Chronique / Baignoires
Alignés aux pieds des grands immeubles de style austro-hongrois ou néo-soviétique, une petite épicerie où le café est caché derrière la caisse, une banque allemande, un tabac ouvert jusqu’à minuit. © 2018 Bon pour la tête / Marie Céhère
L'écrivaine Marie Céhère est partie en Hongrie et livre ses impressions quotidiennes à «Bon pour la tête» sous forme de journal de bord. Découvrez, jour après jour, les épisodes de cette série hongroise.
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Des scènes crues, des situations inquiétantes, une réflexion profonde et dérangeante sur le viol, l’emprise et les mécanismes d'adaptation, tout cela creuse loin. Le «petit renne», l’explication sera donnée en toute fin du dernier épisode, c’est un jeune humoriste un peu raté et barman dans la vie, Donny, arrivé à Londres depuis l’Ecosse pour tenter de se faire un nom. Un jour, Martha, une grosse dame mal fagotée débarque dans le pub où il travaille, elle pleure, semble bouleversée, il lui offre une tasse de thé, sa vie devient un enfer. Donny observe que Martha lui voue un attachement malsain, qui se change en véritable harcèlement qu’il finit par se résoudre à dénoncer à la police. Mais, surprise ou non, cela ne règle en rien les insomnies, les angoisses, les incertitudes de Donny. Cette histoire est véritablement arrivée à son créateur, Richard Gadd, qui interprète également le personnage principal. 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Nous passons devant une boulangerie et un institut pour adultes non voyants, puis sous un pont ferroviaire, et nous nous arrêtons devant un immeuble de trois étages, à la peinture rose décrépie, hérissé de paraboles. Les poubelles sont sorties, les voisins sont absents, la porte est blindée. Miklós me fait faire le tour du propriétaire, m’indique que la ville où il réside avec sa femme, Gödöllö, est une destination intéressante, pour les gens comme moi. Je ne sais pas vraiment ce qu’il entend par là. Son idée de Paris est assez juste. Dans les ralentissements, il m’avait adressé un sourire de connivence: «vous savez ce que c’est! ». Je lui dis que j’ai plutôt pour projet de me rendre à Vienne, à deux heures trente de train. Il me demande, en allemand, si j’y ai de la famille. Je réponds «ja», nous sommes donc de lointains cousins, mais je ne parle vraiment pas bien allemand.
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Je remonte dans mon nouveau chez-moi et me fais couler un bain. Je ne bois pas de pálinka, l’alcool de prune local, pourtant recommandé par Miklós, mais un verre de vin rouge, production de la région danubienne. Je continue ma lecture de Guerre et guerre, le roman de László Krasznahorkai.
On ne parle pas assez de László Krasznahorkai. Il est le plus grand écrivain hongrois vivant, né en 1954, scénariste de Béla Tarr, lauréat de dizaines de prix littéraires, dont les prestigieux prix Sándor Márai, prix Kossuth, et le Man Booker Prize anglais en 2005. C’est un combattant. Sa place au Panthéon est réservée quelque part auprès de Proust, Beckett et Kawabata. Il a le look de Richard Brautigan. Le Nobel de Littérature hongrois Imre Kertész le considérait comme l’unique consolation métaphysique de notre époque. Guerre et guerre me console de beaucoup de choses. Krasznahorkai fait un usage très économique des points: un toutes les deux pages, maximum, et raconte l’épopée de György Korim, un archiviste un peu fou, venu à New York accomplir un «Grand Projet»: faire en sorte qu’un manuscrit anonyme, découvert par hasard, accède à l’éternité grâce à internet. C’est drôle et édifiant, loufoque sans être grotesque, d’une maîtrise à donner le vertige. Je me demande, alors que l’eau du bain refroidit, si toutes les sornettes que tout le monde écrit chaque jour sur internet accèderont, en même temps que Laszlo Krasznahorkai, à l’immortalité. Un autre génie se débrouillera pour le dire.
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