Campagne d'affichage contre les violences domestiques en Russie. © via Euronews
Alors qu’en France s’est achevé, plein de bonnes résolutions, le Grenelle contre les violences conjugales, la Russie se débat plus que jamais avec ce fléau. Un projet de loi durcissant la répression contre les hommes violents voit s’affronter traditionalistes orthodoxes et associations féministes.
Elle reçoit des menaces sur les réseaux sociaux, des injures en public. La députée à la Douma d’État Oksana Pouchkina (56 ans, journaliste de formation et militante pour les droits des femmes et des enfants, membre du parti Russie Unie) est la principale parlementaire à l’origine d’un projet de loi visant à re-pénaliser les violences faites aux femmes dans le cadre familial, qu’elle espère voir voté d’ici la fin de l’année.
Re-pénaliser? Les faits remontent à 2017. La sénatrice Elena Mizoulina, engagée contre la «propagande homosexuelle» et la députée Olga Batalina, avaient alors fait adopter par les parlementaires à 385 voix pour et seulement 2 contre, une loi qui prévoyait de commuer en peines administratives les condamnations pour actes de violence n’entrainant pas d’hospitalisation, auparavant considérés comme relevant du droit pénal et passibles de 2 ans d’emprisonnement. Le Président Poutine et l’Eglise orthodoxe avaient soutenu du bout des lèvres la décision.
Pour ses détracteurs, la loi de 2017 a été votée sur un malentendu; on a joué sur les mots. A la question des violences faites aux femmes, on a substitué le débat sur le recours à la violence dans l’éducation des enfants.
Depuis, plusieurs tentatives de révision ont échoué. Cette fois, c’est peut-être la bonne. Oksana Pouchkina peut s’appuyer sur le soutien du Conseil pour les Droits de l’Homme, de la présidente du Conseil de la Fédération Valentina Matviyenko, du président de la Douma d’Etat Vyacheslav Volodine - aucun autre nom de contributeur ou contributrice au projet n’est révélé - et de plusieurs associations de défense des droits de l’homme et des femmes.
Russie désunie
Kristina Safonova, du média russe indépendant Meduza, s’est rendue fin novembre à un rassemblement, à Moscou, des adversaires d’Oksana Pouchkina, parmi lesquels de nombreuses femmes. Pourquoi s’opposerait-on à criminaliser des actes de violence, se demande-t-elle.
«Nous ne faisons pas confiance à des féministes pour légiférer sur nos familles», disent ces participantes, la plupart mères de familles nombreuses. Le mot-clé de la contestation est là. Pour les traditionalistes orthodoxes, en tête desquels le mouvement Forty Time Forty et le député LDPR, libéral et considéré comme ultra nationaliste, Vladimir Zhirinovsky, la famille est l’un des piliers sacrés de la société russe, et l’Etat n’a pas à y interférer. Le Patriarche de Moscou et de toute la Russie Cyrille avance lui aussi cet argument: toute intervention de l’Etat dans les familles est «dangereuse» pour l’équilibre sociétal. Ce qui est en jeu, c’est l’identité russe elle-même, dit-on à la tribune du rassemblement dont Kristina Safonova est témoin. Les manifestants veulent «préserver les valeurs morales, traditionnelles et spirituelles» du pays. Une nouvelle bataille engage donc, sur le front du «combat culturel» cher aux dirigeants populistes européens, les conservateurs contre les progressistes. Les adversaires du projet de loi évoquent un «complot de l’Occident, des féministes et des LGBT» pour déstabiliser la Russie.
De l’autre côté du spectre idéologique, Oksana Pouchkina et ses alliés sont aussi la cible de critiques de la part d’associations féministes, qui jugent la proposition «négligeable et tout à fait inopérante», car trop de concessions auraient été faites au Patriarcat de Moscou.
Préserver une identité culturelle et religieuse forte, à laquelle est attachée la majorité de la population, tout en garantissant protection et libertés fondamentales à toutes et tous, telle est l’équation que doit résoudre le camp des progressistes en Russie.
Le mythe de l'homme russe
La politique menée par Vladimir Poutine s’oriente pourtant depuis quelques années vers une pacification des rapports hommes-femmes, via une intense campagne de lutte contre l’alcoolisme. Dans Le Monde, Benoit Vitkine rappelle que 57% des Russes, en 2010, considéraient l’alcoolisme comme le problème numéro un du pays. Et dans la majorité des cas de violences conjugales, l’alcoolisation de l'agresseur est en cause.
Le mythe de «l’homme russe», machiste, alcoolique, violent, et toléré comme tel, a donc du plomb dans l’aile.
Reste qu’entre 6000 et 10 000 femmes meurent chaque année en Russie sous les coups de leur conjoint. 16 millions de femmes, sur une population totale de 145 millions d’habitants, sont directement concernées par des faits de violence. Beaucoup de chemin reste à faire, qui passe par un choix de société, résumé par la spécialiste de la Russie et académicienne Hélène Carrère d’Encausse: «La Russie doit décider si elle est un pays européen, ce qu’elle est, ou si elle veut se reposer sur l’Asie.» Si les «valeurs occidentales», parmi lesquelles les Droits de l’Homme, sont de diaboliques manipulations ou la voie sage vers un apaisement de la société.
Pour lire les articles cités et aller plus loin: Le Monde, Meduza ...
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Nous y étions déjà accoutumés. Julien Le Mauff, historien et enseignant-chercheur en science politique, fait remonter aux attentats du 11 septembre 2001 cet «empire de l’urgence», dans lequel nous vivons donc depuis plus de vingt ans. L’état d’urgence consiste à prendre toutes mesures au nom de la raison d’Etat, et la première est de suspendre l’exercice «normal» du pouvoir. Il y a plus urgent que la démocratie, lorsque l’on parle de terrorisme ou d’une maladie mortelle. Or, dénonce l’auteur, le mot d’urgence est aujourd’hui dévoyé: tout problème sur lequel se penchent nos politiques devient aussitôt une «urgence»: hôpital public, trafic de drogue, harcèlement scolaire... Il met en place une dialectique: dans un état d’urgence, l’exception fait la règle. En citant Carl Schmitt, il rappelle qu’en allemand le mot urgence se traduit aussi par nécessité. La nécessité, l’état d’urgence donc, a aussi accompagné la naissance de l’Etat moderne et de sa souveraineté. 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