pas encore, mais peut-être devrait-on dire déjà plus, l'avenir nous le dira. Quoiqu'il en soit, ces mondes sont géographiquement proches, mais distants de plusieurs galaxies pour ce qui concerne la manière de penser.</p> <p>Pour ce qui concerne l'élection américaine, mes amis belgradois indiquent par leurs choix une indépendance d'esprit vivifiante. A Belgrade, on peut parler de cette élection librement. En Europe occidentale, dire qu'on est trumpiste est suicidaire d'une part, et prévisible d'autre part. Cela signifie que l'on est soit vieux, soit chrétien, soit conservateur, soit tous les trois. A Belgrade, un nombre considérable de mes amis, et surtout de mes amies, professent plus d'attachement pour Trump que pour Harris. Des jeunes femmes urbaines, sexuellement libérées, éduquées supérieures et athées qui non seulement pensent, mais disent que Trump serait leur choix si elles pouvaient voter. A Lausanne ou à Paris, si l'on fait partie des catégories jeunes, éduquées et urbaines, Kamala n'est pas une évidence, c'est une obligation.</p> <p>Ainsi qu'il s'agisse de Poutine ou de Trump, de la politique des genres, de changement climatique, d'immobilier, de culture pop ou de progrès technologiques, les Serbes ont leur façon de réfléchir et de se positionner sur chaque problème. Ce n'est donc pas massivement pour Trump que les Belgradois se déclarent, mais substantiellement plus qu'à Londres ou Zurich. Autrement dit il n'y a pas dans le comportement belgradois une opposition parfaite ou une symétrie prévisible: il y a une forme d'indépendance et de méfiance vis-à-vis de tout système narratif officiel. Il y a des raisons concrètes à cela, outre les évidences slaves et orthodoxes, qui sont un peu tarte-à-la-crème. Même pour ceux qui sont nés après les années 90, le souvenir de l'éclatement de la Yougoslavie est encore très vif. On ne peut pas sous-estimer l'impact de ce souvenir sur une population. D'une année à l'autre, tout l'univers dans lequel ils avaient été éduqués et formés s'était volatilisé dans le sang et dans les larmes. Sans rentrer ici dans les questions de responsabilité, ces bouleversements ont modifié et formé la manière de penser des générations successives. Une idéologie, renforcée par des décennies d'endoctrinement, un univers de 22 millions d'habitants à la fois très réel et imaginaire, tout cela a été détruit et discrédité en quelques mois seulement. Des millions de gens se retrouvaient soudain exilés dans leur propre pays, entourés de frontières incertaines et de compatriotes désormais étrangers et ennemis. Pis, ils étaient instantanément interdits à la fois de souvenir et d'avenir, le premier étant honteux, le second trop indéfini pour être rêvé. Ceux-là même qui les avaient dirigés depuis des années leur déclaraient maintenant que rien ne pouvait plus être fait pour eux. Qu'après l'échec du Grand Soir et de l'idéologie officielle de Fraternité et Unité, on ne pouvait plus compter que sur soi-même.</p> <p>Depuis donc plus d'un quart de siècle tout ce qui est déclaré, par un gouvernement serbe ou étranger, par un média dominant, par un personnage élu, tout est pris avec un recul <em>a</em> <em>priori</em>. On ne croit rien, en Serbie, avant d'en avoir au moins le début d'une preuve. Les Serbes se sont fait avoir et s'en souviennent. Avant de suivre toutes les modes et d'accepter tous les discours, on prend un peu de recul et on décide pour soi-même et pour ses propres intérêts de ce qui est acceptable ou pas. Toute militaire qu'elle soit, ma compagne de voyage n'en a pas délaissé son jugement. A force de se faire mobiliser des dizaines de fois par le gouvernement serbe en vue d'un affrontement inévitable et décisif avec les forces du Kosovo – qui n'est jamais venu bien sûr – elle a fini par perdre patience et foi. Elle en a déduit que son engagement ne sert que quelques élus incapables. Alors elle se tâte avec son mari pour imaginer un avenir à l'étranger, sans se presser, et surtout sans illusion aucune.</p> <p>Dans tout ce qu'elle était, dans son choix de carrière comme dans son apparence, dans son discours comme dans ses projets de vie, la jeune femme incarnait tout ce que la Serbie porte en elle de distinctif. C'est-à-dire un mélange de conservatisme assez rigide et de bon sens libéral, de quant-à-soi très développé et de compréhension du monde dans sa complexité. Ce n'est pas un état d'esprit vieillot, même si les apparences penchent dans ce sens. Dans la réalité, c'est une nouveauté née de circonstances distinctes, qui pourrait fort bien faire tache d'huile.</p> <p>Ces façons de penser sont encore anathèmes en Europe occidentale où la guerre en Ukraine s'est transformée en croisade, où Trump est un moustachu en chemise brune et où le tri des déchets est une eucharistie. La question de savoir lequel des deux suivra l'autre est désormais passionnante. On doit s'en tenir aux faits: l'Occident tient encore bon, malgré des signes évidents de fatigue et la Serbie, démocratique sur les bords et économiquement naine en comparaison, n'est pas franchement un modèle de développement. Mais qui faut-il croire: celui qui vit sur les rentes d'une victoire militaire et idéologique d'un autre temps et en tire le sens d'une supériorité morale abusive? Ou celui qui, rendu à une réalité sans fard, dépossédé de ses rêves et de son pays, s'adapte sans geindre aux nécessités? La jeune maman blonde platine apportait sa réponse à ce dilemme. Ayant fui Sarajevo avec sa famille en 1994 parce qu'elle était serbe, elle s'était conscrite pour éviter qu'un tel désastre puisse un jour se reproduire. 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Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. 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Ainsi parla le marché.</p> <p>Les résultats de notre monomanie et de notre monoculture sont là, en dépit de toutes nos protestations du contraire. Lors des grandes années de la parution de la série Harry Potter, son éditeur français Flammarion avait deux lignes comptables: une pour Harry Potter, une autre pour tout le reste du catalogue, qui compte 14'000 titres parmi lesquels Zola, Maupassant, Colette, Mauriac, et même Michel Houellebecq. Hollywood ne produit pratiquement plus que des resucées d'histoires de super-héros, ou des versions 0% matière grasse de films pour enfants. Le reste de la production a été pris en charge par les plateformes de streaming, Netflix en tête. Lors de la remise des Golden Globes en 2023, le comédien Ricky Gervais avait interpellé le patron de Netflix en s'amusant du fait que la cérémonie pourrait se résumer à décerner à ce dernier la totalité des prix dans toutes les catégories. La blague n'en était pas vraiment une. L'industrie du cinéma français est dans une situation comparable, si ce n'est pire, comme l'est celle de l'édition, mais aussi les galeries d'art, les théâtres, en bref, tout ce qui offre du contenu culturel est en chute libre. Tout, c'est-à-dire, plus de 90% de l'offre disponible, produite par des millions de musiciens, de peintres, d'écrivains, de poètes et d'acteurs. Ceci en dépit d'une population qui n'a jamais été aussi éduquée et demandeuse de contenus culturels, et qui pourtant finit par consommer partout exactement la même chose.</p> <p>Le choc esthétique qui m'a été offert lorsque j'ai entendu la chanson <em>Kiss</em> de Prince pour la première fois, que j'ai découvert <em>Matrix</em>, lu <em>American</em> <em>Psycho</em> ou visité la foire d'art de Bâle en 1992, rien de tout cela n'eût été possible si, derrière ces grands noms, n'étaient pas également valorisés et appréciés des millions d'autres artistes. On se souvient des Beatles, mais les Beatles n'auraient jamais existé si, à la même époque, des dizaines d'autres groupes de musiciens n'avaient pas également rencontré un succès commercial substantiel qui justifiait des rivalités féroces entre fans, se distinguant les uns des autres par leurs habits ou leur coiffure. La plupart de ces groupes ont vite disparu et leurs noms ont souvent été oubliés, on ne se souviendra bientôt plus que des quatre garçons de Liverpool. Mais tant que ces autres groupes oubliés furent actifs, ils ont permis à des centaines ou des milliers de gens de vivre de leur art, de susciter des vocations, d'enthousiasmer un large public et de permettre à d'autres styles musicaux d'émerger.</p> <p>Rembrandt est impensable sans les centaines de peintres du Grand Siècle hollandais qui se faisaient une compétition féroce à Amsterdam. Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. 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Le blocage de la 4G et les mensonges grossiers des médias sur le nombre des manifestants – «environ dix mille» – et leur nature – «des drogués et des traîtres stipendiés» – indiquait, sans doute possible, que le gouvernement prenait la chose au sérieux et n'avait, en attendant, d'autre recours que le déni pur et simple.
Manifestation du 27 mai à Belgrade. © D.L.
Le 3 mai à 8h15, un enfant de treize ans, avec des armes dérobées à son père, avait abattu neuf de ses camarades ainsi que le gardien de son école, au coin de ma rue, au centre même de Belgrade. Le lendemain, au sud de la ville, un homme de 21 ans abattait huit personnes dans un semblable accès de folie. Dans un pays en état de choc et d'incrédulité, des voix se sont immédiatement élevées pour exiger que les responsabilités soient établies, qu'une telle atrocité ne puisse jamais se reproduire, enfin, que quelque chose soit fait. Un ministre a démissionné, les citoyens ont spontanément rendu des dizaines de milliers de pistolets et de fusils, mais cela n'a pas du tout calmé la foule.
Ce quelque chose, les Serbes continuent donc de l'attendre et de le réclamer à hauts cris, sans savoir exactement de quoi il s'agit. Ainsi les calicots et les mots d'ordre de ces manifestations sont aussi vagues et nombreux que les estimations du nombre de manifestants. On exige tout à la fois: l'interdiction des émissions de télé-réalité, la remise en cause des licences de certaines chaînes de télé, la démission du gouvernement in extenso, la démission des membres de la commission de contrôle des médias, le respect de l'opposition, plus de sécurité dans les écoles, un durcissement des renvois des élèves violents, la liste est encore longue. Ce que ces exigences recouvrent pourtant n'est pas du tout vague: les manifestants n'attendent rien moins qu'un changement de direction de la société serbe tout entière.
© D.L.
Une semaine plus tard, le vendredi 26 mai, le gouvernement organisait une contre-manifestation intitulée «Serbie de l'espoir». Annoncée comme «la plus importante de l'histoire de la Serbie», son échec n'en a été que plus retentissant. En effet, fidèle à des méthodes d'un autre âge, le gouvernement a affrété des milliers de bus pour ramener à Belgrade des dizaines de milliers d'habitants des provinces. Chaque participant recevait un billet 2'000 dinars (environ 20 chf), les scènes étant d'ailleurs filmées sans aucune honte. Ainsi qu'un sandwich, ce qui a valu à ces faux manifestants le titre de «sandwicheurs». Conçu comme une démonstration de force de la «vraie» Serbie des campagnes contre la Serbie urbaine, l'événement s'est très vite révélé être la farce tragique qu'on pouvait prévoir.
Arrivés en ville, la plupart des manifestants se sont vite égaillés pour profiter d'un voyage gratuit dans la capitale. Des retraités interviewés ont évoqué, à visage découvert, le fait qu'avec leurs retraites misérables (environ 150 chf), un apport de 20 chf ne se refusait pas, même s'ils étaient tout à fait opposés à la politique du gouvernement. Pour ne rien arranger, un de ces orages bibliques dont la péninsule balkanique a le secret s'est abattu sur la place du Parlement, où se succédaient des orateurs détrempés face à une foule disparate. Qu'importe, la presse aux ordres s'est empressée de répéter le mensonge pathétique d'une foule de 200'000 personnes, quand les estimations ne parlaient, elles, que d'environ 50'000 personnes, payées pour être là et pour se faire arroser par un ciel courroucé. Estocade, le lendemain soir, au même endroit, la «Serbie sans violence» défilait à nouveau, sous une pluie battante et sans montrer le moindre désir de retenue. La mathématique de la division était sans appel: 50'000 à grand peine, payés pour être là, contre 60'000 spontanément présents, plusieurs vendredis de suite, et ça n'est pas fini.
Cette pantalonnade de contre-manifestation gouvernementale avait, au départ, un objectif que les circonstances ont forcé à remiser au second plan. Annoncé depuis des mois, ce 26 mai était censé permettre au président Vucic d'annoncer son retrait du parti SNS (Srpska Napredna Stranka, Parti serbe du progrès). A la tête de ce parti depuis 2012 et président du pays, dans un exercice de double mandat tout à fait régulier sous ces latitudes, Vucic avait tenté dès la création du SNS de faire oublier que ce parti et tous ces membres fondateurs étaient les dignes successeurs du Parti radical, le plus nationaliste et violent des années guerrières de la fin du XXème siècle. En moins de quinze ans, le manœuvrier hors pair qu'est Vucic est ainsi parvenu à faire de ce parti l'acteur presque unique de la politique serbe en tenant une politique simple: faisons semblant de vouloir l'intégration européenne, comme l'Europe fait semblant de vouloir nous intégrer, et les vaches seront bien gardées. Il tient la majorité au Parlement, dans toutes (toute!) les municipalités du pays, mais aussi tient la totalité des entreprises d'Etat, sans parler d'une opposition qu'il a vitrifiée. La situation est donc entièrement sous contrôle, ce qui ne doit pas se comprendre comme un progrès. Ce dont l'Europe, l'Allemagne surtout, lui sait gré en le soutenant contre vents et marées, les Occidentaux n'aimant rien moins que le désordre balkanique. Au point que cet omniprésident est désormais poings et pieds liés à son parti et à tous ses systèmes, petits et grands, de corruption et de renvois d'ascenseur qui vaut à la Serbie une notation déplorable dans les classements de l'ONG Transparency International.
La situation était donc devenue compliquée pour Vucic, qui désirait s'affranchir pour profiter des circonstances et entrer dans l'histoire, comme il le désire tant, et pour damner le pion à tous ses opposants, internes et externes. Il prévoyait ainsi d'annoncer en grandes pompes son retrait du SNS et la création d'une nouvelle entité, au nom provisoire de Mouvement populaire pour l'Etat. Ce qui lui allait lui offrir toute latitude pour se retrouver définitivement en-dehors, et au-dessus du champ politique. Le combustible du premier moteur, le SNS, étant donc épuisé, Vucic se préparait à prendre enfin son élan pour l'éternité, la gloire nationale immortelle, bref, on pataugeait en plein hubris. Car tout se présentait relativement bien depuis quelques mois.
En effet, le début de la guerre en Ukraine, la Russie s'était retrouvée isolée du point de vue diplomatique dans toute l'Europe. Enfin, presque toute. La Serbie est en effet le dernier bastion des intérêts russes en Europe continentale, où elle a investi dans les infrastructures – rachat du monopole des usines d'hydrocarbures d'Etat – et dans les chemins de fer. Avant tout, en soutenant la Serbie dans son refus de reconnaître le Kosovo, la Russie est, avec la Chine, l'un des deux membres du Conseil de sécurité de l'ONU qui permettent à Belgrade de ne pas être tout à fait interdite de voix au chapitre. La guerre en Ukraine a tout changé. En quelques mois, les puissances occidentales se sont mises à exercer une pression énorme sur le gouvernement serbe pour qu'il applique les sanctions contre la Russie. Ce que Vucic savait être impossible, à moins de déclencher une révolution sanglante et immédiate dans un pays encore majoritairement pro-russe depuis les bombardements de l'OTAN de 1999. Mais cette pression occidentale représentait également un intérêt considérable pour Belgrade. Car il est rapidement devenu clair que la décision de Vucic de sanctionner ou pas la Russie était de première importance pour Bruxelles autant que pour Washington. Comme la Serbie est le dernier morceau de russophilie sur le continent européen, Belgrade juge, à juste titre, qu'elle peut tirer des dividendes de cette situation et exiger le maximum pour plaire à ses soupirants. Et naturellement, le Kosovo est au premier plan de toutes ces questions.
Un petit-fils et son grand-père célébrant le 9 mai devant le centre culturel russe de Belgrade. © D.L.
Le Kosovo est devenu indépendant en 2008 contre l'avis du Conseil de l'Europe, de l'Espagne, de la Grèce, de la Slovaquie, mais aussi de la Chine, de l'Inde, du Mexique, du Brésil, de l'Indonésie – en d'autres termes, de tous les pays de ce nouveau et menaçant Global South qui cause tant de soucis en Occident et qui, lui aussi, refuse de sanctionner la Russie. Pour la Serbie, le Kosovo est un hochet politique inestimable, autant qu'un caillou dans la chaussure. Dès que la situation interne se tend, le gouvernement n'a qu'à crier «Kosovo!» et tout le monde regarde Pristina en fronçant les sourcils. Mais c'est également un caillou dans la chaussure sur le chemin ardu qui mène à l'intégration européenne et au retour plein et entier de la Serbie dans ce qu'on appelle, à tort ou à raison, le «concert des nations».
D'autre part, la population, représentée cette semaine par Djokovic à Roland-Garros, est viscéralement attachée à ces arpents de terre ingrate et musulmane depuis des siècles, la faute à des mythes fondateurs outrageusement manipulés par presque tous les gouvernements successifs depuis la fin du communisme. Ainsi la reconnaissance à froid du Kosovo par Belgrade signerait-elle l'arrêt de mort de tout président serbe. Signe que les négociations sont sérieusement engagées, Vucic a nommé un de ses plus proches collaborateurs à la tête des services secrets, s'assurant ainsi une fidélité sans faille de ces gros bras déjà responsables de l'assassinat du Premier ministre Djindjic en 2003. La route semblait donc prête à des négociations sérieuses, au terme desquelles la Serbie reconnaîtrait le Kosovo et obtiendrait un agenda définitif d'intégration à l'UE ainsi qu'une pluie d'or et d'argent, permettant à Vucic de présenter la chose comme une victoire de plus de l'héroïque peuple serbe. Ainsi la Russie perdrait-elle son dernier orteil en Europe, tout en gagnant une possibilité de négocier avantageusement avec Washington ses gains territoriaux en Ukraine au nom des mêmes principes. Tout le monde allait gagner, pensait-on. C'est exactement à ce moment, sous un ciel printanier, qu'un double déluge de sang est venu perturber ces plans si bien huilés.
Depuis le 4 mai et ces deux massacres successifs en effet, tout a changé en Serbie. L'ampleur, la spontanéité et l'énergie positive des ces manifestations prennent tout le monde par surprise, gouvernement, opposition et observateurs internationaux. Il peut sembler excessif de soutenir qu'un enfant de treize ans ait décidé d'abattre ses camarades parce que le gouvernement serbe n'est pas démocratique, et ce n'est d'ailleurs probablement pas le cas. Mais cet attentat, dans un pays qui n'en a pas du tout l'habitude, est un de ces signes du Destin qui, a posteriori, prennent tout leur sens. Car tandis que le gouvernement se félicite, à juste titre, d'une économie en plein essor et d'un redressement marqué des infrastructures, l'atmosphère générale du pays est plus que volatile. Il y a ici des contradictions propres à la société serbe qu'il est impossible de détailler, mais on peut résumer en disant que le rapport qu'entretiennent les Serbes avec la démocratie est récent et conflictuel.
Chaque Serbe se sent impliqué dans les décisions gouvernementales, mais la notion de compromis est trop souvent assimilée à une compromission. Cet absolutisme, ce tout ou rien, les Serbes en ont fait les frais depuis des siècles mais ne semblent pas prêts de s'en défaire. Durant les années 2000, quelques gouvernements ont fait l'essai de la démocratie parlementaire classique, avec un insuccès total. Le moindre Secrétaire d'Etat s'érigeait immédiatement en Premier ministre, le désordre était complet, l'économie stagnait pendant que tout le monde s'étripait. Riche de ces observations, Vucic a pris le pouvoir en 2014 avec un objectif simple: redresser l'économie en verrouillant complètement la démocratie. Il s'y est attelé avec des résultats probants. En six ans, le salaire moyen a été quasiment doublé, des autoroutes et des lignes de chemins de fer ont été construites ou rénovées, des hôpitaux neufs et des centrales d'épurations des eaux enfin bâtis, des musées rouverts, des aéroports agrandis, des quartiers entiers sortis de terre – et dans le même temps, la presse a été totalement muselée, l'opposition anéantie et assujettie, le Parlement mis au pas, toutes les entreprises d'Etat directement soumises au Président, qui s'offre des discours télévisés comme on s'achète des slips: régulièrement et par paquets de quatre.
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C'est tout cela qui, accumulé, pourri, macéré, s'est déversé spontanément dans les rues de la capitale après les attentats. Non pas à cause des attentats, mais à cause de tout ce dont les Serbes ne parviennent pas à faire le deuil: une vie normale, des valeurs décentes, un gouvernement qui ne leur ment pas et ne les violente pas systématiquement, une société solidaire. Installé bien solidement dans son fauteuil présidentiel il y a quelques semaines encore, Vucic est, pour la première fois en presque dix ans, à la faveur d'un fait divers, en danger réel de perte de pouvoir. Les heurts des derniers jours au Kosovo trahissent son extrême nervosité et son besoin de détourner l'attention, un vieux tour de passe-passe qui ne passe plus. Rencontré parmi la foule immense qui descendait l'avenue Kneza Milosha, Sasa Jankovic, le dernier candidat à la présidence qui ait récolté plus de 10% contre Vucic, m'a confié une petite formule aussi pessimiste qu'optimiste: «Ils ne savent pas vraiment ce qu'ils veulent mais enfin, ils savent ce qu'ils ne veulent plus, c'est un début».
© D.L.
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Annoncée comme «la plus importante de l'histoire de la Serbie», son échec n'en a été que plus retentissant. En effet, fidèle à des méthodes d'un autre âge, le gouvernement a affrété des milliers de bus pour ramener à Belgrade des dizaines de milliers d'habitants des provinces. Chaque participant recevait un billet 2'000 dinars (environ 20 chf), les scènes étant d'ailleurs filmées sans aucune honte. Ainsi qu'un sandwich, ce qui a valu à ces faux manifestants le titre de «sandwicheurs». Conçu comme une démonstration de force de la «vraie» Serbie des campagnes contre la Serbie urbaine, l'événement s'est très vite révélé être la farce tragique qu'on pouvait prévoir.</p> <p>Arrivés en ville, la plupart des manifestants se sont vite égaillés pour profiter d'un voyage gratuit dans la capitale. 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La mathématique de la division était sans appel: 50'000 à grand peine, payés pour être là, contre 60'000 spontanément présents, plusieurs vendredis de suite, et ça n'est pas fini.</p> <p>Cette pantalonnade de contre-manifestation gouvernementale avait, au départ, un objectif que les circonstances ont forcé à remiser au second plan. Annoncé depuis des mois, ce 26 mai était censé permettre au président Vucic d'annoncer son retrait du parti SNS (Srpska Napredna Stranka, Parti serbe du progrès). A la tête de ce parti depuis 2012 et président du pays, dans un exercice de double mandat tout à fait régulier sous ces latitudes, Vucic avait tenté dès la création du SNS de faire oublier que ce parti et tous ces membres fondateurs étaient les dignes successeurs du Parti radical, le plus nationaliste et violent des années guerrières de la fin du XXème siècle. En moins de quinze ans, le manœuvrier hors pair qu'est Vucic est ainsi parvenu à faire de ce parti l'acteur presque unique de la politique serbe en tenant une politique simple: faisons semblant de vouloir l'intégration européenne, comme l'Europe fait semblant de vouloir nous intégrer, et les vaches seront bien gardées. Il tient la majorité au Parlement, dans toutes (toute!) les municipalités du pays, mais aussi tient la totalité des entreprises d'Etat, sans parler d'une opposition qu'il a vitrifiée. La situation est donc entièrement sous contrôle, ce qui ne doit pas se comprendre comme un progrès. Ce dont l'Europe, l'Allemagne surtout, lui sait gré en le soutenant contre vents et marées, les Occidentaux n'aimant rien moins que le désordre balkanique. 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Car tout se présentait relativement bien depuis quelques mois.</p> <p>En effet, le début de la guerre en Ukraine, la Russie s'était retrouvée isolée du point de vue diplomatique dans toute l'Europe. Enfin, presque toute. La Serbie est en effet le dernier bastion des intérêts russes en Europe continentale, où elle a investi dans les infrastructures – rachat du monopole des usines d'hydrocarbures d'Etat – et dans les chemins de fer. Avant tout, en soutenant la Serbie dans son refus de reconnaître le Kosovo, la Russie est, avec la Chine, l'un des deux membres du Conseil de sécurité de l'ONU qui permettent à Belgrade de ne pas être tout à fait interdite de voix au chapitre. La guerre en Ukraine a tout changé. En quelques mois, les puissances occidentales se sont mises à exercer une pression énorme sur le gouvernement serbe pour qu'il applique les sanctions contre la Russie. Ce que Vucic savait être impossible, à moins de déclencher une révolution sanglante et immédiate dans un pays encore majoritairement pro-russe depuis les bombardements de l'OTAN de 1999. Mais cette pression occidentale représentait également un intérêt considérable pour Belgrade. Car il est rapidement devenu clair que la décision de Vucic de sanctionner ou pas la Russie était de première importance pour Bruxelles autant que pour Washington. Comme la Serbie est le dernier morceau de russophilie sur le continent européen, Belgrade juge, à juste titre, qu'elle peut tirer des dividendes de cette situation et exiger le maximum pour plaire à ses soupirants. Et naturellement, le Kosovo est au premier plan de toutes ces questions.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1685695291_capturedcran2023060210.38.34.png" class="img-responsive img-fluid center " width="412" height="555" /></p> <h4 style="text-align: left;"><em>Un petit-fils et son grand-père célébrant le 9 mai devant le centre culturel russe de Belgrade. © D.L.</em></h4> <p>Le Kosovo est devenu indépendant en 2008 contre l'avis du Conseil de l'Europe, de l'Espagne, de la Grèce, de la Slovaquie, mais aussi de la Chine, de l'Inde, du Mexique, du Brésil, de l'Indonésie – en d'autres termes, de tous les pays de ce nouveau et menaçant <i>Global South</i> qui cause tant de soucis en Occident et qui, lui aussi, refuse de sanctionner la Russie. Pour la Serbie, le Kosovo est un hochet politique inestimable, autant qu'un caillou dans la chaussure. Dès que la situation interne se tend, le gouvernement n'a qu'à crier «Kosovo!» et tout le monde regarde Pristina en fronçant les sourcils. Mais c'est également un caillou dans la chaussure sur le chemin ardu qui mène à l'intégration européenne et au retour plein et entier de la Serbie dans ce qu'on appelle, à tort ou à raison, le «concert des nations».</p> <p>D'autre part, la population, représentée cette semaine par Djokovic à Roland-Garros, est viscéralement attachée à ces arpents de terre ingrate et musulmane depuis des siècles, la faute à des mythes fondateurs outrageusement manipulés par presque tous les gouvernements successifs depuis la fin du communisme. Ainsi la reconnaissance à froid du Kosovo par Belgrade signerait-elle l'arrêt de mort de tout président serbe. Signe que les négociations sont sérieusement engagées, Vucic a nommé un de ses plus proches collaborateurs à la tête des services secrets, s'assurant ainsi une fidélité sans faille de ces gros bras déjà responsables de l'assassinat du Premier ministre Djindjic en 2003. La route semblait donc prête à des négociations sérieuses, au terme desquelles la Serbie reconnaîtrait le Kosovo et obtiendrait un agenda définitif d'intégration à l'UE ainsi qu'une pluie d'or et d'argent, permettant à Vucic de présenter la chose comme une victoire de plus de l'héroïque peuple serbe. Ainsi la Russie perdrait-elle son dernier orteil en Europe, tout en gagnant une possibilité de négocier avantageusement avec Washington ses gains territoriaux en Ukraine au nom des mêmes principes. Tout le monde allait gagner, pensait-on. C'est exactement à ce moment, sous un ciel printanier, qu'un double déluge de sang est venu perturber ces plans si bien huilés.</p> <p>Depuis le 4 mai et ces deux massacres successifs en effet, tout a changé en Serbie. L'ampleur, la spontanéité et l'énergie positive des ces manifestations prennent tout le monde par surprise, gouvernement, opposition et observateurs internationaux. Il peut sembler excessif de soutenir qu'un enfant de treize ans ait décidé d'abattre ses camarades parce que le gouvernement serbe n'est pas démocratique, et ce n'est d'ailleurs probablement pas le cas. Mais cet attentat, dans un pays qui n'en a pas du tout l'habitude, est un de ces signes du Destin qui, <em>a posteriori</em>, prennent tout leur sens. Car tandis que le gouvernement se félicite, à juste titre, d'une économie en plein essor et d'un redressement marqué des infrastructures, l'atmosphère générale du pays est plus que volatile. Il y a ici des contradictions propres à la société serbe qu'il est impossible de détailler, mais on peut résumer en disant que le rapport qu'entretiennent les Serbes avec la démocratie est récent et conflictuel.</p> <p>Chaque Serbe se sent impliqué dans les décisions gouvernementales, mais la notion de compromis est trop souvent assimilée à une compromission. Cet absolutisme, ce tout ou rien, les Serbes en ont fait les frais depuis des siècles mais ne semblent pas prêts de s'en défaire. Durant les années 2000, quelques gouvernements ont fait l'essai de la démocratie parlementaire classique, avec un insuccès total. Le moindre Secrétaire d'Etat s'érigeait immédiatement en Premier ministre, le désordre était complet, l'économie stagnait pendant que tout le monde s'étripait. Riche de ces observations, Vucic a pris le pouvoir en 2014 avec un objectif simple: redresser l'économie en verrouillant complètement la démocratie. Il s'y est attelé avec des résultats probants. En six ans, le salaire moyen a été quasiment doublé, des autoroutes et des lignes de chemins de fer ont été construites ou rénovées, des hôpitaux neufs et des centrales d'épurations des eaux enfin bâtis, des musées rouverts, des aéroports agrandis, des quartiers entiers sortis de terre – et dans le même temps, la presse a été totalement muselée, l'opposition anéantie et assujettie, le Parlement mis au pas, toutes les entreprises d'Etat directement soumises au Président, qui s'offre des discours télévisés comme on s'achète des slips: régulièrement et par paquets de quatre. </p> <p>Ainsi une certaine atmosphère s'est installée dans le pays, qu'on pourrait résumer à ce seul mot: kitsch. L'ère Vucic, ce sont des forêts de nouveaux immeubles faux-rococo, avec des balustrades à la Versailles et des entrées garnies de lampadaires en faux bronze et de sols en faux marbre, des femmes refaites de partout, des SUV noirs à un demi-million de dollars garés sur le trottoir, des émissions de télé-réalité d'une violence et d'une vulgarité encore inouïes il y a dix ans, et des médias répétant sans honte aucune des mensonges patents et lénifiants à la gloire du Président. Mais c'est aussi une croissance économique en trompe-l'œil car, tandis qu'on bâtit des entreprises de sous-traitance pour l'industrie automobile allemande un peu partout, on assiste en même temps à trois catastrophes conjuguées: la fuite massive des cerveaux – environ 50'000 par an pour une population de moins de 7 millions; la perte de savoir-faire qualifié, remplacé par des jobs sans aucune valeur ajoutée; et le décollage des trois plus grandes villes du pays au détriment de tout le reste, qui sombre rapidement dans la misère et l'oubli. </p> <p>C'est tout cela qui, accumulé, pourri, macéré, s'est déversé spontanément dans les rues de la capitale après les attentats. Non pas à cause des attentats, mais à cause de tout ce dont les Serbes ne parviennent pas à faire le deuil: une vie normale, des valeurs décentes, un gouvernement qui ne leur ment pas et ne les violente pas systématiquement, une société solidaire. 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Annoncée comme «la plus importante de l'histoire de la Serbie», son échec n'en a été que plus retentissant. En effet, fidèle à des méthodes d'un autre âge, le gouvernement a affrété des milliers de bus pour ramener à Belgrade des dizaines de milliers d'habitants des provinces. Chaque participant recevait un billet 2'000 dinars (environ 20 chf), les scènes étant d'ailleurs filmées sans aucune honte. Ainsi qu'un sandwich, ce qui a valu à ces faux manifestants le titre de «sandwicheurs». Conçu comme une démonstration de force de la «vraie» Serbie des campagnes contre la Serbie urbaine, l'événement s'est très vite révélé être la farce tragique qu'on pouvait prévoir.</p> <p>Arrivés en ville, la plupart des manifestants se sont vite égaillés pour profiter d'un voyage gratuit dans la capitale. Des retraités interviewés ont évoqué, à visage découvert, le fait qu'avec leurs retraites misérables (environ 150 chf), un apport de 20 chf ne se refusait pas, même s'ils étaient tout à fait opposés à la politique du gouvernement. Pour ne rien arranger, un de ces orages bibliques dont la péninsule balkanique a le secret s'est abattu sur la place du Parlement, où se succédaient des orateurs détrempés face à une foule disparate. Qu'importe, la presse aux ordres s'est empressée de répéter le mensonge pathétique d'une foule de 200'000 personnes, quand les estimations ne parlaient, elles, que d'environ 50'000 personnes, payées pour être là et pour se faire arroser par un ciel courroucé. Estocade, le lendemain soir, au même endroit, la «Serbie sans violence» défilait à nouveau, sous une pluie battante et sans montrer le moindre désir de retenue. La mathématique de la division était sans appel: 50'000 à grand peine, payés pour être là, contre 60'000 spontanément présents, plusieurs vendredis de suite, et ça n'est pas fini.</p> <p>Cette pantalonnade de contre-manifestation gouvernementale avait, au départ, un objectif que les circonstances ont forcé à remiser au second plan. Annoncé depuis des mois, ce 26 mai était censé permettre au président Vucic d'annoncer son retrait du parti SNS (Srpska Napredna Stranka, Parti serbe du progrès). A la tête de ce parti depuis 2012 et président du pays, dans un exercice de double mandat tout à fait régulier sous ces latitudes, Vucic avait tenté dès la création du SNS de faire oublier que ce parti et tous ces membres fondateurs étaient les dignes successeurs du Parti radical, le plus nationaliste et violent des années guerrières de la fin du XXème siècle. En moins de quinze ans, le manœuvrier hors pair qu'est Vucic est ainsi parvenu à faire de ce parti l'acteur presque unique de la politique serbe en tenant une politique simple: faisons semblant de vouloir l'intégration européenne, comme l'Europe fait semblant de vouloir nous intégrer, et les vaches seront bien gardées. Il tient la majorité au Parlement, dans toutes (toute!) les municipalités du pays, mais aussi tient la totalité des entreprises d'Etat, sans parler d'une opposition qu'il a vitrifiée. La situation est donc entièrement sous contrôle, ce qui ne doit pas se comprendre comme un progrès. Ce dont l'Europe, l'Allemagne surtout, lui sait gré en le soutenant contre vents et marées, les Occidentaux n'aimant rien moins que le désordre balkanique. Au point que cet omniprésident est désormais poings et pieds liés à son parti et à tous ses systèmes, petits et grands, de corruption et de renvois d'ascenseur qui vaut à la Serbie une notation déplorable dans les classements de l'ONG <i>Transparency International</i>.</p> <p>La situation était donc devenue compliquée pour Vucic, qui désirait s'affranchir pour profiter des circonstances et entrer dans l'histoire, comme il le désire tant, et pour damner le pion à tous ses opposants, internes et externes. Il prévoyait ainsi d'annoncer en grandes pompes son retrait du SNS et la création d'une nouvelle entité, au nom provisoire de Mouvement populaire pour l'Etat. Ce qui lui allait lui offrir toute latitude pour se retrouver définitivement en-dehors, et au-dessus du champ politique. Le combustible du premier moteur, le SNS, étant donc épuisé, Vucic se préparait à prendre enfin son élan pour l'éternité, la gloire nationale immortelle, bref, on pataugeait en plein hubris. Car tout se présentait relativement bien depuis quelques mois.</p> <p>En effet, le début de la guerre en Ukraine, la Russie s'était retrouvée isolée du point de vue diplomatique dans toute l'Europe. Enfin, presque toute. La Serbie est en effet le dernier bastion des intérêts russes en Europe continentale, où elle a investi dans les infrastructures – rachat du monopole des usines d'hydrocarbures d'Etat – et dans les chemins de fer. Avant tout, en soutenant la Serbie dans son refus de reconnaître le Kosovo, la Russie est, avec la Chine, l'un des deux membres du Conseil de sécurité de l'ONU qui permettent à Belgrade de ne pas être tout à fait interdite de voix au chapitre. La guerre en Ukraine a tout changé. En quelques mois, les puissances occidentales se sont mises à exercer une pression énorme sur le gouvernement serbe pour qu'il applique les sanctions contre la Russie. Ce que Vucic savait être impossible, à moins de déclencher une révolution sanglante et immédiate dans un pays encore majoritairement pro-russe depuis les bombardements de l'OTAN de 1999. Mais cette pression occidentale représentait également un intérêt considérable pour Belgrade. Car il est rapidement devenu clair que la décision de Vucic de sanctionner ou pas la Russie était de première importance pour Bruxelles autant que pour Washington. Comme la Serbie est le dernier morceau de russophilie sur le continent européen, Belgrade juge, à juste titre, qu'elle peut tirer des dividendes de cette situation et exiger le maximum pour plaire à ses soupirants. Et naturellement, le Kosovo est au premier plan de toutes ces questions.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1685695291_capturedcran2023060210.38.34.png" class="img-responsive img-fluid center " width="412" height="555" /></p> <h4 style="text-align: left;"><em>Un petit-fils et son grand-père célébrant le 9 mai devant le centre culturel russe de Belgrade. © D.L.</em></h4> <p>Le Kosovo est devenu indépendant en 2008 contre l'avis du Conseil de l'Europe, de l'Espagne, de la Grèce, de la Slovaquie, mais aussi de la Chine, de l'Inde, du Mexique, du Brésil, de l'Indonésie – en d'autres termes, de tous les pays de ce nouveau et menaçant <i>Global South</i> qui cause tant de soucis en Occident et qui, lui aussi, refuse de sanctionner la Russie. Pour la Serbie, le Kosovo est un hochet politique inestimable, autant qu'un caillou dans la chaussure. Dès que la situation interne se tend, le gouvernement n'a qu'à crier «Kosovo!» et tout le monde regarde Pristina en fronçant les sourcils. Mais c'est également un caillou dans la chaussure sur le chemin ardu qui mène à l'intégration européenne et au retour plein et entier de la Serbie dans ce qu'on appelle, à tort ou à raison, le «concert des nations».</p> <p>D'autre part, la population, représentée cette semaine par Djokovic à Roland-Garros, est viscéralement attachée à ces arpents de terre ingrate et musulmane depuis des siècles, la faute à des mythes fondateurs outrageusement manipulés par presque tous les gouvernements successifs depuis la fin du communisme. Ainsi la reconnaissance à froid du Kosovo par Belgrade signerait-elle l'arrêt de mort de tout président serbe. Signe que les négociations sont sérieusement engagées, Vucic a nommé un de ses plus proches collaborateurs à la tête des services secrets, s'assurant ainsi une fidélité sans faille de ces gros bras déjà responsables de l'assassinat du Premier ministre Djindjic en 2003. La route semblait donc prête à des négociations sérieuses, au terme desquelles la Serbie reconnaîtrait le Kosovo et obtiendrait un agenda définitif d'intégration à l'UE ainsi qu'une pluie d'or et d'argent, permettant à Vucic de présenter la chose comme une victoire de plus de l'héroïque peuple serbe. Ainsi la Russie perdrait-elle son dernier orteil en Europe, tout en gagnant une possibilité de négocier avantageusement avec Washington ses gains territoriaux en Ukraine au nom des mêmes principes. Tout le monde allait gagner, pensait-on. C'est exactement à ce moment, sous un ciel printanier, qu'un double déluge de sang est venu perturber ces plans si bien huilés.</p> <p>Depuis le 4 mai et ces deux massacres successifs en effet, tout a changé en Serbie. L'ampleur, la spontanéité et l'énergie positive des ces manifestations prennent tout le monde par surprise, gouvernement, opposition et observateurs internationaux. Il peut sembler excessif de soutenir qu'un enfant de treize ans ait décidé d'abattre ses camarades parce que le gouvernement serbe n'est pas démocratique, et ce n'est d'ailleurs probablement pas le cas. Mais cet attentat, dans un pays qui n'en a pas du tout l'habitude, est un de ces signes du Destin qui, <em>a posteriori</em>, prennent tout leur sens. Car tandis que le gouvernement se félicite, à juste titre, d'une économie en plein essor et d'un redressement marqué des infrastructures, l'atmosphère générale du pays est plus que volatile. Il y a ici des contradictions propres à la société serbe qu'il est impossible de détailler, mais on peut résumer en disant que le rapport qu'entretiennent les Serbes avec la démocratie est récent et conflictuel.</p> <p>Chaque Serbe se sent impliqué dans les décisions gouvernementales, mais la notion de compromis est trop souvent assimilée à une compromission. Cet absolutisme, ce tout ou rien, les Serbes en ont fait les frais depuis des siècles mais ne semblent pas prêts de s'en défaire. Durant les années 2000, quelques gouvernements ont fait l'essai de la démocratie parlementaire classique, avec un insuccès total. Le moindre Secrétaire d'Etat s'érigeait immédiatement en Premier ministre, le désordre était complet, l'économie stagnait pendant que tout le monde s'étripait. Riche de ces observations, Vucic a pris le pouvoir en 2014 avec un objectif simple: redresser l'économie en verrouillant complètement la démocratie. Il s'y est attelé avec des résultats probants. En six ans, le salaire moyen a été quasiment doublé, des autoroutes et des lignes de chemins de fer ont été construites ou rénovées, des hôpitaux neufs et des centrales d'épurations des eaux enfin bâtis, des musées rouverts, des aéroports agrandis, des quartiers entiers sortis de terre – et dans le même temps, la presse a été totalement muselée, l'opposition anéantie et assujettie, le Parlement mis au pas, toutes les entreprises d'Etat directement soumises au Président, qui s'offre des discours télévisés comme on s'achète des slips: régulièrement et par paquets de quatre. </p> <p>Ainsi une certaine atmosphère s'est installée dans le pays, qu'on pourrait résumer à ce seul mot: kitsch. L'ère Vucic, ce sont des forêts de nouveaux immeubles faux-rococo, avec des balustrades à la Versailles et des entrées garnies de lampadaires en faux bronze et de sols en faux marbre, des femmes refaites de partout, des SUV noirs à un demi-million de dollars garés sur le trottoir, des émissions de télé-réalité d'une violence et d'une vulgarité encore inouïes il y a dix ans, et des médias répétant sans honte aucune des mensonges patents et lénifiants à la gloire du Président. Mais c'est aussi une croissance économique en trompe-l'œil car, tandis qu'on bâtit des entreprises de sous-traitance pour l'industrie automobile allemande un peu partout, on assiste en même temps à trois catastrophes conjuguées: la fuite massive des cerveaux – environ 50'000 par an pour une population de moins de 7 millions; la perte de savoir-faire qualifié, remplacé par des jobs sans aucune valeur ajoutée; et le décollage des trois plus grandes villes du pays au détriment de tout le reste, qui sombre rapidement dans la misère et l'oubli. </p> <p>C'est tout cela qui, accumulé, pourri, macéré, s'est déversé spontanément dans les rues de la capitale après les attentats. Non pas à cause des attentats, mais à cause de tout ce dont les Serbes ne parviennent pas à faire le deuil: une vie normale, des valeurs décentes, un gouvernement qui ne leur ment pas et ne les violente pas systématiquement, une société solidaire. Installé bien solidement dans son fauteuil présidentiel il y a quelques semaines encore, Vucic est, pour la première fois en presque dix ans, à la faveur d'un fait divers, en danger réel de perte de pouvoir. Les heurts des derniers jours au Kosovo trahissent son extrême nervosité et son besoin de détourner l'attention, un vieux tour de passe-passe qui ne passe plus. Rencontré parmi la foule immense qui descendait l'avenue Kneza Milosha, Sasa Jankovic, le dernier candidat à la présidence qui ait récolté plus de 10% contre Vucic, m'a confié une petite formule aussi pessimiste qu'optimiste: «Ils ne savent pas vraiment ce qu'ils veulent mais enfin, ils savent ce qu'ils ne veulent plus, c'est un début».</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1685695471_capturedcran2023060210.43.19.png" class="img-responsive img-fluid center " width="323" height="435" /></p> <h4><em>© D.L.</em></h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'belgrade-vaut-bien-un-sandwich', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 408, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 5, 'person_id' => (int) 13781, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Edition) {} ], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5266, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Pourquoi notre orthographe est si terriblement compliquée', 'subtitle' => 'Il y a quelques années, j'ai découvert que la dictée n'était pas un exercice scolaire universel. 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En 2009, lors d'une dictée imposée à 1'348 enfants français de seconde, deux tiers d'entre eux ont obtenu un zéro. 14% seulement ont eu la moyenne. Dit autrement, les francophones dans leur majorité ne maîtrisent pas leur langue à l'écrit. Pourtant la dictée est un véritable sport national: on en a organisé une en 2018 au stade de France.</p> <p>Les enfants de 2024 savent parfaitement parler mais font, en moyenne, deux fois plus de fautes que ceux de 1985. On se demande toujours comment améliorer la situation, trop rarement comment on est arrivé à ce lamentable état des choses. Pourtant un constat avait été fait en 1783 déjà, sous la plume de Rivarol dans son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em>: «On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la prononciation dure encore». Il existe donc un divorce au cœur même de notre langue. On en apprend deux: une langue parlée et une langue une écrite, tout à fait distinctes l'une de l'autre. Ce qui explique <em>pourquoi </em>la dictée est un enfer, mais pas <em>comment</em> elle l'est devenue.</p> <p>Comment est-il possible que nous soyons incapables de maîtriser notre propre langue à l'écrit? Pour commencer, il faut remonter un peu le cours du temps. Langue latine, le français a évolué du bas-latin et s'est ensuite mâtiné de langues germaniques pour parvenir à ce langage qu'on parlait dans le bassin parisien à la fin du Moyen-Age. On le parlait, on ne l'écrivait presque pas. Pour l'écriture on se servait d'un latin bâtardisé et déjà criblé de mots français. Le français n'était rien d'autre que le patois parisien, c'était par conséquent la langue du roi. On l'écrivait phonétiquement, presque sans règle. Dans la chanson de Roland, écrite il y a mille ans, on écrit <em>fer</em> ou <em>fere</em> pour faire, <em>ki</em> pour qui, <em>e</em> pour et, <em>hom</em> pour hommes. Sous François Ier, premier roi de la Renaissance, on compte que moins de 10% de la population parle le français, et qu'une poignée d'entre eux seulement savent l'écrire. L'immense diversité des langues fait que le pouvoir du roi est mal compris et peu, ou mal, appliqué. D'où ce premier acte fondateur: l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui décrète que le français seul sera la langue de l'administration et de la justice. Cette ordonnance crée le premier rapprochement entre langue et pouvoir. Preuve de son importance capitale, l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi citée encore de nos jours dans les tribunaux français.</p> <p>Cette loi crée toutefois autant de problèmes qu'elle en résout. Car s'il est décidé que le français seul exprimera la volonté royale, on ne sait pas de quel français il s'agit. C'est ainsi que va naître une querelle acharnée, qui dure encore de nos jours, sur la forme que doit adopter notre langue. Dès le XVIème siècle, les savants se divisent en deux camps opposés: les phonétistes, et les étymologistes. Pour les premiers, il faut continuer comme on l'a fait jusqu’alors et écrire comme on parle. C'est la pratique dominante, autrefois comme aujourd'hui, et notamment la pratique des latins et des grecs. Mais les étymologistes adoptent un point de vue très différent et, disons-le, bizarre.</p> <p>Ce sont les poètes tels que du Bellay et sa <em>Défense et illustration de la langue française</em> qui vont former notre orthographe. A cette époque, la France redécouvre son passé gréco-romain, une appellation fautive mais qui s'est imposée. A bien des aspects, la Renaissance est un retour à un passé fantasmé. Délaissant le style gothique, on met soudain des colonnes doriques et des statues du panthéon partout. De leur côté les intellectuels soumettent la langue au même exercice. Ils vont appeler leur invention «orthographe ancienne», comme si celle-ci était fidèle à l'orthographe romaine quand bien même elle est imaginée de toutes pièces. Le k est remplacé par qu pour tous les mots supposés venir du latin – <em>Kan</em> devient quand, <em>kel</em> devient quel, etc; on transforme les f en ph et les t en th lorsque le mot est supposé venir du grec, jusque dans nénuphar qui pourtant nous vient du persan; on écrit <em>ils faisaient</em>, car il vient de <em>fecerunt</em>, un mot qui désormais compte neuf lettres pour quatre sons, et deux fois le doublon <em>ai</em> – car il se fonde sur verbe <em>facere</em> – se trouve prononcé différemment.</p> <p>L'une des clés de cette orthographe consistant à imaginer une continuité entre le français et le latin, la décision a été prise de ne rajouter aucune lettre. Pourtant les sons avaient beaucoup évolué depuis l'empire romain. Les apports germaniques nous ont par exemple donné les <em>on</em>, <em>an</em>, <em>un</em>, <em>oin</em>, etc. Tous ces sons auraient pu être transcrits par une seule lettre. Au lieu de cela, les poètes de la Renaissance créent des doublons, qui n'ont même pas tous la même valeur. Ainsi les sons <em>an</em> et <em>un</em> vont s'écrire de plusieurs façons, selon l'origine du mot: on écrit <em>lundi</em> à cause de la lune, mais <em>main</em> à cause de <em>manus</em>.</p> <p>Il faut donc bien s'imprégner de cette réalité: notre orthographe n'est pas compliquée à cause de son âge, elle est compliquée parce que certains l'ont voulue ainsi. Ce divorce entre langue orale et écrite était prévu. Rivarol avait raison.</p> <p>A la question de savoir si une réforme profonde de l'orthographe était nécessaire, 98% des répondants à un sondage récent s'y opposaient vivement. Et c'est ce paradoxe qui est le plus étonnant: tout le monde ou presque rencontre des difficultés importantes avec l'orthographe, on gaspille des milliers d'heures précieuses dans les écoles presque en pure perte, mais personne ou presque ne souhaite y apporter de solutions. La difficulté de l'orthographe française ne relève pas du hasard. Elle révèle des phénomènes beaucoup plus profonds.</p> <p>L'orthographe étymologique a donc fini par s'imposer contre le français phonétique de la «pauvre orthographe», comme le raillait du Bellay. Encore faut-il s'assurer de l'uniformité de la langue à travers le royaume. L'initiative est prise par le cardinal de Richelieu en 1635, avec la création de l'Académie française. Etonnante institution linguistique qui, depuis bientôt quatre siècles, ne compte pas un seul linguiste dans ses rangs. Car la volonté de Richelieu n'est pas linguistique, mais politique. Il s'agit de s'assurer que la langue du roi soit respectée autant que ses lois, et que les intellectuels du royaume soient les obligés du monarque. Dès le début, l'Académie remplace son absence de but précis par du prestige. Sans aucun pouvoir réel, elle n'en a pas moins une grande puissance. On raille volontiers les Immortels, leurs privilèges ou leur âge. Pourtant, de la même manière que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi encore citée en France aujourd'hui, l'Académie est la plus ancienne institution à avoir survécu – intacte! – à la Révolution. Son rôle n'a jamais été prévu pour être cette supposée police de la langue qu'on a souvent moquée. Elle a été placée sous la protection du roi, des empereurs et désormais des présidents. Comme un Vatican ou une antique dynastie monarchique, l'Académie est pleine de vieilles traditions obscures, de costumes étranges, de mystères et de pompe. Dans la France du XXIème siècle, elle est la dernière expression physique d'une forme de continuité entre la France de l'Ancien régime et la République. C'est précisément son inutilité pratique qui lui confère sa dignité. En tant que temple de la langue, l'Académie est la gardienne de l'unité française.</p> <p>Lentement mais sûrement, la langue devient ainsi un des dénominateurs de la nation et l'un des piliers de l'absolutisme. Le roi en personne se manifeste à travers sa politique linguistique que couronne l'Académie, revêtue de sa toute-puissance pour unifier l'usage de la langue, de <em>sa </em>langue. A l'unification <em>par</em> la langue, décidée à Villers-Cotterêts, succède l'unification <em>de</em> la langue, décidée par l'établissement de l'Académie. Ces unifications successives permettent plus qu'elles ne reflètent l'unification de la nation même.</p> <p>A la cour de Versailles, les poètes et les dramaturges, souvent académiciens eux-mêmes, donc obligés du roi, vont se charger de donner à la langue tout son prestige. C'est de cette époque que date la transformation définitive du vieux français en notre français actuel, notamment depuis la publication du dictionnaire de 1740. Cette époque aura donc fixé les canons de l'architecture, des arts et de la langue. On peut difficilement lire Ronsard dans le texte, mais pour Molière ou Diderot on ne rencontre pas un problème.</p> <p>La cour des Bourbons, avec ses codes particulièrement rigides, même pour l'époque, contribue lentement à inscrire dans la langue une dimension qui, elle aussi, n'a fait que se renforcer avec l'âge: celle de sélection sociale. On n'est pas accepté si on ne parle pas correctement le français, un accent provincial vous exclut de toute fonction sérieuse, et la maîtrise de la langue assure la gloire même aux roturiers. La difficulté qu'avaient inscrite dans l'orthographe les linguistes du XVIème siècle se transforme alors presque en code secret. La langue sert à la fois à répandre le prestige royal, mais également à restreindre l'accès au roi et à la cour. Cette fonction sélective ne connaît pas la crise. Les élites françaises sont encore largement choisies de nos jours selon des critères linguistiques.</p> <p>Nous voilà juste avant la Révolution. On compte qu'alors environ 3 millions de Français sur 26 parlent le français. Le XVIIIème siècle a consacré le règne des hommes de lettres et des philosophes, les publications se sont multipliées à un rythme sidérant, la cour s'enivre de lectures et de bons mots et de poésie. Mais nous sommes sous l'Ancien régime et la nation, même si elle est déjà en train de changer en profondeur, reste définie par deux critères: le corps du roi, et Dieu qui l'a nommé. En dépit des grands troubles qui émaillent la fin du règne de Louis XV et celui du jeune Louis XVI, ces deux critères sont incontestés sur l'ensemble du territoire.</p> <p>Pour reprendre l'expression de l'historien Jean-Clément Martin, 1789 est «l'histoire d'un échec», en ce que les changements nécessaires et désormais prévisibles de la société auraient encore pu s'effectuer dans une relative douceur. Les éclats de 1789 ont réduit à néant ces espoirs et jeté la société entière dans une guerre fratricide, dont les conséquences sont encore visibles.</p> <p>Ainsi, en deux ans à peine, les deux piliers de la nation disparaissent. Le roi est décapité, la royauté est abolie, l'Eglise est dépossédée et écartée du pouvoir.</p> <p>Armés d'une légitimité toute relative et sans cesse combattue, les révolutionnaires vont rapidement s'intéresser à la question de la langue. Ils ont en effet constaté, comme François Ier avant eux, que pour être obéi, il fallait d'abord être compris. Et comme il n'existe plus ni roi, ni dieu pour se faire respecter, les législateurs vont considérablement accentuer la notion de la langue en tant qu'expression du pouvoir, jusqu'à en faire un pouvoir en tant que tel.</p> <p>Cette nouvelle politique est résumée dans le <em>Rapport et projet de décret sur l'organisation des écoles primaires </em>de 1791 qui stipule «que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République». A une époque où seuls 15 ou 20% de la population parle cette langue, il faut imaginer la violence de cette ambition. Talleyrand, dans son <em>Rapport sur l'instruction publique</em>, propose de «chasser cette foule de dialectes corrompus, derniers vestiges de la féodalité». En 1794, Barère de Vieuzac rédige un <em>Rapport du Comité de salut public sur les idiomes</em>: «L'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France». Et de conclure: «Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur». En 1794, l'Abbé Grégoire publie son <em>Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française</em>: «On peut uniformer le langage d’une grande nation… Cette entreprise qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté.»</p> <p>Il ne s'agit pas seulement d'une langue, il s'agit aussi du peuple qui s'en sert et dont on désire l'uniformisation, par la force si nécessaire. Et les équivalences entre français et République, patois et Ancien régime ont été suffisamment martelées pour devenir des règles.</p> <p>C'est donc pendant la Révolution que naît la politique linguistique moderne, elle-même héritière de la politique royale. La langue devient ainsi la nouvelle incarnation de la nation, en remplacement des incarnations précédentes désormais disparues. D'un royaume encore pleinement plurilingue, on entre dans l'ère du monolinguisme français. En 1994, il sera inscrit dans la Constitution que le français est la seule langue de la République. Les autres langues qui existent encore en France, malgré tout, le corse, le breton ou le provençal, n'ont simplement pas droit de cité. Bourdieu a longuement critiqué cet «impérialisme de l'universel» au nom duquel, depuis la Révolution et surtout depuis la République, on a sciemment anéanti les cultures, les langues et les identités locales pour les fondre dans une république plus uniformisante qu'unifiante.</p> <p>En dépit de ces aspects, peu connus mais établis, il reste que la langue française est devenue, bon gré malgré, un facteur d'unité et probablement bien plus que cela. Les deux siècles qui ont succédé à la Révolution ont vu les Français se lancer dans une telle quantité de coups d'Etat, de révolutions, de guerres, de révoltes et dans une telle variété de régimes qu'on est en droit de se demander comment il est possible que la France existe encore.</p> <p>Que reste-t-il aux Français pour affirmer leur unité, pour incarner leur nation? Le roi est mort, Dieu est mort, et la République est constamment remise en question. Il reste la langue. C'est tout ce qui reste, et c'est immense.</p> <hr /> <h3 style="text-align: center;"><em>«Langue: se prend aussi quelquefois pour Nation.»</em></h3> <h3 style="text-align: center;"><em>Dictionnaire de l'Académie française, cinquième édition, 1798</em></h3> <hr /> <p>La langue qui, depuis cinq siècles, s'est d'abord constituée, puis s'est structurée, a survécu à tout et s'est lentement imposée à un territoire gigantesque, écrasant toutes les autres sur son passage et unifiant les citoyens derrière elle, malgré tout. La langue est le seul monument qui reste pour affirmer, non seulement l'unité, mais la continuité de la nation française. A travers le prisme de la langue, la Révolution elle-même change de nature et devient, non plus une rupture, mais un accélérateur: en quelques années, la langue va parvenir à unifier et à structurer ce que des siècles de monarchie s'étaient montrés incapables d'achever. La langue française est unique au monde. Elle opprime autant qu'elle unifie, elle terrifie les écoliers autant qu'elle leur donne un sens d'identité, elle est impossible à écrire et néanmoins irréformable. Elle est, à elle seule, non pas l'incarnation de la nation: elle EST la nation. Je terminerai donc par les mots de mon compatriote C.-F. 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Pour bien marquer son intention, il avait également souhaité que la mise en terre soit faite avant le culte, et non après. Le résultat fut tout à fait original. Plus de deux cent personnes avaient fait le voyage, certains des coins les plus reculés du continent, pour assister à l'enterrement d'un homme dont ils ne verraient pas le cercueil, et pour lequel aucune évocation ne serait servie par l'officiant. Cette vaste assistance, que l'amour pour mon père et sa famille avaient déplacée jusque dans cette église, n'a eu droit au final qu'à un culte ordinaire. Un culte excellent, grâce à un pasteur inspiré et une organiste hors pair. Mais un culte ordinaire.</p> <p>Lorsque j'ai pris connaissance des exigences de mon père, j'ai été moins surpris qu'inquiet. Face à une cérémonie si radicalement sobre, certains risqueraient de rester sur leur faim. Au bout de l'expérience, je me suis demandé si mon père n'avait pas eu là une intuition aussi dissidente que salvatrice. Car nos enterrements, libérés des obligations rituelles, semblent s'être quelque peu dispersés en une infinité de variations, aussi stressantes pour les proches que confondantes pour l'assistance. Comme pour les mariages, la disparition de la transcendance ritualisée a pour effet immédiat de reporter toute la cérémonie sur les individus qui se prêtent à l'exercice, jeunes mariés ou défunts. On assiste donc à une surenchère d'arrangements floraux, de chansons, de portraits, de discours et de performances dont le but est de souligner l'individualité humaine et non plus le divin. J'ai par exemple assisté à des funérailles où toute parole avait été bannie au profit d'une suite de chansons choisies par celui qui, dans son cercueil, n'en profiterait même pas. Comme personne ne parlait et que rien d'autre ne nous unissait que d'être assis à écouter des chansons en regardant un cercueil, la chose ressemblait plus à un salle d'attente d'aéroport qu'aux derniers adieux à un être cher. 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L'Eglise y réaffirmait son magistère, les cercles sociaux et familiaux y étaient représentés selon leurs hiérarchies et dans l'ordre de succession, et tout cela se passait sans aucune originalité, dans le cadre strict d'une liturgie connue de tous et sans surprise aucune. Sauf exception, la personnalité du défunt importait peu, seul le rite, la société constituée et la continuité de la tradition comptaient. Cela nous semble à bien des égards étouffant et inhumain. Nous sommes devenus allergiques à toute forme de ritualisation formatée. Célébrer un être disparu sans se poser de questions et en ne faisant que suivre le rite liturgique nous semble ainsi presque barbare. Or le service funèbre de mon père m'a appris que cela n'est pas si évident.</p> <p>Il n'y a pas que cela. Je vis en Serbie, où les enterrements n'ont pas encore – mais ça vient – connu ces tendances. Dans un pays où l'Eglise orthodoxe a encore un pouvoir non négligeable et où identité nationale et religion ne font qu'un, les sacrements sont d'une surprenante uniformité. Lors de mon mariage, le pope ne nous avait posé qu'une seule question: voulez-vous la liturgie longue ou courte. Le reste allait de soi et ne nécessitait aucune instruction ou même d'opinion de notre part. Les enterrements sont à la même enseigne. Pour un occidental, la chose peut sembler brutale. Ainsi dans la plupart des cas, on enterre les morts le lendemain du décès. Et comme les gens sont généralement pris de court, on ne s'étend pas trop. En moins de trente minutes, le mort est sous terre ou consumé par le four crématoire. Le pope récite sa liturgie devant la tombe, tandis que des ouvriers en bleu de travail attendent, pelle en main, de la refermer. On ne passe pas une heure sur un banc d'église à essuyer ses larmes, à conforter ses voisins et à écouter les éloges de celui-ci ou de celle-là. Riche ou pauvre, on se retrouve dans une chapelle, on pleure un bon coup, on enterre vite le mort et on sort dans le désordre pour aller boire une bière et manger du porc grillé.</p> <p>En Suisse et en Occident d'une manière générale, la mort est devenue insupportable, alors on l'escamote. En Serbie comme dans beaucoup des pays anciennement communistes, la mort est encore présente dans le quotidien des gens. On imprime des petites annonces bordées de noir que l'on colle sur les portes des immeubles où vivait la personne décédée. C'est ainsi que j'ai appris qu'une de mes voisines avait atteint l'âge de 109 ans. Les personnes épinglent souvent un badge rectangulaire noir sur leur chemise pour indiquer qu'elles portent le deuil d'un être cher. Quarante jours après le décès, on se retrouve à nouveau pour une célébration et une collation animée. Et les collations qui suivent un enterrement ne se réduisent pas à quelques cacahuètes et un verre de vin, ce sont de véritables festins où l'on se lâche tout à fait. Ici la mort et l'amour sont encore tout à fait ritualisés. Cette apparente banalité et cette uniformité permettent aux proches de se libérer d'une quantité de questions impossibles et de décisions complexes. Que survienne un décès et tout le monde passe en pilote automatique et peut ainsi se concentrer sur l'essentiel et non sur les détails.</p> <p>Mon père aurait probablement apprécié ces manières simples et répétitives. N'étant pas du tout d'un naturel timide, son choix d'une ritualisation stricte aurait pu surprendre. On aurait pu attendre de lui qu'il fasse éclater l'ouverture de Tannhäuser ou qu'il ait convié un orchestre philharmonique pour nous offrir l'Adagietto de Mahler sur l'esplanade. Mais en sortant de la cérémonie il m'est apparu que, peut-être, il visait bien plus haut que quelques flatteries post-mortem. 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Les derniers fêtards de Halloween, hagards et le maquillage défait, déambulaient sans but dans les couloirs. J'attendais le premier train en direction de l'aéroport de Genève. Une jeune femme s'est approchée de moi et m'a demandé dans un anglais hésitant si c'était le bon train. Dans la trentaine, elle avait une longue chevelure blond platine, un maquillage impeccable, une bouche refaite, des bottines à talons, une robe en laine moulante, un chapeau de cow-boy et de longs ongles peints. Cette apparence détonnait avec la fillette de cinq ans qui l'accompagnait, et avec son ventre rebondi de femme enceinte de plusieurs mois. J'en ai rapidement déduit qu'elle se rendait, comme moi, à Belgrade.</p> <p>Durant le trajet qui nous menait à Cointrin, comme le train était vide, nous avons fait connaissance. Cette jeune mère vit dans une grande ville au sud de Belgrade et vient de rendre visite à sa mère qui vit depuis plusieurs années près de Lausanne. Elle a longtemps pensé émigrer en Suisse mais depuis qu'elle est mère, son avis a changé. Elle ne veut pas que ses enfants aient les cheveux bleus et des piercings et des problèmes d'identité sexuelle. De plus, et je lui donne raison, la Serbie est particulièrement sûre, on y vit très bien, et même si le coût de la vie a considérablement augmenté, on est encore très, très loin des prix suisses. Et puis elle ne se fait aucun souci. Les offres de travail bien payé, elle en a autant qu'elle en veut. Car elle est officier supérieur d'infanterie dans l'armée serbe. Et le monde est plein de femmes très riches qui paient très chers les services d'un garde du corps féminin et surentraîné, sans compter qu'elle est également ceinture noire de karaté.</p> <p>Ma vie en Serbie est pleine de rencontres de ce type. C'est-à-dire de gens qui ne vivent pas encore dans la matrice idéologique et médiatique tellement contrainte du monde occidental. Je dis pas encore, mais peut-être devrait-on dire déjà plus, l'avenir nous le dira. Quoiqu'il en soit, ces mondes sont géographiquement proches, mais distants de plusieurs galaxies pour ce qui concerne la manière de penser.</p> <p>Pour ce qui concerne l'élection américaine, mes amis belgradois indiquent par leurs choix une indépendance d'esprit vivifiante. A Belgrade, on peut parler de cette élection librement. En Europe occidentale, dire qu'on est trumpiste est suicidaire d'une part, et prévisible d'autre part. Cela signifie que l'on est soit vieux, soit chrétien, soit conservateur, soit tous les trois. A Belgrade, un nombre considérable de mes amis, et surtout de mes amies, professent plus d'attachement pour Trump que pour Harris. Des jeunes femmes urbaines, sexuellement libérées, éduquées supérieures et athées qui non seulement pensent, mais disent que Trump serait leur choix si elles pouvaient voter. A Lausanne ou à Paris, si l'on fait partie des catégories jeunes, éduquées et urbaines, Kamala n'est pas une évidence, c'est une obligation.</p> <p>Ainsi qu'il s'agisse de Poutine ou de Trump, de la politique des genres, de changement climatique, d'immobilier, de culture pop ou de progrès technologiques, les Serbes ont leur façon de réfléchir et de se positionner sur chaque problème. Ce n'est donc pas massivement pour Trump que les Belgradois se déclarent, mais substantiellement plus qu'à Londres ou Zurich. Autrement dit il n'y a pas dans le comportement belgradois une opposition parfaite ou une symétrie prévisible: il y a une forme d'indépendance et de méfiance vis-à-vis de tout système narratif officiel. Il y a des raisons concrètes à cela, outre les évidences slaves et orthodoxes, qui sont un peu tarte-à-la-crème. Même pour ceux qui sont nés après les années 90, le souvenir de l'éclatement de la Yougoslavie est encore très vif. On ne peut pas sous-estimer l'impact de ce souvenir sur une population. D'une année à l'autre, tout l'univers dans lequel ils avaient été éduqués et formés s'était volatilisé dans le sang et dans les larmes. Sans rentrer ici dans les questions de responsabilité, ces bouleversements ont modifié et formé la manière de penser des générations successives. Une idéologie, renforcée par des décennies d'endoctrinement, un univers de 22 millions d'habitants à la fois très réel et imaginaire, tout cela a été détruit et discrédité en quelques mois seulement. Des millions de gens se retrouvaient soudain exilés dans leur propre pays, entourés de frontières incertaines et de compatriotes désormais étrangers et ennemis. Pis, ils étaient instantanément interdits à la fois de souvenir et d'avenir, le premier étant honteux, le second trop indéfini pour être rêvé. Ceux-là même qui les avaient dirigés depuis des années leur déclaraient maintenant que rien ne pouvait plus être fait pour eux. 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Cela sentait l'improvisation, l'amateurisme même. On avait l'impression d'assister à une représentation d'étudiants et non pas, comme c'était le cas, de professionnels confirmés.</p> <p>A une époque pas si lointaine, je serais peut-être parti avant d'attendre la fin. Si j'avais attendu celle-ci, je serais sorti en disant à l'amie qui m'accompagnait tout le mal que je pensais de cette pièce, de ces acteurs et de cette mise en scène. J'aurais probablement affirmé que j'avais assisté à une mauvaise pièce jouée par de mauvais artistes. Et je ne me serais pas privé de faire référence à de grands acteurs, à Peter Brooke et pourquoi pas même à Michel Piccoli parce que ceux-là, au moins, ne m'ont jamais gâché une soirée. J'aurais donc jugé quelques acteurs enthousiastes à l'aune des géants indiscutables de leur art. Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. Le reste est jugé mauvais.</p> <p>Les jeunes acteurs belgradois, les confrères inconnus de van Eyck, les tableaux qui ne sont pas la Joconde et les musiciens qui ne sont pas Taylor Swift sont petit à petit rendus invisibles et inexistants. Notre époque glorifie l'individu et la diversité. Les mots de Picasso selon lesquels tous les humains sont des artistes nous sont ressassés dans tous les musées. Nous éduquons nos enfants, plus que jamais, à tous les arts imaginables et même à ceux qui ne le sont pas. Pourtant, de manière croissante, nous assistons à l'uniformisation stylistique et à la domination absolue d'une poignée d'artistes sur leur média. Il y a les génies d'un côté, qui sont ainsi qualifiés essentiellement sur des critères financiers et non artistiques, et de l'autre côté la masse immense de celles et ceux qui ne le sont pas. Il y a les bons artistes, et il y a les mauvais artistes. Ainsi parla le marché.</p> <p>Les résultats de notre monomanie et de notre monoculture sont là, en dépit de toutes nos protestations du contraire. Lors des grandes années de la parution de la série Harry Potter, son éditeur français Flammarion avait deux lignes comptables: une pour Harry Potter, une autre pour tout le reste du catalogue, qui compte 14'000 titres parmi lesquels Zola, Maupassant, Colette, Mauriac, et même Michel Houellebecq. Hollywood ne produit pratiquement plus que des resucées d'histoires de super-héros, ou des versions 0% matière grasse de films pour enfants. Le reste de la production a été pris en charge par les plateformes de streaming, Netflix en tête. Lors de la remise des Golden Globes en 2023, le comédien Ricky Gervais avait interpellé le patron de Netflix en s'amusant du fait que la cérémonie pourrait se résumer à décerner à ce dernier la totalité des prix dans toutes les catégories. La blague n'en était pas vraiment une. L'industrie du cinéma français est dans une situation comparable, si ce n'est pire, comme l'est celle de l'édition, mais aussi les galeries d'art, les théâtres, en bref, tout ce qui offre du contenu culturel est en chute libre. Tout, c'est-à-dire, plus de 90% de l'offre disponible, produite par des millions de musiciens, de peintres, d'écrivains, de poètes et d'acteurs. Ceci en dépit d'une population qui n'a jamais été aussi éduquée et demandeuse de contenus culturels, et qui pourtant finit par consommer partout exactement la même chose.</p> <p>Le choc esthétique qui m'a été offert lorsque j'ai entendu la chanson <em>Kiss</em> de Prince pour la première fois, que j'ai découvert <em>Matrix</em>, lu <em>American</em> <em>Psycho</em> ou visité la foire d'art de Bâle en 1992, rien de tout cela n'eût été possible si, derrière ces grands noms, n'étaient pas également valorisés et appréciés des millions d'autres artistes. On se souvient des Beatles, mais les Beatles n'auraient jamais existé si, à la même époque, des dizaines d'autres groupes de musiciens n'avaient pas également rencontré un succès commercial substantiel qui justifiait des rivalités féroces entre fans, se distinguant les uns des autres par leurs habits ou leur coiffure. La plupart de ces groupes ont vite disparu et leurs noms ont souvent été oubliés, on ne se souviendra bientôt plus que des quatre garçons de Liverpool. Mais tant que ces autres groupes oubliés furent actifs, ils ont permis à des centaines ou des milliers de gens de vivre de leur art, de susciter des vocations, d'enthousiasmer un large public et de permettre à d'autres styles musicaux d'émerger.</p> <p>Rembrandt est impensable sans les centaines de peintres du Grand Siècle hollandais qui se faisaient une compétition féroce à Amsterdam. Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. Autant que Brett Easton Ellis était un mauvais écrivain ou qu'Olafur Arnalds était un mauvais musicien. Les mauvais artistes sont souvent de bons artistes qui n'ont pas assez travaillé. Comme le rappelait Brassens, «sans technique, un don n'est rien qu'une sale manie». Encore faut-il permettre à ces mauvais artistes de devenir meilleurs. Ce qui signifie qu'il faut aimer et apprécier les mauvais artistes, et surtout ceux-ci. Les autres sont comme le frère du Fils Prodigue: ils n'ont pas besoin d'être sauvés. Je pensais à tout cela en voyant transpirer sur cette petite scène mes quatre acteurs belgradois. Je faisais le compte mental de leurs sacrifices, de leurs nuits sans sommeil, de leurs fins de mois compliquées, de la passion aveuglante qui les unissait et de l'incroyable générosité de leur démarche, ne désirant rien de mieux que nous distraire pour quelques courts instants. 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