Culture / Rwanda vers l’Apocalypse
«Rwanda vers l’Apocalypse», Michaël Sztanke, Seamus Haley et Maria Malagardis, disponible sur Play RTS jusqu’au 29 juin 2024, 70 minutes.
«L’après génocide est un vide énorme. Il faut tout réapprendre: aimer, sourire, imaginer. L’intimité du génocide appartient à ceux qui l’ont vécu.»
Rwanda vers l’Apocalypse fera date. C’est un document extrêmement précieux pour essayer de comprendre comment ce génocide a pu éclater il y a trente ans. A l’instar d’un autre documentaire dont nous avions parlé dans nos colonnes Une des mille collines, qui cible avec brio un aspect bien précis du génocide, le documentaire de Sztanke se concentre sur les sources. Alors que l’on considérait volontiers depuis l’Europe qu’il ne s’agissait que de combats interethniques entre Africains, archives à l’appui, le film va chercher les réponses au-delà des considérations hâtives voire racistes. Pour ce faire, ce sont autant les bourreaux que les victimes qui ont la parole. D’une journaliste de la radio génocidaire des Mille Collines interrogée en prison, à Paul Kagame lui-même, en passant par un général français sur place au moment du drame, un agent du renseignement rwandais et d’autres intellectuels observateurs ou acteurs du génocide. Tous ces témoignages se recoupent et constituent un discours cohérent qui va chercher la vérité. L'origine remonte au colonisateur belge, qui racialise les Hutus et les Tutsis, mesurant leur crâne ou leurs lèvres. Le colon s’allie aux Tutsis, considérés comme supérieurs, pour gouverner le pays; cependant que, vidéos à l’appui, les Hutus sont comme des «bantous à l’âme lourde et passive, ignorant tout souci du lendemain.» Alliance renversée lorsque les élites tutsis revendiquent l’indépendance. Le colon place au pouvoir les Hutus, et démarrent les discriminations envers les Tutsis dès 1959. Le pouvoir ne remet pas en cause la racialisation, alors qu’hutu et tutsi n’étaient que des catégories sociales avant les théories raciales. De 1959 à 1963, 20'000 Tutsis sont tués, des centaines de milliers fuient vers les pays voisins. C’est dès ce moment qu’une longue phase pré-génocidaire commence. Le documentaire fait état de chacune des étapes majeures qui préparent le génocide de 1959 à 1990. Il insiste notamment sur le rôle de la France qui, de Giscard à Mitterrand, soutient le gouvernement hutu, et considère la milice tutsi en diaspora comme un ennemi à combattre communément. S’éloignant de tout manichéisme, Rwanda vers l’Apocalypse montre comment les Hutus modérés sont eux aussi menacés. Le président Habyarimana semble vouloir apaiser les conflits, ce qui va néanmoins à l’encontre des projets des Hutus extrémistes, dont fait partie la femme du Président à la tête d’une clique d’intellectuels qui préparent déjà le génocide sur papier. C’est le début de la fin: une «solution finale» se met alors en marche. Chaque année, comme un compte à rebours vers l’Apocalypse, est prise en détail par le documentaire, de 90 à 94. A défaut de dévoiler toute la vérité sur des pages encore obscures de l’histoire, ce film excellent précis, poignant et intelligent interroge, cherche, confronte et raisonne sur ce génocide et nous emporte avec lui. Un film à voir urgemment; une réflexion à mener pour nos propres contrées: l’Apocalypse n’est pas toujours si loin qu’on le pense.
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Dès le 12 juillet prochain, ce seront encore les immenses Cézanne et Renoir qui feront briller les murs du musée. Quel que soit le nom de l’artiste, il est pourtant des expositions dont les œuvres vous atteignent d’une façon particulière. Ce fut bien le cas pour moi avec les tableaux d’Albert Anker dont je connaissais à peine le nom.</p> <h3>«Anker et l’enfance»</h3> <p>L’exposition s’articule en huit parties, dont les trois dernières sont les plus puissantes au niveau émotionnel. «Les enfants de la crèche», «Frères et sœurs» et «Jouer et apprendre» mènent à son paroxysme le parcours proposé en ce moment à la Fondation. Il n’en demeure pas moins que chacune des parties garde son intérêt propre et compte son lot de véritables chefs-d’œuvre.</p> <p>Qu’est-ce qui rend alors cette exposition si forte et élève sa valeur? C’est bien évidemment son thème: l’enfance. Cette enfance qui était aux yeux d’Albert Anker (1831-1910), peintre tardif après un parcours de théologie, originaire d’Anet puis monté à Paris, son sujet préféré. Celui-ci écrivait en effet: «J’ai toujours eu sous les yeux une foule de petits modèles. Leur présence me réjouit et me divertit. Toute ma vie je n’aimerais pas non plus être obligé de recourir à d’autres modèles, sauf quelques vieillards qui me racontent des histoires du temps jadis…»</p> <p>Néanmoins, un tel thème n’assure pas une réussite ni ne constitue une véritable œuvre artistique. Des images de bébés chats ou humains, bien que mignons, affichés sur les réseaux sociaux ne sont pas forcément mesure de créer la cohérence d’une exposition ni de pénétrer le cœur du visiteur. «Anker et l’enfance» a ceci de génial que les toiles présentées se distinguent par un style maîtrisé et fin, qu’elles portent en elles un message profondément humain et qu’elles racontent en somme toute une histoire.</p> <p>Sans prétendre à une critique d’art, à de l’analyse scientifique ou à un avis sur les tableaux qui se voudrait le bon, voici un florilège de quelques toiles exposées qui furent des coups de cœur parmi d’autres. Il ne s’agit ici en fait que du simple regard ému d’un spectateur, en l’occurrence moi, qui est raconté à travers quelques impressions déposées sur le papier après avoir visité l’exposition.</p> <h3><em>Ruedi Anker sur son lit de mort</em> (1869)</h3> <p>Si l’on croit qu’en exposant l’enfance, l’on se confine à ne dépeindre qu’un monde joyeux et idyllique, les quelques tableaux traitant de la mort des enfants nous ramènent à une réalité bien plus crue. C’est notamment le cas de <em>Ruedi Anker sur son lit de mort</em>, où Anker représente le corps de son propre fils mort à l’âge de deux ans. Qui dit enfance dit aussi fragilité: c’est ainsi que cette œuvre très personnelle nous rappelle aujourd’hui que la mortalité infantile était autrefois un fléau massif, qui donnait aux endeuillés un autre rapport à la vie et à la mort. Le peintre vit son deuil par l’art. 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C’est une communauté, avec ses joies et ses dysfonctionnements, où les uns sont en pleine ascension alors que les autres descendent tranquillement vers la sortie. <em>Le Vieillard et deux enfants</em> nous évoque des souvenirs d’enfance où demeurer auprès des grands-parents était une fête, par besoin quand les parents travaillaient, par plaisir quand il s’agissait de visiter les aînés.</p> <p>Les petits ont besoin de se nourrir de références dans leurs familles, autres que celles des parents uniquement. Ils ont besoin de connaître leurs racines et de grandir en sagesse à l’ombre des récits des vieillards. Ces derniers ont en revanche besoin de s’assurer que la relève est là et qu’ils peuvent partir en paix. 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Ce tableau, bien qu’exceptionnellement beau à mes yeux, reste représentatif des autres toiles, presque toujours prises en action, en somme des scènes bien vivantes où l’enfant s'attelle à une tâche du quotidien. En ce sens, Anker est à la peinture ce que Cartier-Bresson, avec ses scènes mythiques d’enfants dans les rues, est à la photographie. Ce n’est pas la scène léchée et posée qui touche le visiteur, mais bien la scène en action, face à laquelle on assiste à un déroulement d’une histoire. La <em>Jeune fille se coiffant</em> par les mains à l’œuvre et le visage tendre et sérieux ramène à l’application des enfants dans la solitude qui pour lesquels un simple tressage est un devoir de la plus haute noblesse.</p> <h3>L’enfance célébrée</h3> <p>A travers cette exposition, plus encore qu’Anker ou la peinture, c’est l’enfance qui est célébrée. L’enfance dans son innocence mais aussi l’enfance dans sa vitalité. L’enfance dans sa légèreté, mais aussi dans sa gravité. 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Pourrait s’ensuivre la traque menée par un époux fou furieux qui va tout franchir, tout casser, pour mettre la main sur celui qui a massacré son épouse. Ce n’est pas cela non plus dans notre roman.</p> <p>Sans entrer forcément en contradiction avec un <i>polar</i> classique, la scène de crime est particulièrement macabre. L’époux en question, Wahhch Debch, retrouve sa femme Léonie morte, après avoir été éventrée et violée. L’enfant qu’elle portait en son sein est évidemment mort aussi. Plus qu’un meurtre, il s’agit là d’une profanation, saignant d’une originalité terriblement créative. Féminicide et infanticide à la fois, qui laisse l’époux et le père meurtri, sans repères, sans voix, sans plus de paroles même, amputé quasiment de toute son humanité: il a perdu son âme. </p> <p>Wahhch, ayant perdu la raison, faculté traditionnellement attribuée à l’homme seul, en vient à se demander si ce n’est pas lui qui a tué. Pour retrouver la raison, il se lance à la recherche de l’assassin. Soutenu par le coroner en charge de l’affaire, Coach, il finit dans une réserve amérindienne, comparable à un animal blessé. Un lieu qui est «vulnérable» et «dangereux» à la fois. (p.136)</p> <p>A la suite de rencontres aventureuses, frôlant l’absurde sans en éviter le tragique, Wahhch se confronte à l’assassin. Mais le labyrinthe dans lequel nous engouffre <i>Anima </i>est encore loin de se terminer, car le but initial ne devient alors qu’une étape dans la quête véritable du personnage principal. Personnage qui doit encore retrouver quelle personne il est, recouvrer son nom en remontant à travers ses origines, pour saisir à nouveau un sens et les paroles, pour sauver ce qui peut être sauvé. Mais, on le sait depuis les traditions religieuses les plus antiques, en passant par le christianisme: tout salut ne se vit qu’à travers un sacrifice. Le Christ donne sa vie pour que tous aient la vie éternelle, Wahhch donne son âme pour que chacun retrouve la sienne. </p> <h3>La voix animale</h3> <p>La caractéristique la plus notable du roman, qui constitue sa poésie et son originalité, c’est sa narration animale. Trois des quatre parties du livre sont prises en charge par des animaux, des animaux non-humains. En réalité, on pourrait considérer que toute l’œuvre est portée par la voix animale, dans la mesure où l’homme est bien considéré en tant qu’animal parmi les animaux dans la quatrième partie. Le titre de celle-ci, «Homo sapiens sapiens», vient à la suite d’autres termes scientifiques qui indiquent le nom de l’animal qui pose un regard décalé du nôtre et qui narre la réalité qu’il observe.</p> <p>Une telle entreprise aurait pu assez facilement virer à la catastrophe. Elle marque néanmoins le coup de génie du roman. Ainsi, l’auteur, en se plongeant lui-même dans la peau d’un animal qui assiste de près ou de loin à la scène où interagissent des humains, nous permet aussi d’y plonger nous-mêmes.</p> <p>Au niveau stylistique, ce procédé permet des variations qui rythment le roman en multipliant des voix auxquelles on ne s’habitue jamais, comme si le narrateur changeait à chaque chapitre et que ce narrateur avait un langage et un regard propres. Tel est le cas avec les animaux, qui ne sont pas considérés en tant qu’entité unique, mais bien dans leur individualité, et j’oserais dire dans leur <i>personnalité</i> respective.</p> <p>La forme parle pour le fond: à travers les récits des animaux, l’auteur n’a nul besoin d’affirmer que chaque animal est doté d’une âme dont les caractéristiques sont traditionnellement attribuées à l’homme seul, nous en dressons le constat en nous laissant porter par le style soumis du chien ou passif du poisson.</p> <p>Au niveau sémantique, le regard de l’animal nous permet de poser un regard nouveau sur l’homme. En effet, la considération de l’animal pour l’homme prend une dimension plus profonde lorsqu’elle n’est pas expliquée par l’homme, mais qu’elle sort de la gueule ou du bec de l’animal lui-même, par ses propres <i>paroles</i>. Certes, on sait bien que dans les paroles du chien il y a celles de l’auteur, et pourtant la littérature permet de créer des possibilités que la science ignore. Scientifiquement, un chien ou toute autre bête, ne peut parler; mais en littérature, oui, si le texte indique que c’est tel chien qui narre, il en est alors réellement ainsi. En effet, la fiction peut dire vrai, même pour des faits qui ne sont pas observables dans la réalité du monde humain.</p> <p>A titre d’exemple, citons un passage vibrant de beauté, qui sonne comme évidence: «L’humain est un corridor étroit, il faut s’y engager pour espérer le rencontrer. Il faut avancer dans le noir, sentir les odeurs de tous les animaux morts, entendre les cris, les grincements de dents et les pleurs. […] L’humain est un corridor et tout humain pleure son ciel disparu. Un chien sait cela et c’est pour cela que son affection pour l’humain est infinie.» (p.149) Il semblerait véritablement que nous entendons la voix d’un chien. Chien dont on découvre qu’il prend en pitié l’homme au vu de sa condition de détresse permanente. Le chien est miséricordieux pour l’homme, comme on dit de Dieu qu’il l’est pour ses créatures. </p> <h3>Le passage de l'âme</h3> <p>Puisque Wahhch perd quasiment la parole suite au drame et qu’il ne lui reste plus que le cri, ce sont les animaux qui racontent. Par le transfert de la parole, s’opère aussi le transfert de l’âme pour les hommes. De façon explicite, lorsque Wahhch est confronté au bourreau Rooney, qui a entre autres violé et tué Léonie, et que ce dernier meurt dans l’affrontement, l’âme de cet infâme est retrouvée à travers son chien, qui devient alors le compagnon de Wahhch lui-même. Plus que son fidèle compagnon, il devient même son sauveur. Comprenons ainsi, qu’à force de se perdre dans les artifices de l’humanité, Rooney a perdu sa candeur de jeunesse, dont témoigne un autre personnage, Humbert, et que par la mort il la retrouve à travers son chien. C’est comme si celui qu’a toujours été Rooney était en fait présent en son chien. Perdant la vie, il retrouve son <i>humanité canine</i>.</p> <p>Le chien cite Wahhch, qui est en train de retrouver ses mots et d’accueillir le chien véritablement comme son compagnon, son frère qui le suivra jusqu’au bout: «Je te donnerai ma voix, je te donnerai ma langue, tu me donneras tes silences, tu me donneras ton présent.» (p.360) Le transfert de la parole est clair. Par le transfert de l’âme, il y a aussi celui de l’intelligence et du discernement. Le chien est un guide. Lorsque son maître et protégé l’oblige à monter dans une voiture qu’il ne <i>sent</i> pas, le chien se retrouve kidnappé, et Wahhch regrette aussitôt de n’avoir pas écouté <i>son</i> discernement, à savoir celui de son chien. Une conversion se vit néanmoins chez l’homme lorsqu’il estime juste de se séparer du chien pour poursuivre son voyage mais qu’il cède finalement au désir éclairé du chien. «C’est ton chien! C’est l’âme retrouvée de Rooney que tu as à tes pieds. 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Ce qui importe réellement pour Wahhch et pour les hommes de façon générale, c’est de laisser mourir la part qui est cassée en soi, pour passer des ténèbres à la lumière. «Passe par les ténèbres et tu trouveras la lumière.» (p.348) Comment notre protagoniste vit-il cette pâque, passant de l’esclavage à la terre promise? Par la douleur. C’est dans les douleurs de l’enfantement que la femme donne la vie. C’est dans les douleurs du retour aux origines mais avant cela de l’abus sexuel qu’il subit, que Wahhch sait qui il est, qu’il casse la malédiction des meurtres et des viols, pour retrouver la raison, son nom et son âme.</p> <p>En quoi est-ce une invitation pour le lecteur à retrouver son âme et par là retrouver l’unité en soi? C’est une invitation, dans la mesure où nous assistons, par le roman, au témoignage de Wahhch mais aussi indirectement à celui de Wajdi Mouawad et en somme à celui de tous ceux qui ont vécu des drames. C’est bien pour cela que Wahhch a besoin que Coach témoigne pour lui. Pour cela aussi que Coach est particulièrement touché par ce témoignage. La nécessité de témoigner des drames et des guérisons, en prononçant son propre témoignage et en se mettant à l’écoute de celui des autres, c’est proprement la quête d’<i>Anima</i>. 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