A vif / La casse invisible
Tant de pannes, et l’une d’elles dont on parle peu. Qui touche à peu près tout le monde au plus profond. Celle des élans brisés. Edvard Munch, Melancholy, 1893. © Munch Museum / The Anatheum
Le coup de massue n’est pas spectaculaire. Les rues sont tristes, il est vrai, mais «après tout, ces mesures, ce n’est pas si terrible», murmure-t-on. Surtout chez ceux dont le salaire ou la rente tombent comme d’habitude. La détresse de ceux qui ont perdu, craignent de perdre leur emploi ou leur petite entreprise ne se voit pas. On en parle un peu, et on replonge vite dans le vacarme anxiogène. On se dit «c’est ainsi, ce doit être ainsi». La jeunesse elle-même ne bronche pas alors qu’on la dit déprimée, privée de ses plaisirs, mal prise dans ses études, avec toutes les raisons de s’inquiéter pour son avenir.
Tant de pannes, et l’une d’elles dont on parle peu. Qui touche à peu près tout le monde au plus profond. Celle des élans brisés.
A part quelques champions de l’énergie et de la créativité (on n’a pas tous la pêche d’Elon Musk), qui a encore envie de se projeter dans le futur, de faire des plans, d’entreprendre? Personne ne peut croire que dans un, deux ou trois ans, tout reviendra comme avant. Des changements, pour le meilleur et pour le pire, modifieront durablement le fonctionnement de la société. Mais lesquels? Jusqu’à quel point? Dans cette incertitude, comment imaginer les rebonds, les fenêtres nouvelles?
Ces questions ont de quoi tarauder les jeunes qui cherchent leur voie. Mais aussi toute une frange de la population déjà larguée, dans la restauration, l’hôtellerie, le petit commerce, le voyage, le divertissement, la culture. Des secteurs pour une part déjà fragilisés auparavant et pour qui la crise sera, dans bien des cas, le coup de grâce.
Certes des aides tombent du ciel étatique. Il en faudrait plus, beaucoup plus, entend-on. Sans doute. Mais pour combien de temps encore? La Suisse est un pays riche, avec des réserves financières considérables, la capacité de s’endetter encore et encore. Tant mieux. Mais sur quelle perspective d’avenir débouche cette politique?
Lire aussi: De grâce, redressons la tête!
En fait tous les Européens en sont là. A attendre le salut d’en haut, de leurs autorités implorées de se montrer généreuses. Les dirigeants qui osent mettre un bémol à ces demandes sont désignés comme des grincheux. Certains, il est vrai, sont des grippe-sous publics. Mais comment ne pas voir qu’il faudra autre chose pour relancer la machine après le décrochage? Quoi? Des élans individuels et collectifs. Alors que les individus sont plutôt en train de ratatiner leur horizon. Alors que les collectivités publiques restreignent les plans élaborés dans l’euphorie d’hier.
Les pouls ralentissent. Pas en Asie cependant où la vitalité, la foi dans la reprise, la soif de prospérité restent intactes. Pas en Afrique où l’on lutte pour la survie au quotidien. Pas en Amérique où la mentalité des pionniers n’a pas disparu. Serait-on face à un mal de civilisation sur notre Vieux-Continent? Un mal qui ne date pas d’hier mais qui prend une tournure particulière, une forme d’asthénie doublée d’un immense besoin de protection.
L’entrepreneur et chroniqueur au Figaro, professeur à Sciences Po, Mathieu Laine, va jusqu’à titrer son récent ouvrage (aux Presses de la Cité): Infantilisation. Une ode à la responsabilisation individuelle. «La bureaucratie, écrit-il, est ainsi devenue, pour notre Bien, une Big Nanny tutélaire et tentaculaire maternant jusqu’à l’absurde le moindre de nos gestes… Si personne ne conteste la nécessité d’intervenir face à un tel péril, c’est la manière dont on nous a parlé, la façon dont on a pu si facilement verrouiller nos vies qui interrogent. Car nous n’avons pas seulement été dociles. Nous sommes de plus en plus nombreux à avoir «besoin» d’être pris en charge, d’être bercés, protégés, y compris contre nous-mêmes. L’infantilisation est un poison lent.» Et de citer le Père Ubu, imaginé il y a plus de cent ans par Alfred Jarry: «Gare à qui ne marchera pas droit!». Et pan! «Chacun de nous est désormais appréhendé comme un malade putatif et un criminel en puissance.»
Commencer redresser la tête? Sûrement pas par de puériles criailleries. Par l’action politique. Mais il faut pour cela un effort personnel. Une piste? Pour secouer l’asthénie, élargir le regard. Où sont passés les objectifs «grand angle» à la télé? A force de suivre les événements au jour le jour, l’avalanche des chiffres, les rafales d’ordres, on s’abrutit. S’arrêter un moment et penser à l’histoire peut-être. Aux vagues d’épidémies qui ont ravagé le monde et qui furent vaincues par la science. Chez nous on mourait encore de la tuberculose dans les années 50. Et elle tue encore là où la médecine fait défaut. Remonter des images… Errant dans les ruines des villes détruites par la guerre, les rescapés, les femmes en particulier, qui se retrouvaient seules avec les enfants, auraient eu toutes raisons de déprimer. Au lieu de quoi, les survivants ont brassé les pierres, reconstruit les maisons, les entreprises, leurs vies. Et ces pays brisés se sont redressés. Cela dit juste pour retrouver le sens des proportions.
Il est vrai que la casse des élans, aujourd’hui, pose d’autres questions. Une civilisation qui a réussi à préserver assez bien son idéal démocratique et gagné une prospérité remarquable même si l’on en connaît les failles, un monde qui a connu un tel confort, une telle prolongation de l’espérance de vie, a toutes les peines à imaginer un autre avenir, à fouetter ses énergies. A la différence des Asiatiques mus par un formidable désir de revanche sur le passé et sur la misère. D’où surgira le récit fondateur propre à nous donner des fourmis dans les jambes et les méninges?
Prenez garde à vous, nous disent aimablement les amis. Disons plutôt: prenons garde à nous tous, à notre avenir. La narcose partielle qui nous est imposée — non sans raisons — peut avoir des effets secondaires. Dont la perte du goût! Non pas celle typique de la fameuse maladie, mais la perte du goût de la liberté. Celle-ci exige la vivacité de nos têtes. Ne les laissons pas s’embrumer dans les médications rassurantes de l’Etat-nounou.
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A l’initiative d’un infatigable, le Cheikh Khaled Bentounes, algérien, leader de la fraction minoritaire, humaniste et pacifiste de l’islam, le soufisme (300 millions de fidèles). Depuis quarante ans, explique-t-il, il parcourt le monde pour promouvoir le dialogue interreligieux, l’égalité hommes-femmes, la protection de l’environnement et la paix. Juste de beaux discours? </span></p> <p><span>Il a connu bien des échecs. Comme dans sa tentative de faire débattre des rabbins et des imams, comme dans ses espoirs de désamorcer l’interminable hostilité entre l’Algérie et le Maroc, ses deux patries. Il voit bien qu’un peu partout, c’est l’intérêt géopolitique qui l’emporte, camouflé ou pas sous des antagonismes religieux. Quelle patience! Mais la force de la pensée fait tourner la roue, pense-t-il. La reconnaissance de la dignité humaine, certes tant bafouée aujourd’hui, a aussi progressé au fil du temps. 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Informer les enfants sur la sexualité, d’accord, mais pourquoi pas aussi sur nos comportements individuels et collectifs entre tensions et rapprochements? Autrement dit, apprendre à se parler pour de bon. Se dire, pour citer le chef soufi, que «la paix, c’est plus que l’absence de guerre» ou «passer du je au nous». Mais évidemment il y a plusieurs façons d’interpréter le mot. Comme le faisait remarquer la vice-maire de Genève, Christina Kitsos: «Quand on prétend chercher la paix en prolongeant la guerre, c’est paradoxal!»</span></p> <p><span>Au Palais des Nations le débat volait haut. Mené par le cinéaste romand Philippe Nicolet, avec des intervenants et intervenantes d’horizons très divers. Entre autres Jakob Kellenberger, ex-diplomate et ex-président du CICR, fort de son expérience de négociateur («une négociation n’a de chance que si elle a le droit d’échouer»), penché sur la façon de «déradicaliser» un conflit, insistant sur la crédibilité des efforts dans la durée. En écho avec le propos de Bentounes: «faire de l’ennemi son partenaire». Voilà un homme qui en connaît un bout sur l’art de la médiation, autre thème largement traité lors de cette session. Un exercice qui va bien au-delà du champ politique, fort utile au quotidien. </span></p> <p><span>Témoignage fort aussi de la Palestinienne Hiba Qasas, directrice de l’ONG internationale «Principles for peace». Sans complaisances, dépassionnée, à la fois réaliste et idéaliste. Puisse-t-elle entrer un jour en politique au service de son pays en devenir! L’intervention fine de Bariza Khiari, ex-sénatrice de Paris (une déçue de Macron…), présidente de la Fondation Alphil, dédiée à la préservation et la valorisation du patrimoine mondial, sut rappeler l’importance de la mémoire. Qui paraît manquer chez tant de dirigeants va-t-en-guerre d’aujourd’hui. L’histoire des nations peut diviser mais aussi réunir quand elle s’écrit avec d’autres, quand elle met en lumière l’entrelacs des civilisations au fil du temps. La culture de la paix s’enracine dans la culture tout court. Sans les livres, sans les philosophes, sans les arts, on reste prisonnier des certitudes bornées et des passions du présent.</span></p> <p><span>A noter que cette fin de semaine, ces préoccupations font <a href="https://2024.16mai.org" target="_blank" rel="noopener">l’objet d’autres discussions</a>, en divers lieux du bout du lac. Beaucoup ricaneront. Ils traiteront Bentounes de «doux rêveur» comme le fait le <em>Nouvel Obs</em>. Ils renverront ses amis de tous poils aux réalités terre-à-terre, à la raison cynique ou aux discours standardisés. Tout ce baratin pacifiste, c’est du brassage d’air, diront-ils. 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Syndicats et autorités politiques ont pourtant tout fait pour sauver l’entreprise historique, aux mains d’une multinationale qui compare avantages et inconvénients de chaque lieu de production. Ici, hauts salaires, franc fort et dans ce cas, retard technologique. Donc, départ. Chapeau aux travailleurs qui cherchaient des solutions, des innovations. Les voilà licenciés. Les messages de solidarité font du bien mais n’assurent pas leur avenir. Qu’ils puissent être aidés à rebondir.</span></p> <p><span>Est-ce à dire que notre pays est menacé de désindustrialisation comme il en est beaucoup question chez nos voisins? Gare aux réponses trop simples. Les faits. Face au secteur des services comptant les banques et les assurances, le tourisme, le commerce de gros et de détail, l'administration publique et les assurances sociales, qui pèse pour 75% du PIB, l’industrie résiste, avec environ 24% (contre moins de 14% en France!). 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Le groupe pharmaceutique Lonza, dont le siège est à Bâle mais le site de production à Viège, y a investi plus d’un milliard de francs. Un nouveau complexe de production high-tech fournit des solutions adaptées pour le développement et la fabrication de nouveaux médicaments. Ce site et ses possibilités inédites dans la pharma ancrent Viège et le Valais au cœur des chaînes mondiales de création de valeur. Les investissements dans la recherche et la formation ont joué un rôle majeur pour le développement économique du canton. A la génération précédente, c’est la HES, la Haute école spécialisée, qui a formé des ingénieurs précieux pour alimenter une industrie en plein essor. Petit à petit tout un écosystème propice à l’émergence d’idées innovantes s’est installé en Valais. La Fondation The Ark favorise l’établissement et l’éclosion de start-ups dans les domaines de l’informatique, de l’énergie, des sciences de la vie et de l’environnement. 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Ou leur politique dite verte conduira-t-elle à la décroissance? La concentration des efforts sur la course aux armements et l’aide à l’Ukraine, telle qu’elle est brandie aujourd’hui, peut aider certains secteurs industriels mais coûtera extrêmement cher. On articule à Bruxelles le chiffre de 100 milliards à cette fin d’ici 2029. Ce sera forcément au détriment d’autres attentes, dans les infrastructures, l’éducation, la recherche, la cohésion sociale. Sans compter que la transition écologique, nous assure-t-on, nécessitera en plus une pluie de milliards. Quelles priorités fixera le nouveau Parlement? Selon les choix, les retombées sur l’économie suisse seront différentes. Le surarmement de l’Europe ne nous rapporte quasiment rien, sa santé économique et sociale nous est bien plus bien profitable.</span></p> <p><span>Deuxième point. Le fonctionnement même de l’Union. Deux tendances s’affrontent. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
3 Commentaires
@Marilyn 04.02.2021 | 10h13
«Beau texte motivant!! Bravo!!»
@janoux 07.02.2021 | 21h38
«Merci pour ce texte qui force la reflexion et incite à inventer une Société nouvelle si chacune, chacun est prêt-e à retrousser ses manches et également à se réinventer !»
@Eggi 08.02.2021 | 16h44
«Pourquoi un titre si négatif pour un article plutôt optimiste. Et pourquoi pas d'exemples concrets -il en existe à foison- d'étudiants qui continuent à étudier, d'entrepreneurs à entreprendre et d'artistes à créer. Certes autrement, car ils ont compris que rien ne sert de se plaindre d'une réalité implacable et sûrement durable. Et l'allusion à la responsabilité individuelle, quelque peu érodée dans nos Etats-Providence, constitue une excellente conclusion.»