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<h3>Quelques définitions</h3>
<p>Didier Lemaire n’entend pas faire une histoire philosophique de la nation mais «cerner une notion que nous ne comprenons plus». Quelques définitions s’imposent donc pour démarrer. La nation trouve son origine, en France, en 1789, lorsque le peuple se dote d’une représentation politique qui fonde et garantit la souveraineté des lois. Mais le peuple n’est qu’une partie de la nation. Celle-ci englobe, du fait de la stabilité des institutions politiques, tous les citoyens passés, présents et à venir «dans une continuité historique». Ainsi, la nation «constitue une réalité au-delà des citoyens eux-mêmes, une réalité abstraite et générale». </p>
<p>«La nation est la condition de la représentation du peuple», elle existe à partir du moment où les représentants du peuple sont rassemblés. Comme cela est proclamé lors du Serment du Jeu de Paume, le 20 juin 1789, «partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée Nationale».</p>
<p>Pour le dire encore autrement et s’écarter de ces origines franco-françaises, «si la nation n’était pas souveraine, source de toute autorité, elle ne serait plus la nation. Un individu, un roi, ou un corps social règnerait sur elle.» De manière imagée: «au théâtre, la nation serait le personnage couché sur le papier, tandis que le peuple serait voué à l’incarner». Dans une incise qui concerne particulièrement la Suisse, l'essayiste ajoute que la présence d'une langue unique n'est pas une condition <em>sine qua non</em> pour faire nation. Le multilinguisme suppose «seulement» un degré plus élevé dans l'élaboration de la culture politique.</p>
<p>La thèse de l’auteur, c’est que la gauche s’est, depuis plusieurs décennies, en France comme dans d’autres pays occidentaux, rendue coupable d’avoir abandonné la nation comme une idée désuète, en l’occurrence à la droite. Plutôt que de demeurer attachés à ce que Marx considérait comme une «communauté illusoire», les partis de gauche se sont tournés vers la défense des minorités, ayant également abandonné la lutte des classes. Ainsi combattent-ils la nation telle qu’elle fut conçue par les révolutionnaires de 1789, aussi bien que le principe de non discrimination<strong><sup>1</sup></strong>.</p>
<p>Didier Lemaire plaide pour l’application de ce seul principe. Non qu’il établisse <em>de facto</em> et de manière performative l’égalité des droits qu’il proclame, mais parce qu’il est précisément le garant de l’existence même de la nation. L’égalité de fait ne peut se réaliser que dans et par l’universalisme. </p>
<p>Contrairement à la tradition des essais politiques des XVIIème et XVIIIème siècles, <em>Petite philosophie de la nation</em> se prête peu à la description des différents régimes contemporains. Didier Lemaire souligne pourtant qu’il est crucial pour nos démocraties de <em>comprendre</em> à nouveau ce qu’elles sont. Sans attendre que l’adversité nous y oblige. Car «en dehors du peuple ukrainien, quel peuple, aujourd’hui, sait encore ce que signifie être une nation?»</p>
<h3>L’individu...</h3>
<p>Le pivot du raisonnement, c’est l’individu. Un parti pris qui peut sembler contre-intuitif: comment mettre l’individu au cœur d’une conception universaliste? L’individu, qu’il ne faut pas entendre au sens d’une célébration de l’individualisme, synonyme d’égoïsme et de repli sur soi, est la particularité de notre civilisation, explique l’auteur. Nous sommes les héritiers de la (re)découverte de la subjectivité par les humanistes, du <em>Cogito</em> de Descartes, de l’art du portrait de Rembrandt ou des destinées des personnages des romans classiques. L’originalité du propos est d’utiliser l’individu comme outil pour penser tout à la fois contre le totalitarisme et le délitement de la nation. Car, comme le posent les définitions préalables, la nation n’est <i>que</i> politique. Elle n’a rien à voir avec l’essence ou l’identité des peuples, et il n’existe donc rien de tel qu’une «identité nationale».</p>
<p>L’individu est la clé de l’universalisme dès lors que l’on comprend qu'il «ne se définit par aucune autre qualité particulière. On ne peut le caractériser que par la faculté de dire ‘je’». </p>
<p>C’est le contraire de l’assignation à une place, à une fonction (comme le fait Platon dans la <em>République</em>, rappelle le professeur), à une classe (Marx) ou encore une identité, une origine. C’est la possibilité laissée aux hommes de choisir leur vie. En ce sens, et pour tacler une première fois les mouvements multiculturalistes <em>woke</em>, que «la culture d’origine n’est qu’une origine dont on a oublié les origines».</p>
<p>La nation n’est <i>que</i> l’«expression de la reconnaissance politique de l’individu dans la société»; elle est «formée d’individus qui se reconnaissent les uns les autres comme tels».</p>
<h3>... et ses ennemis</h3>
<p>L’auteur défend ici un positionnement de gauche humaniste et universaliste. La portée de l’essai est d’autant plus grande qu’il désigne ses ennemis – et les ennemis de la nation – sous la forme de concepts, pas par des exemples circonstanciés, ce qui accroit le pouvoir clinique de la démonstration.</p>
<p>Il pose la nation comme rempart au nationalisme. Dans le nationalisme, le «nous» institué par le droit est transformé en un «nous métaphysique». Il est la conséquence de la création d’un mythe identitaire, un discours de communion aux contours aussi vagues que ceux d’un portrait astrologique: nous <em>sommes</em> ceci et cela, les autres <em>sont</em> ceci et cela de différent...</p>
<p>Mais, ajoute-t-il, le nationalisme n’est pas l’apanage de la droite. Celui-ci est en effet également, et ce qui semble paradoxal, porté par la gauche néomarxiste. Une grande partie de l'essai est consacrée à cet argument et à un appel à la vigilance. «Le nationalisme de demain sera probablement postnational», «antiraciste», «pour lui, la vraie nation est l’image inversée de celle des nationalistes classiques (...) et tant pis pour les personnes qui ne veulent pas se définir par la couleur de leur peau!»</p>
<p>Là où ce type de nationalisme «en négatif» menace sérieusement l’unité de la nation, c’est par le rôle et la nature qu’il octroie à l’individu. Individu qu’il rejette, en réalité, sous le prétexte que c’est à la société de constituer l’homme, et non l’inverse. Aucune responsabilité politique, «hormis la loyauté au groupe» n’est conférée au citoyen. L’individu n’est plus un sujet autonome. </p>
<p>Assigner les individus d’abord à leur appartenance aux «dominants» ou aux «dominés», sans possibilité d’émancipation, constitue à ce titre un mode de pensée fasciste, une organisation clanique et contraire au principe d’égalité. Et la charge contre ce que l’auteur désigne comme «le sophisme woke» va plus loin encore. Ce dernier mine la possibilité même de la société fondée sur des relations entre individus, c’est-à-dire la nation. Il sape les fondements de l’état de droit: «les relativistes voient l’universalité des lois comme la forme déguisée de l’oppression puisque cette universalité ne serait jamais que celle d’une culture, la nôtre en l’occurence, imposée aux autres cultures.» Et se rend coupable, sous couvert d’antiracisme, de conceptions identitaires peu différentes de celle de l’extrême-droite traditionnelle, racistes. «Ils traitent les individus comme de simples spécimens interchangeables d’un groupe culturel défini par des caractères intangibles et immuables». </p>
<h3>Veille et compréhension</h3>
<p>Le nationalisme, de quelque bord qu’il soit, prospère sur l’affaiblissement de la nation, autant qu’il y contribue. Pour parer à cela, Didier Lemaire propose bien sûr de renforcer le rôle de l’éducation (nationale), comme ciment de la nation, dans l’émancipation des individus.</p>
<p>La menace est bien réelle, et elle est, affirme-t-il, totalitaire. Dans un dernier mouvement, l’auteur définit en effet le totalitarisme comme l’extermination (physique, psychologique ou bien les deux) de l’individu. La surveillance exercée par ces régimes sur leur population abolit l’autonomie. La délation et la suspicion qu’ils entretiennent détruisent toute possibilité de lien. La terreur intellectuelle est instaurée dès lors que les individus, déjà assignés à des groupes («dominants» ou «dominés» ici) sont enfermés dans les catégories de «bons» et «mauvais», de «victimes» et «coupables». Sur le modèle de la secte (et l’on reliera la dimension religieuse du totalitarisme soulevée par Didier Lemaire à l’exposé du philosophe Jean-François Braunstein dans <em>La religion woke</em>, Grasset, 2022), les «purs» condamnent les «impurs» pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils pensent, et annihilent toute possibilité de dialogue.</p>
<p>Seules la vigilance et surtout la compréhension qu’une nation a d’elle-même peuvent élever des barrières pérennes contre les dérives totalitaires. Didier Lemaire reprend ici les vues de l'anthropologue Marcel Mauss: «une nation serait une société qui a conscience d’elle-même en tant que société, pas seulement en tant que groupe ou qu’unité distincte d’un autre groupe». Et «la nation, c’est le pouvoir de la société se donnant une unité par l’institution réfléchie de son organisation politique». Elle est nourrie, créée et recréée par un idéal fédérateur qu’il faut entretenir et surtout comprendre, même et d’abord au sens physique.</p>
<p>Or, nous comprenons-nous encore nous-mêmes? Comprenons-nous encore ce que nous sommes? Cet enjeu de compréhension et d’entretien d’un idéal commun est mis à l’épreuve par les crises qu’une société traverse, et que nos sociétés traversent de fait ces dernières années. Quand les difficultés économiques fragmentent l’unité nationale, quand les désaccords politiques et sociaux isolent les citoyens, chacun campé sur ses positions, quand la perte de sens les fait se tourner vers des mouvements religieux, au sens large, se pose en effet le défi de la compréhension: que sommes-nous, que sommes-nous les uns pour les autres, comment voulons-nous continuer de vivre ensemble?</p>
<hr />
<h4><strong><sup>1</sup></strong>Article 1 du préambule de la Constitution de 1958: «La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales.»</h4>
<hr />
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<h4>«Petite philosophie de la nation», Didier Lemaire, Editions Robert Laffont, 216 pages.</h4>',
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<h3>Quelques définitions</h3>
<p>Didier Lemaire n’entend pas faire une histoire philosophique de la nation mais «cerner une notion que nous ne comprenons plus». Quelques définitions s’imposent donc pour démarrer. La nation trouve son origine, en France, en 1789, lorsque le peuple se dote d’une représentation politique qui fonde et garantit la souveraineté des lois. Mais le peuple n’est qu’une partie de la nation. Celle-ci englobe, du fait de la stabilité des institutions politiques, tous les citoyens passés, présents et à venir «dans une continuité historique». Ainsi, la nation «constitue une réalité au-delà des citoyens eux-mêmes, une réalité abstraite et générale». </p>
<p>«La nation est la condition de la représentation du peuple», elle existe à partir du moment où les représentants du peuple sont rassemblés. Comme cela est proclamé lors du Serment du Jeu de Paume, le 20 juin 1789, «partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée Nationale».</p>
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'content' => '<p>Taiwan, convoitée par la Chine, a pris la mesure du danger existentiel de la désinformation, pour la démocratie en général et pour sa propre souveraineté en l’occurence. La «guerre informationnelle» dont ses dirigeants accusent la Chine a conduit à considérer les fake news comme un virus. A la population de développer des anticorps.</p>
<p>Première stratégie, l’humour, pratiqué au sommet de l’Etat. En 2020, une étrange phobie a frappé le monde entier, nous nous en souvenons en Europe, et Taiwan n’y a pas fait exception: la crainte d’une pénurie de papier toilette, qui a entrainé... une pénurie de papier toilette, chacun s’employant à constituer des stocks. A Taiwan, une rumeur persistante affirmait que les masques étaient fabriqués à partir des mêmes matériaux que le papier toilette, et que ce dernier allait donc être relégué au dernier rang des priorités. Dans un territoire aussi densément peuplé que Taiwan, 23 millions d’habitants sur moins de 36’000 km<sup>2</sup>, les bousculades et les mouvements de foule dans les supermarchés ne sont pas passés inaperçus. Le gouvernement a fait appel à des humoristes. L’objectif étant que la vraie information se répande plus vite et plus largement encore que la rumeur. Le résultat est à la hauteur: un «mème» (un visuel destiné à devenir viral sur les réseaux sociaux) montrant supposément le derrière du Premier ministre taïwanais, qui se trouve être chauve, avec le commentaire «chacun n’a qu’une paire de fesses...» C’est-à-dire: il y aura bien du papier toilette pour tout le monde.</p>
<p>Deuxième stratégie, l’organisation et la coopération des citoyens. L’ADN donne en exemple la plateforme Co-facts. Il s’agit d’un site de <em>fact-checking</em> collaboratif: tout citoyen qui repère une fausse information sur les réseaux sociaux peut la «fact-checker». Un programme permet ensuite d’associer le contenu concerné avec la vérification et la dénonciation des fausses informations. Le système des notes de la communauté, sur Twitter, s’en rapproche. </p>
<p>Plusieurs autres initiatives existent à Taiwan, et les citoyens sont vigilants lors des crises ou d’événements politiques propices à susciter une vague de désinformation. Ainsi l’organisation MyGoPen avait infirmé les rumeurs de tricherie lors de l’élection présidentielle.</p>
<p>Troisième stratégie, le «<em>prebunking</em>». On connaissait le «<em>debunking</em>», qui désigne le fait de démontrer la fausseté d’une information ou d’un contenu et de le corriger. Les progrès de l’intelligence artificielle permettent désormais d’anticiper. Il s’agit de sensibiliser les citoyens notamment au danger des «<em>deep fakes</em>», ces fausses vidéos plus vraies que nature qui peuvent mettre en scène des célébrités ou des politiques et leur faire tenir n’importe quels propos.</p>
<p>Audrey Tang, la ministre des Affaires numériques de Taiwan, a expliqué en vidéo, en créant un <em>deep fake</em> d’elle-même, combien la manœuvre était facile. Et donc dangereuse.</p>
<p>La prévention fonctionne, note le magazine: «Des <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0065260123000266">études</a> récentes confirment que pour protéger les citoyens des fake news, il peut effectivement être utile de les exposer intentionnellement à de la désinformation. De quoi donner de la légitimité à la méthode du <i>prebunking</i>. Audrey Tang se félicite de ces initiatives: "Le résultat est qu’en 2024, lorsque nous avons vu des deep fakes pendant notre campagne électorale, ils n'ont pas eu beaucoup d’effet, parce que depuis deux ans, les citoyens ont déjà développé des anticorps dans leur esprit."»</p>
<p>Coopération, éducation et communication: une démocratie saine a tous les outils nécessaires pour armer ses citoyens contre les fausses informations. L'exemple taïwanais montre que l'implication des gouvernements est aussi indispensable que l'engagement des citoyens.</p>
<hr />
<h4><a href="https://www.ladn.eu/media-mutants/secrets-de-fabrication-comment-taiwan-parvient-a-lutter-contre-les-fake-news-de-la-chine/" target="_blank" rel="noopener">Lire l'article original</a></h4>',
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