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Alexandre S., écrivain et artiste moscovite qui tient à son anonymat, a décidé dès le début de la guerre de rester en Russie. Il y a sa famille, ses souvenirs, toute sa vie. Le climat est de plus en plus pesant. Désertion des appelés, fuite des intellectuels et des opposants, quotidien entravé par les sanctions, la claustrophobie menace. Mais dans ces pages de journal, on lit aussi l’espoir, l’obstination, et le désir fou que l’humanité, les arts et la paix triomphent des armes. Alexandre ne se sent ni responsable ni innocent, seulement vivant.



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Devant les horreurs de la guerre déclenchée par son propre pays, il faudrait que le silence suffise. Mais Alexandre S., écrivain russe résidant à Moscou et tenant à son anonymat, est... un écrivain. Ses armes, sa voix, sa façon d’être et de vivre, ce sont les mots. En août 2022, alors que le monde sort à peine de la stupeur et de la sidération devant l’invasion de l’Ukraine, il publie un premier volume de son journal, Je vous écris de Moscou. Etre ou ne pas être à Moscou est le second ouvrage qui nous parvient de lui, qui a choisi de rester.

Plus encore, qui a choisi de revenir sans cesse dans la capitale russe. Invité à de nombreux festivals littéraires en Arménie, en Géorgie, en Ouzbékistan, il aurait eu vingt fois l’occasion de laisser Moscou derrière lui, il y revient.

Il faudrait aussi pouvoir citer ici in extenso ce journal tenu entre le 20 septembre et le 20 décembre 2022, pour ne pas trahir la pensée de ce Russe ordinaire, ne pas céder à la simplification, résister à la tentation de faire d’Alexandre un complice comme un autre de l’armée de Poutine, parce qu’il possède un passeport de la Fédération de Russie. Ou même d’en faire un archétype. En temps de guerre, les écrivains sont les empêcheurs de penser en noir et blanc.

Tout récemment, au tournoi de tennis de Roland-Garros, la joueuse ukrainienne Elina Svitolina a refusé de serrer la main de son adversaire russe Daria Kasatkina. En raison de sa nationalité, comme elle l'avait fait précédemment après son match contre la Bélarusse Anna Blinkova. Kasatkina, ouvertement opposée à la guerre, a respecté le geste... et a malgré tout été huée par le public. Elle dit quitter le tournoi avec un «sentiment amer», et appelle à ne pas répandre la haine.

Peut-être aurons-nous dans un troisième volume le sentiment d’Alexandre devant ce genre d’événements; ils sont absents de ce journal, entièrement tourné vers une tentative d’analyse de la mentalité des «Russes de la rue», à commencer par lui-même, et des rares qui s’expriment à peu près ouvertement sur les réseaux sociaux.

Premier aveu, sa décision de rester est un besoin que nous sommes tous capables, Occidentaux, pro-Ukraine, russophiles, russophobes, atlantistes et pacifistes, de comprendre dans notre chair: ses racines sont à Moscou et en Russie, et dans le chaos de la guerre, nous avons besoin de solidité. «Je tiens un journal de la stabilité», écrit-il. Et même, nature humaine par excellence, de la permanence, de l’obstination à tracer son propre sillon, où qu’il se trouve. «Inutile de lutter, il ne faut pas s’écarter de son chemin.» L’exil des Russes, bien réel, n’est pas l’exil forcé par les destructions des Ukrainiens. On peut ne pas avoir le choix de quitter l’Ukraine, pour Alexandre, on a le choix de rester en Russie, où exceptées d’étranges attaques de drones à présent, rien ne menace directement sa vie. Bien sûr, l’auteur vit dans le confort d’être exempté de mobilisation. Peut-être partira-t-il un jour, dit-il, ou peut-être pas... «Ceux qui ont émigré disent souvent: "Nous sommes partis pour rester nous-mêmes". On peut aussi rester soi-même en Russie, mais l’autre problème, c’est le risque de se retrouver en prison. La cause du départ n’est donc pas le désir de rester soi-même, mais la peur.»

Car la guerre n’est pas l’affrontement théorique, prêt à insérer dans les livres d’Histoire, entre Etats, dirigeants et tonnes de matériel. Entre autres exemples, le 8 octobre, le pont de Crimée est bombardé. Jubilation d’un côté, appels à la vengeance de l’autre. Alexandre écrit: «Je ne me suis pas réjoui une seule seconde des destructions et des morts en Ukraine, je ne me réjouis pas davantage des destructions et des morts chez nous.» La guerre n’est pas un match de football. Nous le savons moins qu’Alexandre, qui le sait moins que les soldats russes et les Ukrainiens. «Une chose pareille ne doit pas arriver au XXIème siècle», lit-il régulièrement sur les réseaux sociaux à propos de tel ou tel massacre. Il faut faire le deuil de la fin de l’Histoire et de la paix perpétuelle, ou du moins de cette illusion. «D’où vient cette thèse qui établit ce qui doit avoir lieu au XXIème siècle, et ce qui ne doit pas avoir lieu? Cela révèle d’emblée un homme qui se prend pour le centre du monde.»

Le 13 octobre: «On apprend la mort au combat de soldats parmi les premiers mobilisés. A en juger par la quantité de pertes de matériel technique dans cette guerre, le passé soviétique est pulvérisé au sens propre du terme. (...) Je ne suis pas surpris de constater l’absence de ferveur militariste dans la société. Toute la ferveur a été consommée au XXème siècle, et c’est en partie une chance pour nous. La soumission est demeurée, mais pas la ferveur.»

Le passé commun de la Grande guerre patriotique est omniprésent dans la société russe et sous la plume de l’auteur. Il remarque que les plus ardents soutiens de l’armée sont les hommes de cinquante ans et plus, dont son propre père. Comme si, ayant grandi en entendant les récits de leurs parents sur le siège de Leningrad, sur la bataille de Koursk ou de Stalingrad, ils étaient en mal de leur propre guerre, de leur propre héroïsme, de leur propre histoire, qu’ils écrivent maintenant par procuration à Marioupol, Bakhmout... et Boutcha.

Chez les plus jeunes, en effet, la soumission semble régner, selon le mot même d’Alexandre. Les Russes ne se révoltent pas, les Russes ne fomentent pas de coup d’Etat contre Poutine; les Russes ne se ruent pas non plus sur les bureaux de recrutement... Les Russes sont fatigués. «Nous voulons qu’on nous laisse tranquilles et qu’enfin nous puissions vivre en paix, sans exploits, sans défaites ni victoires.»

Dominent alors les grands mots et les postures, sur les réseaux sociaux, ou bien des appels et des manifestations de détresse: nombreux sont celles et ceux qui ont «envie de se taper la tête contre les murs»... Les traumatismes demeurent aussi, comme la peur de la famine. Alexandre rapporte de ses voyages des citrons, un chou, un petit pain. Dans les supermarchés, l’huile d’olive a disparu. Les cartes bancaires russes ne fonctionnent pas à l’étranger. Les souvenirs des grands-parents, eux, persistent.

Tout comme l’état d’esprit de la Grande guerre patriotique. En témoigne cette brochure de conseils aux soldats novices, qui y fait référence explicitement. «Il suffit de regarder la liste des pays qui ont pris des sanctions contre nous et qui aident le régime ukrainien», peut-on lire. «L’Allemagne, la Tchéquie, la Croatie, la Norvège, le Danemark, le Japon, l’Italie: tous ont combattu contre nous. Aujourd’hui en Ukraine ils se vengent de la Grande Victoire de la Russie.» 

Persistance rétinienne ou hallucination collective? Toujours est-il que ces grands sentiments ne sont pas vraiment partagés parmi les civils. Alexandre raconte qu’il entend souvent dans les conversations «l’armée de Poutine», plutôt que «notre armée». Impossible reniement. Lui, continue de dire «nous», peut-être plus pour longtemps. 

En attendant une issue ou une autre, Alexandre S. reste à Moscou, où il se sent de plus en plus seul au monde. Tous ceux sur qui il pensait pouvoir compter, les militants politiques, les journalistes, les artistes, les opposants, sont partis, ce qui est bien naturel. Ils laissent les Russes aux mains des fous et des tyrans pour sauver leur propre vie. «Tout ceux qui, comme moi, sont restés, ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Dans ce vide, il n’y a plus qu’à endurer. Endurer pour triompher. Rester ici et triompher. Un grand désir de triompher.»


«Etre ou ne pas être à Moscou», Alexandre S., traduit du russe par Nina Kehayan, Editions de l’Aube, 173 pages.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Chan clear 10.06.2023 | 09h29

«Aucuns doutes que de chaque côté des frontières la même chose est pensé:
«Nous voulons qu’on nous laisse tranquilles et qu’enfin nous puissions vivre en paix, sans exploits, sans défaites ni victoires.
A qui profite ces guerres ?»


@stef 30.07.2023 | 17h03

«@Chan clear: aux marchands d'armes, puissants lobbyistes, qui appuient les décisions d'un côté comme de l'autre.»