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Histoire


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Le 21 février 1944, les murs de Paris se couvrent de grandes affiches rouges. Placardées à 15'000 exemplaires, elles exposent à la vindicte des Français dix hommes auxquels il est reproché plusieurs dizaines d'attentats sous couvert de libération. Cette «armée du crime» compte sept juifs dont quatre nés en Pologne et trois en Hongrie, un natif d'Espagne, un autre d'Italie, le dernier enfin d'Arménie.



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Article publié sur Herodote.net le 21 février 2024


Le même jour, ces résistants ainsi que douze autres compagnons d'infortune ont été fusillés au mont Valérien. Leur chef militaire, Joseph Epstein, dit colonel Gilles, juif de Pologne, le sera un peu plus tard, le 11 avril 1944.

La seule femme du groupe,  Olga Bancic (32 ans), juive de Bessarabie, sera guillotinée à Stuttgart le 10 mai 1944. Tous, Français ou étrangers, sont communistes et appartiennent aux Francs-tireurs et partisans de la Main-d’Œuvre immigrée (FTP-MOI).

Cette affiche complète la publication d'une brochure intitulée « L'Armée du crime » dans le cadre d'une campagne de propagande antisémite et xénophobe orchestrée par les nazis. Elle nourrira après la guerre la mémoire de la Résistance avec un poème de Louis Aragon publié dans L'Humanité du 5 mars 1955 sous le titre « Le groupe Manouchian », d'après le nom de l'Arménien de l'affiche.

Ce poème inspiré par la lettre bouleversante de Missak (Michel) Manouchian à son épouse Mélinée sera ensuite rebaptisé Strophes pour se souvenir et mis en musique et chanté en 1959 par Léo Ferré sous le titre L'Affiche rouge. Cette mémoire trouve son aboutissement ce 21 février 2024 avec l'entrée au Panthéon(Paris) de Mélinée et Missak Manouchian. Les noms des vingt-quatre martyrs figurent sur une plaque à proximité de leur caveau...

Un réseau très recherché

C'est en 1925 que le jeune parti communiste français a réuni ses militants d'origine étrangère dans la section Main-d’Œuvre étrangère ou immigrée (MOI) avec autant de sous-sections que de langues usuelles (italienne, polonaise, hongroise, espagnole,... et yiddish). 

Suite à l'invasion de l'URSS par la Wehrmacht, le 22 juin 1941, le parti communiste se décide à entrer dans la Résistance active. À la fin de l'année 1941, il fond ses organisations de jeunesse au sein des Francs-tireurs et partisans.

En mars 1942 est fondé le réseau des FTP-MOI par Boris Holban (34 ans), de son vrai nom Bruhman. Issu d'une famille juive qui a fui la Russie pour la Bessarabie puis la France, Boris Holban s'est engagé en 1939 dans un régiment de volontaires étrangers. Fait prisonnier, il a réussi à s'évader grâce au réseau d'une religieuse de Metz, Soeur Hélène (François Mitterrand bénéficiera du même réseau).

Il constitue trois détachements (roumains, italiens et yiddish) sans compter un détachement spécialisé dans les déraillements et des services de renseignement, de liaison et de soins médicaux. Ce sont au total 30 combattants et une quarantaine de militants.

Les FTP-MOI vont multiplier les actions en région parisienne contre l'occupant et les collaborateurs.  On évalue leur nombre à 229 de juin 1942 à leur démantèlement en novembre 1943 par la Brigade Spéciale N°2 des Renseignements généraux (BS2), un organe de la préfecture de police de Paris chargé de la traque des communistes.

La plus retentissante de leurs actions est l'assassinat, le 28 septembre 1943, du général SS Julius Ritter (51 ans), qui supervise le Service du Travail Obligatoire (STO), responsable de l'envoi en Allemagne de centaines de milliers de jeunes travailleurs français.

Ces actions se révèlent toutefois très coûteuses en hommes, de sorte que les FTP-MOI en viendront à recruter des résistants de plus en plus jeunes, à l'image de Thomas Elek, juif né à Budapest en 1924, élève au lycée Louis-le-Grand.

En mars 1943 sont arrêtés cinquante-sept jeunes juifs de la MOI, dont leur chef, Henoch (Henri) Krasucki (né près de Varsovie en 1924, il deviendra secrétaire général de la CGT de 1982 à 1992). En juillet 1943 a lieu une deuxième arrestation de masse. Parmi la centaine de résistants arrêtés par la police française, certains sont déférés devant des tribunaux militaires allemands et fusillés au Mont-Valérien, d'autres sont déportés à Auschwitz.

En août 1942, la direction nationale des FTP enlève la direction des FTP-MOI à Boris Holban car celui-ci refuse de sacrifier ses hommes dans des actions hasardeuses. Il juge non sans raison que le réseau est au bord de la rupture par manque d'hommes. Il est remplacé à la tête du groupe par Missak Manouchian.

Le 12 novembre 1943, la dernière action des FTP-MOI, l'attaque d'un convoyeur de fonds allemand dans la rue Lafayette, se solde par un échec. Le jeune footballeur d'Argenteuil Rino delle Negra est blessé et arrêté ainsi que ses trois compagnons. 

C'est le début de la fin.

Suite à une trahison, Missak Manouchian est à son tour arrêté avec son chef Joseph Epstein le 16 novembre 1943, à Évry Petit-Bourg, sur les berges de la Seine. Au total, la police procède à soixante-huit arrestations.

Torturés puis livrés à la police militaire allemande, Manouchian et 22 de ses camarades sont jugés le 19 février 1944 dans un procès à grand spectacle, à l'hôtel Intercontinental, devant la presse collaborationniste qui s'appesantit sur leurs origines. Ils sont fusillés deux jours plus tard(sauf Olga Bancic), après avoir fait l'objet d'une séance de photos dans la cour de leur prison pour les besoins de la propagande : brochure et affiche.

« Quel fut l'impact de l'affiche sur l'opinion publique française ? Force est de constater que nous n'en savons rien. À ce jour, aucune étude n'a été faite sur ce point », écrit l'historienne Annette Wieviorka (Anatomie de l'Affiche rouge, Seuil, février 2024).

Mais dès mars 1944, selon les mots de l'historienne Margaret Atack, l'affiche va faire l'objet d'un « processus narratif et idéologique » dans la presse clandestine communiste qui occultera toutefois son caractère antisémite !

Ainsi les 23 condamnés du 19 novembre 1944 deviendront-ils les porte-drapeaux symboliques de la Résistance communiste et étrangère en France. C'est à ce titre qu'ils ont aujourd'hui les honneurs du Panthéon.

Missak Manouchian: «Je n'ai aucune haine contre le peuple allemand»

Missak (Michel) Manouchian, chef déclaré de ce groupe de résistants, est né en Arménie 36 ans plus tôt et a perdu son père dans le génocide arménien.

Après la Grande Guerre, il est recueilli ainsi que son frère aîné dans un orphelinat libanais où il s'initie à la menuiserie et se découvre une passion pour la littérature et des dispositions pour la poésie. Réalisant enfin son souhait le plus cher, il gagne la France en 1924. Il y apprend le métier de menuisier et travaille à la Seyne-sur-Mer puis à Paris. C'est là qu'il a la douleur de perdre en 1927 son frère, dernier membre de sa famille, victime de la tuberculose.

Il fréquente les milieux arméniens et littéraires, suit des cours à la Sorbonne, écrit des poèmes et se consacre à la littérature et à l'étude, traduit enfin des poètes français tels que Baudelaire en arménien.

En 1934, il adhère au parti communiste français puis, l'année suivante, au groupe MOI (Main-d'Oeuvre Immigrée), une antenne du syndicat communiste, la CGTU, dans laquelle il rejoint la section arménienne et y fonde une revue en arménien. Il y fait la rencontre d'une jeune rescapée du génocide, orpheline comme lui, Mélinée. Il l'épousera après une cour assidue de plusieurs mois.

Pendant l'occupation allemande, Missak rejoint les FTP-MOI (Francs-Tireurs et Partisans-Main-d'Oeuvre Immigrée).

En 1933 comme en 1940, Missak Manouchian a déposé une demande de naturalisation en exprimant le souhait de faire son service militaire. Mais sa demande est à chaque fois refusée. Il est néanmoins engagé volontaire au printemps 1940.

Pendant l'Occupation, il entre dans le militantisme clandestin, rejoint les FTP-MOI et devient responsable de la section arménienne. Il vit avec son épouse 11 rue de Plaisance, dans le 14e arrondissement.

À ses juges, le 19 février 1944, Missak Manouchian aurait lancé selon la presse collaborationniste : « Vous avez hérité la nationalité française, nous l'avons méritée. »

La dernière lettre de Missak (Michel) Manouchian à sa femme

Comme tous les condamnés, Missak Manouchian est autorisé à écrire une lettre d'adieu à la personne de son choix. Notons qu'il signe cette lettre de son prénom francisé, Michel.

Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée,Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.
Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.
Je m’étais engagé dans l’Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous… J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d’avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’armée française de la libération.
Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fait de mal à personne et si je l’ai fait, je l’ai fait sans haine. Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t’embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.

Manouchian Michel

Epilogue

Rappelé par les FTP en décembre 1943, Holban retrouvera et exécutera le traître qui a livré le groupe. Après la Libération, il s'en retournera en Roumanie où il deviendra colonel puis général. Mais le dictateur Ceaucescu le déchoiera de son grade et l'enverra travailler dans une usine jusqu'à sa retraite. Revenu en France, il sera décoré de la Légion d'Honneur le 8 mai 1994 sous l'Arc de Triomphe de l'Étoile par le président Francois Mitterrand.

Parmi les fondateurs des FTP-MOI figurent Artur London, juif né en Moravie, et Adam Rayski, juif de Pologne. L'un et l'autre rentreront dans leur pays natal après la guerre pour se mettre au service du gouvernement communiste. Artur London se fera connaître comme l'auteur de L'Aveu, une dénonciation des procès de Prague. Adam Rayski, qui a participé en 1943 à la fondation du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), reviendra en France en 1959.

Mélinée, épouse de Missak Manouchia, a réussi à échapper à la police. Elle s'est réfugiée chez ses logeurs, les Aznavourian, dont l'un des enfants deviendra chanteur sous le nom de Charles Aznavour.

À la Libération, elle regagnera l'Arménie soviétique avant de se faire rapatrier en France en 1954. Jusqu'à sa mort, le 6 décembre 1989, à 76 ans, elle cultivera la mémoire de son époux et de leurs compagnons de résistance (sans se remarier comme l'y invitait Missak).

Le dernier survivant du groupe Manouchian, Arsène Tchakarian, est mort le 6 août 2018, après avoir survécu au génocide arménien et à la répression nazie.


Strophes pour se souvenir

Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans.

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents.

Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand.

Adieu la peine et le plaisir adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.

Louis Aragon, Le roman inachevé, 1956.

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