Culture / Chronique de la modernité suisse
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Comment faire face aux grandes surfaces?
«Le Suisse trait sa vache / et vit paisiblement» a écrit Victor Hugo.
En effet, au commencement était la vache: machine vivante, usine à lait et à viande, providentielle pour un petit pays, pauvre en matières premières, riche en glaciers et pâturages. La femme aussi, mais cela ne se dit pas tellement. Revenons donc à la vache, et au lait, avant que l’homme ait eu l’idée de le mettre en briques. Et à la tomme, dont la forme rappelle celle de la pièce de monnaie, et non l’inverse. C’est du milieu du XIXe siècle que datent les débuts du capitalisme suisse, de la banque. Ensuite, comme le veut toute histoire de la modernité, tout va très vite. En 1909, le premier chemin de fer international à travers les montagnes amène les touristes et les alpinistes anglais. En 1929, on construit le premier barrage hydroélectrique. C’est le début d’une longue litanie d’innovations qui commence, dans la famille de Jérôme Meizoz, originaire du Haut Val en Valais, par le remplacement des ventouses, en cas de refroidissement, par le Pulmonix en tube. Conseillé par les médecins, vendu par le pharmacien, validé par la science: le contraire d’un «remède de grand-mère».
Pour la tante, domestique dans une famille bourgeoise près de Berne, le progrès n’est pas une plaisanterie. C’est l’eau chaude, la lessiveuse, le lave-vaisselle, le four électrique, le journal du Parti communiste plutôt que la messe du dimanche; c’est la liberté et l’espoir.
C’est aussi le début du travail salarié en usine, même, et surtout pendant la guerre, car «la guerre, c’est bon pour l’emploi».
C’est un rendez-vous à ne pas manquer, chaque samedi à L’Innovation, puis dans les hypermarchés où on a un peu honte de se servir soi-même, où l’on se sent, au début, presque comme un voleur.
C’est la première centrale nucléaire, en 1970 – c’est-à-dire un an avant le droit de vote des femmes.
C’est la maîtresse d’école, forcément jolie, lointaine et jeune, qui remplace l’instituteur.
Dans le Haut Val, à la place des abricotiers, le gouvernement construit une autoroute. Le goudron et le monde entier se déversent dans la vallée. Malgré les protestations qui éclosent et que l’on oublie vite. On se doute bien, dans les années bénies de la croissance bénie, les Trente Glorieuses, que quelque chose finira par clocher.
Le jeune garçon, désignant la montagne qui ferme son horizon, demande ce qu’il peut bien y avoir, de l’autre côté. «Eh bien, c’est l’Amérique... »
La famille est abonnée à L’Illustré, et dans L’Illustré on lit «société de spoliation», «pollution dont nous sommes tous responsables». Les anciens paniquent. Protestent. Contre le rock, contre le prêtre qui ne tourne plus le dos à l’assistance pendant la messe, contre les divorces, contre le vote des femmes et des étrangers, contre Jean-Luc Godard... En plus, Le Moderne, c’est le nom du cinéma porno, en ville. Pour eux, il y a les EMS. Chacun sa place, et les vaches, toujours les vaches, seront bien gardées.
«La voiture étend l’espace privé jusque dans la rue»: chacun chez soi, chacun pour soi. Il ne saurait être question de luttes sociales, d’ailleurs: tout cela n’est pas moderne, à l’âge du profit et de la croissance. L’initiative de 1977, qui propose de limiter le temps de travail hebdomadaire à quarante heures est rejetée à 75%.
Dans Absolument modernes! Jérôme Meizoz déroule la liste des inventions géniales du siècle forcément génial, celui de la croissance: le walkman, la calculatrice de poche, la télévision française, Véronique et Davina, le TGV, le couteau à viande électrique, la carte à puce... Forcément géniales, parce qu’il sera trop tard lorsqu’on songera à les remettre en question, elles seront déjà périmées, remplacées par d’autres, réclamées par les clients de L’Inno.
L’auteur, qui se décrit comme ayant «le cul entre deux chaises», raille avec tendresse les réfractaires et les idolâtres de la croissance, les «ploucs» et les gens à la mode, deux faces d’une même vulgarité, d’un même aveuglement. «L’inquiétude du futur et la secrète joie d’être repu se disputent nos instincts.». Chroniques et documents, débats d’époque et anecdotes éloquentes complètent l’inventaire: «Hier, on a acheté des kiwis de Nouvelle-Zélande en action. Dommage, ils n’étaient pas mûrs!»
Il rappelle avec malice que croire dans le progrès reste une croyance, une parole magique... on ne sera donc jamais vraiment absolument modernes?
Jérôme Meizoz, Absolument modernes! Éditions Zoé, 160 pages.
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Conseillé par les médecins, vendu par le pharmacien, validé par la science: le contraire d’un «remède de grand-mère».</p> <p>Pour la tante, domestique dans une famille bourgeoise près de Berne, le progrès n’est pas une plaisanterie. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Sev 06.09.2019 | 10h13
«Magnifique texte, merci ! Et merci à Jérôme Meizoz qui vous a inspirée. La modernité d'aujourd'hui, c'est d'acheter en vrac, local, de faire soi-même ses produits de nettoyage et ses yogurts, d'être vegan, de ne plus prendre la voiture ni l'avion, de cultiver son jardin en permaculture, de faire sécher et mettre soi-même en conserve comme nos arrières-grands-mères, de prôner la gouvernance partagée horizontale et de manifester dans les rues pour le climat et contre les dérives de la modernité d'hier, trop tenace. La modernité d'aujourd'hui c'est aussi de se rebeller pour ne pas tous foncer comme des moutons, tête baissée dans le mur.»