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Culture / Louis Aragon – Entre clair et obscur, le vertige


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Louis Aragon sortirait-il de son purgatoire littéraire, comme un ressuscité soulevant la dalle de son tombeau pour s’en extirper? Sautant sur l’occasion offerte par le 40e anniversaire de sa mort – le poète et romancier est décédé le 24 décembre 1982 – son dernier recueil vient d’être réédité chez Poésie/Gallimard: «Les Adieux et autres poèmes».



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Le titre s’impose. Ce sont les ultimes poèmes qui marquent le point culminant de son œuvre d’une incomparable richesse, un pic qui surmonte un somptueux massif, pour paraphraser l’auteur de la remarquable préface, Olivier Barbarant.

Gallimard vient également de republier deux autres ouvrages: Persécuté Persécuteur qui n’avait plus été diffusé depuis sa sortie en 1931, et Les Chambres - Poème du temps qui ne passe pas, qui fut le dernier recueil d’Aragon publié de son vivant en 1969.

Fraîcheur matinale des poèmes de vieillesse

Poète majeur du XXe siècle, l’Aragon des dernières années démontre qu’il l’est aussi du XXIe. Pas une ride dans ses poèmes de vieillesse. Il s’y moque de lui-même sans pitié, tord ses vers pour en exprimer leur jus d’une fraîcheur matinale et son chant passe de l’harmonie au fil de l’eau à la discordance au cœur du brasier.

Poète de longue mémoire à la parole tombée de la dernière pluie.

Rossignol du Goulag mais pas que…

C’est entendu, Louis Aragon fut un Rossignol du Goulag, entré en communisme dès 1927, jusqu’à son décès à l’âge de 85 ans.

Impossible pour lui d’ignorer les crimes de Staline, introduit qu’il était dans la société moscovite par l’entremise de sa femme – la romancière et muse Elsa Triolet, née Kagan dans une famille de la bourgeoisie juive russe – et surtout de sa belle-sœur Lili Brik, épouse de l’écrivain Ossip Brik et amante du grand poète de la Révolution bolchévique, Vladimir Maïakovski. Ajoutons ses multiples voyages en URSS et sa parfaite maîtrise de la langue russe.

Manque de courage? Aragon n’en a jamais manqué. Il a fait, comme l’on disait jadis en frisant ses moustaches, «deux belles guerres» durant les conflagrations mondiales.

Résistant de la première heure

De plus, il fut un résistant de la première heure qui n’a pas attendu l’entrée en guerre de l’Union Soviétique pour s’opposer à Hitler et Pétain; à cette occasion, il a pris de grands risques.

Alors pourquoi ce long silence? Tout d’abord, il ne fut pas le seul à le traverser. Une grande partie de la gauche intellectuelle française, communiste mais aussi non-communiste, s’est tue durant plusieurs décennies.

La religion PCF

Ensuite, il y avait dans le communisme de France, plus que dans d’autres pays, une composante particulière de nature religieuse, voire sectaire, née peut-être de l’amalgame entre révolutions française et soviétique. Pour un membre du PCF, Staline pouvait être perçu comme une sorte de Robespierre en plus musclé.

On ne quittait donc pas le Parti comme ça. En démissionner, c’était abandonner des camarades avec lesquels on avait souffert, partagé espoirs et détresses, risqué sa peau; avec lesquels ont avait tissé les liens fraternels du sang versé ensemble.

Et puis soyons pragmatique, déchirer sa carte, c’était aussi pour Aragon se priver des droits d’auteur généreux que lui versait l’URSS.

Mais laissons-lui le bénéfice du doute: c’est sans doute la composante fraternelle qui l’a emporté.

Enfin, ne pas oublier ce réflexe bien français, du moins au siècle dernier, qui voulait surtout «ne pas désespérer Billancourt» où se trouvaient les usines Renault, fief du syndicat communiste CGT.

Les cailloux du Petit Poucet rouge

Toutefois, Louis Aragon a semé au fil de ses œuvres, surtout poétiques, des cailloux de Petit Poucet rouge qui marquaient parfois sa désapprobation, le plus souvent sa hantise de s’être trompé.

«Commencez par me lire» (1), disait Aragon à ses contempteurs. Eh bien lisons-le! Chacun y découvrira un poète qui n’a cessé d’être pris de vertige entre clarté et obscurité.

Dans son Elégie à Pablo Neruda – poète communiste comme lui – Louis Aragon s’adresse ainsi à son camarade:

Pablo mon ami qu'avons-nous permis

L'ombre devant nous s'allonge s'allonge

Qu'avons-nous permis Pablo mon ami

Pablo mon ami nos songes nos songes

Tout n'était-il que ce qu'il fut tout n'était-il que ce qu'on voit

Tout n'était-il que ce théâtre.

Le tournant de 1956

C’est dans le Roman Inachevé qu’Aragon a rédigé ces lignes qui, avec les yeux d’aujourd’hui, ne fait guère de doute quant à son désarroi. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce recueil est paru en 1956, au moment où les crimes de Staline sont dénoncés par Khrouchtchev, alors maître du Kremlin.

(…) Quoi je me suis trompé cent mille fois de route

Vous chantez les vertus négatives du doute

Vous vantez les chemins que la prudence suit

Eh bien j'ai donc perdu ma vie et mes chaussures

Je suis dans le fossé je compte mes blessures

Je n'arriverai pas jusqu'au bout de la nuit (…) (Extrait du poème Prose du bonheur et d’Elsa).

Dans le poignant Epilogue tiré de Les Poètes, ces deux vers qui répondent au texte précédent:

(…) Nous avons vu faire de grandes choses mais il y en eut d’épouvantables

Car il n’est pas toujours facile de savoir où est le mal où est le bien (…)

Le Crime parfait

Dans Les Adieux, Aragon continue de faufiler cette trame:

J’ai regardé mes mains

Me demandant jamais si

Elles

Ont tué

Me demandant

Qui

Mes mains-là

Quand

Ces mains-ci

Me demandant

Si jamais

Je ne sais honnêtement

Répondre.

Nous ajouterons: prière de ne pas oublier le titre du poème: Le Crime parfait.

Comme en écho, Saint-John Perse

Ces passages où le poète remet en question ses engagements, il en fourmille dans toutes ses œuvres, surtout depuis 1956. Mais ses adversaires politiques comme ses camarades du Parti n’ont pas voulu les voir. Trop dérangeants, pour les uns comme pour les autres. Ils brouillaient l’iconique image. Celle que les uns lacéraient avec un poignard vaudou et celle que les autres adoraient dans les fumées d’encens.

Au sommet de sa vie, Louis Aragon reste saisi par son vertige clair-obscur comme l’illustre cet extrait de Les Chambres:

M’entends-tu m’entends-tu mais peut-être

Que je suis déjà muet que les mots en moi

Déjà meurent m’entends-tu

Et si au loin, l’écho lui répondait ce vers tiré de Chronique de Saint-John Perse?

Grand âge, nous voici. Prenez mesure du cœur d’homme.


«Les Adieux et autres poèmes», Aragon, Poésie/Gallimard, 257 pages.

«Les Chambres-Poème du temps qui ne passe pas», Aragon, Collection Blanche Gallimard, 68 pages.

«Persécuté Persécuteur», Aragon, Collection Blanche Gallimard, 96 pages.

(1) Sous ce titre, le poète Jean Ristat, exécuteur testamentaire d’Aragon, a consacré à ce dernier un ouvrage paru chez Découverte Gallimard

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