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Culture / Croire faire un voyage: une résidence artistique au Musée Jenisch


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Une longue méditation active à l’abri du monde. Etre bouleversée par des rencontres d’œuvres et de visiteurs dans un lieu hors de l’espace et du temps. «On croit qu'on va faire un voyage mais bientôt, c'est le voyage qui vous fait ou vous défait.»



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Lundi

C’est le rêve! Arriver en résidence artistique au musée un jour de fermeture au public. Entrer par la porte de service. Croiser les fourmis de l’ombre, régisseurs, personnel administratif, directrice. Puis le silence et l’espace. Installer son matériel dans la pièce réservée à la collection du musée. Aiguilles, fils, colle, punaises, pièces, peinture, pinceaux.

Déposer mon autoportrait sur lequel je vais «intervenir» en peignant, en collant et en brodant. Ce tirage photographique est destiné à devenir une vanité contemporaine. Alentour, les paysages de Giacometti, Hodler, Vallotton et d’autres des XVIIIème et XIXème siècles. Une œuvre me fait de l’œil. L’huile noire sur fond blanc d’Ariane Laroux, Rencontrer Germaine Tillon. Christiane Brunner, lorsque j’étais allée la photographier chez elle pour le projet Sorcières, m’avait offert le superbe livre de cette dernière. Et puis, les portraits de Courbet, Arlaud, Hodler, Barraud. Des figures d’hommes austères, sérieux, qui tiennent leur rang. Cuno Amiet peint son frère César de manière plus introspective, intime. La broderie de Mariam Pernath me rappelle à mon projet, sous le regard franc de Berthe par Edmond Bille, père de Corinna que j’aime tant.

Méditation. Oter des chapeaux des punaises. Sale boulot? Long travail! Savourer l’espace, le vide. Un tableau est décroché. Il part en voyage à New York. Qui va le remplacer? En quelques heures, se sentir à la maison. A la place, le portrait d’un inconnu en noir et blanc ressemblant à Germinal Roaux. Pas de cartel, pas de nom. Ne pas demander. Préférer le mystère de la présence anonyme.

Le soir vient. Les bruits s’estompent comme la lumière naturelle, puis disparaissent. Finir d’ôter les capuchons de trois cent punaises. Aucun bruit. Penser, rêver que l’on m’a oubliée. Passer la nuit ici? Saluer Michel (Foucault) et ses hétérotopies. Le musée, espace hors du temps, héberge l’imaginaire.

Punaises, colle et pièces © Anne Voeffray

Mardi

En chemin, appréhender devoir partager avec le public «mon» nouveau lieu créatif, «mes» amies Berthe et la sculpture sans nom du hall. D’ailleurs, si nous sommes amies, quel est son nom? Qui est-elle? D’où vient-elle?

Sans public, avec la seule présence des deux femmes de ménage discrètes, déposer de la peinture dorée sur le cadre blanc de mon tirage. Comme prévu, dans un premier temps, c’est laid… Détériorer, détruire pour créer ensuite autre chose. Vertige. Courage. S’amuser avec la lumière de la pièce. Lorsque je ne bouge pas, la lumière s’estompe et la mocheté aussi. A cet instant, l’homme chargé de la maintenance de la maison surgit et m’explique les capteurs…

Une résidence artistique est jusqu’ici une cure, une retraite, une méditation avec soi, l’autre et le monde silencieux des œuvres. Accepter et faire confiance. Une purge et un remède. Un soin de son passé et celui de ses ancêtres. Ma mère, sculptrice de tissus, m’accompagne et je lui rendrai hommage avec mes fils d’or brodés sur mon tirage. Ce lieu est un Temple. L’est-il aussi, encore, pour les femmes de ménage, les techniciens, les administratrices du Lieu? Le public va arriver avec ses regards multiples. Sera-t-il curieux, instruit, cultivé, instinctif, bavard, consommateur, introspectif, amateur, religieux, hautain, ami?

Une porte s’est ouverte à ma droite. Il y a un jeune homme une canne à pêche à la main et des voiles au loin. Un Bocion. Nous allons pouvoir cohabiter.

Le premier couple de visiteurs me demande si je fais de la restauration d’art. En quelque sorte oui, je restaure l’un de mes tirages «raté» – imprimé de manière décalée – avec l’envie de réaliser une pièce unique. Rêve de tout photographe désireux de créer de la rareté à partir du multiple qu’est la photographie. Une vieille dame répond, à regret, à mon bonjour. Certaines personnes préfèrent peut-être les artistes morts. Je suis vivante. Un monsieur n’ose presque pas entrer. Ne pas déranger, ne pas faire de bruit. Aimer le silence, guetter le calme, rechercher le refuge. Nous sommes semblables. Broder, rêver et songer au sublime film Brodeuses d’Eléonore Faucher. L’homme a disparu comme un chat. Un visiteur prend mon livre Sorcières entre ses mains et dit, sur un ton mi-péremptoire mi-amusé: «Elles ont été exécutées en raison de leur Q.I. trop élevé!» Rires.

L’amie © Anne Voeffray

Mercredi

Tout le monde est là ce matin, bien tranquille. Mon autoportrait en plan, au centre, entouré de la statue sans nom, des paysages lourdement encadrés et des visages de mes amis peints.

Une artiste en déshérence momentanée, également en résidence dans une galerie en ville, vient me parler. Le manque d’inspiration arrive à tous les artistes. Ça ira… Continuer, toujours. Communier. Elle s’installe un moment sur le canapé, remercie, repart, semble satisfaite.

Un autre artiste partage avec moi mille cinq cent idées à la seconde, toutes hors du cadre. Justement, je m’y remets à mon cadre. Il sera peut-être trop clinquant, trop kitsch, trop brillant, trop chargé. Assumer. Se souvenir de l’exposition L’art brut s’encadre imaginée par Michel Thévoz. Coller des centaines de pièces de monnaie collectionnées depuis des années sur des punaises décapsulées. Arte povera. Avoir la tête qui tourne. Penser à Niki de Saint Phalle, morte des effluves toxiques de ses peintures? Ou d’une vie trop intense? Envier Ai Weiwei qui engage de petites mains pour s’acquitter de ces tâches ingrates. Mais… aimerais-je toute sa vie à lui? Non. 

Un monsieur, après avoir tout regardé dans le détail – tirages, livres, notes d’intentions – repart en me lançant joyeusement: «Heureusement, il y a des artistes qui voient plus loin que le bout de leur nez!»

© Nastasia Louveau, Mosaïc Room, 2022

Jeudi

Avant-dernier jour. Comment rester, me cacher dans un coin, me substituer à une œuvre? 

Un vieux monsieur me demande: «Est-ce que vous faites du raccommodage?» Rires à lui et sourire intérieur à ma mère. Un couple arrive. Elle a des étoiles plein les yeux autour des Sorcières. Lui: «Vous aimez la Beauté!» Oui, ce n’est pas un vilain mot pour moi. Et, de nos jours, nous en avons besoin. Soit pas de cadre, soit un cadre trop imposant. Essayer. Défendre la matérialité, de la monnaie (lu un article disant que défendre le cash serait une thèse complotiste, sourire intérieur), comme des brodeuses et couturières «en voie de disparition», face à l’injonction à l’immatérialité, la numérisation dans le monde de l’art, et ailleurs. Le monsieur me demande combien je suis payée pour animer le musée. Je ris. Il ajoute malicieux: «Vous vivez de prestige et d’eau fraiche!»

Percer mon tirage avec les punaises. Le geste n’est pas anodin. Penser à mon prochain atelier créatif Destruction & Création.

© Sara Terrier, Musée Jenisch, 2022

Vendredi

Se souvenir du film d’animation Le tableau de Jean-François Laguionie. En notre absence, les personnages peints ont une vie sociale, des conflits, des émotions, collaborent, tombent amoureux. Et lorsque l’on entre dans la salle du musée, ils reprennent leurs poses, se remettent en représentation. Ce qui explique sans doute pourquoi ils ne sont pas exactement les mêmes lorsqu’on les revoit, teintés de leurs vies parallèles.

Une classe d’enfants de neuf ans emplit l’espace du musée de ses cris joyeux. Le petit groupe s’amasse devant ma table de travail. Une jeune fille lève immédiatement la main et affirme, péremptoire: «C’est le visage d’une personne morte avec du sable dessus!» Stupéfaction. Il va falloir adapter mon discours, revoir ma copie instantanément. En effet, c’est un tirage photographique intitulé, selon la suggestion d’une amie, «Autoportrait du Fayoum». Hommage aux peintures, en Egypte ancienne, qui représentaient les personnes mortes pour s’en souvenir. C’est l’une des définitions de la photographie, outre l’écriture avec la lumière. Photographier c’est se souvenir d’instants passés, morts et renouvelés aujourd’hui. Memento mori.

Deux sœurs souhaitent voir un grand tirage noir et blanc d’une toile d’araignée issu de Magma et s’exclament: «On dirait une gravure!» Merci pour le compliment.

Une femme malentendante comprend avec clairvoyance la problématique du cadre qui m’occupe. Elle met en lien celui de l’autoportrait du Fayoum et celui qui entoure les Sorcières. Elle-même fait partie de cette marge. Un jeune homme – lunettes de soleil roses à miroirs et perfecto blanc – fait irruption. Il me demande de faire son portrait, avec l’un de mes pinceaux dans sa main, devant un tableau à l’huile Portrait du Professeur Emile Yung de Ferdinand Hodler, 1890.

Claudine est une scintillante artiste d’un certain âge, qui grave et travaille avec fils, cheveux, poils. Elle s’amuse de me découvrir dans la pénombre, comprend mon travail instantanément et repart, dans un éclat de rire, les Sorcières à la main. Elle m’enverra un courrier au musée.

Dire au revoir à l’équipe, à l’amie sculptée et aux autres peintes. Plier bagage, chargée, fatiguée, mais intensément contente.

© Claudine Hildbrand-Leyvraz, 2022


«On croit qu'on va faire un voyage mais bientôt, c'est le voyage qui vous fait ou vous défait.», Nicolas Bouvier dans L'Usage du monde, 1963.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@LaNomade 16.01.2023 | 08h01

«… merci pour cette écriture de l’intérieur ✨»