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Actuel / Quand Holcim et Orllati négocient avec des paysans, c’est Dark Vador au bord du Léman

Claude Baechtold

9 septembre 2020

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Deux émissaires d’Orlatti ont proposé aux paysans vaudois réunis à l’Abbaye de Salaz d’extraire du sable sous leurs champs et de remblayer avec des déchets. Ca rapporte jusqu’à 300’000 francs par hectare. Une sacrée somme, pour un agriculteur. Mais ce n’est là qu’une fraction des profits qu’Orllati va en retirer. Est-ce différent à Ballens, où la commune a négocié avec Holcim Suisse SA? Non, c’est pareil, et peut-être même pire. Dans le monde magique du sable, les propriétaires des parcelles n’ont pas grand chose à dire, quand ils ne sont pas tout simplement priés de se taire.



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Cet article a été publié le 8 septembre 2020 sur Heidi.News. Il s'agit de la 5ème partie de la série de Claude Baechtold intitulée Les Vaudois et leur bac à sable magique


Les émissaires d’Orllati sont repartis, les agriculteurs de la vallée de la Gryonne ont soupesé l’offre et le camp des OUI peut donc aller de l’avant. C’est Olivier Pittet, un jeune exploitant, qui prend en charge le dossier. C’est lui qui avait convaincu son ami Michel Kropf d’utiliser le rendez-vous de l’Abbaye pour réunir tous les agriculteurs concernés.

Au lieu de signer tout de suite, il décide de négocier le contrat, car certains points ne lui semblent pas clairs. Aux collègues qui ont peur que l’offre s’évapore et qui le pressent de signer il répond non sans sagesse:

«Ils sont pressés, alors on a le temps.»

Car oui, le groupe Orllati est pressé, il veut faire les forages avant la mise en culture des champs, et profiter aussi de la stupeur qui règne pendant le Covid:

«On a des chantiers à l’arrêt, on a des gars disponibles pour faire les sondages sur les parcelles, il faut se dépêcher de signer», ont expliqué ses émissaires.

Pas évident de jouer un match pendant le Covid, avec 10 joueurs dans l’équipe des agriculteurs contre les 850 du groupe Orllati, un public confiné à la maison et pas d’arbitre sur le terrain!

Cet arbitre aurait pu être l’association Prometerre, qui a justement pour mission de défendre les intérêts du monde paysan vaudois. Son site l’indique sous une très belle photo d’une moissonneuse-batteuse au soleil couchant:

«Disposant d’une parfaite connaissance du milieu agricole, représentative de tous les secteurs de production, [Notre association] entretient des contacts réguliers avec le monde politique et l’administration. Elle peut ainsi promouvoir une politique commune à l’égard des pouvoirs publics, des autres organisations agricoles, des différents secteurs de l’économie et du public en général.»

Bienvenue dans le monde agricole, mon gars!

Voilà exactement la structure qui aurait les épaules pour dire à Olivier: «On prend le dossier en charge. Ne signez rien, nos juristes prennent le relais. N’ayez crainte, on a l’habitude, ne soyez pas pressés, c’est un gros gisement, il sera de toute façon exploité.»

Mais au téléphone, leur réponse à Olivier fut hélas plus concise:

«On ne sait pas trop, mais signez pas les yeux fermés.»

Stéphane Teuscher, responsable du département service et conseil, confirme cette information pour le moins étonnante: l’association dont le but est de défendre les intérêts des agriculteurs vaudois emploie près de 150 personnes. Mais personne, absolument personne ne s’occupe du gravier et des déchets terreux, car il ne s’agit pas à proprement parler d’un produit agricole. C’est de l’industrie, cela relève du domaine privé.

Je lui fais remarquer que le chiffre d’affaires annuel des déchets de constructions sur l’arc lémanique est estimé à 260 millions de francs. C’est la moitié de celui de l’agriculture vaudoise et cela concerne tous les paysans, soit parce qu’il y a du gravier sous leurs champs, soit parce que leur champ pourrait être rehaussé de 15 mètres pour entreposer des déchets (cela semble étonnant, mais cela se fait de plus en plus). Mais non, vraiment, même dans le futur, l’association n’envisage pas d’intégrer le sable et les déchets dans le spectre de ses activités. C’est comme si l’Arabie saoudite n’avait pas de ministre du pétrole.

Alors les agriculteurs, pour savoir à quel prix céder leurs terres à Orllati, peuvent-ils se tourner du côté du canton? Là, Renaud Marcelpoix, chef de la Division géologie, sols et déchets au sein de la direction générale de l’environnement, nous l’avait bien dit:

«Le canton a pour mission de veiller à ce que l’extraction du gravier se fasse dans les règles, mais il n'encadre pas les prix fixés entre les propriétaires, communaux ou privés, et les entreprises d’extractions.»

Alors voilà: si vous êtes locataire et que votre loyer vient d’être augmenté de cinquante francs, vous décrochez le téléphone et la myriade d’avocats ultra-compétents de l’ASLOCA écrivent dans la foulée une lettre dont votre gérance se souviendra.

Mais quand un agriculteur est approché par une entreprise qui veut creuser son champ sur soixante mètres de profondeur et remplir le trou de déchets de construction, en lui faisant miroiter une somme à six zéros, il n’a personne à qui demander conseil.

Bienvenue dans le monde agricole, mon gars!

Le canton, les pommiers et l’identité des lieux

Pour mesurer la solitude d’un agriculteur, je vous propose d’écouter l’histoire de Philippe, un vigneron et agriculteur d’Ollon concerné lui aussi par le projet de gravière.

Philippe a hérité de la maison délabrée de ses parents sur le domaine familial. Il la décrit lui-même comme «un truc Sam-Suffit des années soixante». Une maison de dessin animé: quatre fenêtres, une porte, 100 m2 habitables, deux hectares de terrain, 453 pommiers.

Il aimerait la rénover pour y passer sa retraite. Par exemple, la maison est tellement mal conçue que pour passer de l’atelier du rez-de-chaussée au verger, il faut faire le tour de toute la maison, ou alors passer par une fenêtre mesurant 1,20m x 1m. Philippe aimerait la remplacer par une porte-fenêtre de 1,20m x 2,5m. Celle-ci donnera sur les pommiers qui seront, avec quelques hérissons, les seuls témoins de cette transformation.

Il dépose donc une demande officielle de permis de construire, ce qui est rare dans le monde agricole pour une porte-fenêtre. Mais Philippe respecte le canton car comme on dit ici, «le canton, c’est nous.»

Quand je rencontre Philippe devant sa maison, en ce printemps 2020, il tient une lettre dans chaque main.

La première est la réponse du Service du développement territorial du canton de Vaud à sa demande de permis de construire. On peut y lire ceci:

«Les modifications apportées à l’aspect extérieur doivent être nécessaire à un usage d’habitation (…) La notion de nécessaire doit être interprétée de façon restrictive, il ne s’agit pas d’autoriser des solutions généreuses et confortables…»

Ca semble logique: un agriculteur n’a pas besoin du confort d’une porte, il peut très bien passer par la fenêtre.

«Il doit être renoncé à cette porte fenêtre (…)  pour que l’identité du bâtiment et de ses abords soient respectés», assène le courrier en guise de conclusion.

Les pommiers et les hérissons, qui faisaient déjà des cauchemars à l’idée de cette porte fenêtre, sont rassurés.

La deuxième lettre est la proposition de contrat d’Orllati SA. Si Philippe le signe, il inscrit au registre foncier la bonne nouvelle: il va gagner plusieurs centaines de milliers de francs en échange de presque rien. En effet, il s’agit simplement de raser les 453 pommiers, de construire une usine de traitement des graviers, une ligne de chemin de fer, puis de tout défoncer jusqu’à une profondeur de 70 mètres, de quoi enterrer deux fois la hauteur de la tour Edipresse de l’avenue de la Gare (avis aux journalistes d’investigation de 24Heures). Tout est en règle, c’est encadré par le canton. Il suffit de signer au bas de la page. Smiley.

Les 453 pommiers et les hérissons, qui avaient jusqu’ici l’impression de participer à l’identité des lieux, vivent un premier moment de solitude.

Dark Vador et le syndic de Ballens

Si les agriculteurs sont laissés à eux-mêmes, peut-être les communes se débrouillent-elles un peu mieux? Nous avons voulu savoir comment s’était passé la négociation entre la commune de Ballens et l’entreprise Holcim Suisse SA, à la tête du consortium qui a emporté la concession du bois de Ballens, la plus grosse réserve de sable du canton (voir épisode 2). Monsieur Christian Croisier, le syndic, nous avait accueillis chaleureusement et il avait déclaré que ça s’était décidé sous un de ses prédécesseurs, qu’on lui avait juste refilé la patate chaude.

Alors que je lui parlais de mètres cubes et de millions de dollars, il m’avait dit ceci:

«La seule chose qui m’inquiète vraiment, c’est que la région conserve ses sources.»

Et j’avais eu envie de placer cette citation dans mon texte, parce que cela m’avait touché.

Mais voici ce qui arriva: mon rédacteur en chef m’avait demandé de contacter le groupe Holcim, par déontologie journalistique, pour savoir combien d’argent allait être investi, combien d’emplois seraient créés, etc. Madame Bourquin, responsable du dossier de Ballens chez Holcim, me renvoya à Monsieur Got, responsable de la communication.

Vous savez ce qu’on dit des journalistes? Ils sont mal payés et pas sympas, mais ils racontent des histoires intéressantes.

Hé bien les chargés de com' des entreprises, c’est exactement le contraire. Ils sont super sympas et très bien payés pour surtout ne jamais rien dire d'intéressant. Et ça n’a pas manqué. Arthur Got nous a répondu avec un immense sourire:

«Nous ne formulons pas de commentaire étant donné que la procédure juridique est en cours. Nous informerons toutes les parties concernées au moment opportun.»

Il insiste cependant: ce n’est pas la multinationale LafageHolcim qui a négocié le contrat, mais Holcim Suisse SA, une filiale très locale d’à peine 1000 employés. Et il signe: «merci de votre compréhension, [email protected]

En attendant que nos lecteurs fassent partie des parties concernées au moment opportun, nous voilà dans l’obligation de fournir un effort mental afin d'imaginer comment s’est déroulé la négociation entre Holcim Suisse SA, filiale de LafargeHolcim, numéro un mondial du ciment (accessoirement mis en examen par la justice française pour financement de groupe terroriste dans le nord de la Syrie), et la commune de Ballens.

Pour soutenir notre imagination dans cet exercice de reconstitution, nous ferons appel à l'excellente saga Star Wars, connue du grand public. Vous pourrez ainsi aisément vous figurer la scène de la négociation du contrat façon Un nouvel espoir, premier épisode sorti en 1977.

Vous êtes le syndic d’un petit village de la planète Tatooine, mais sans les super pouvoirs de Jedi de Luc Skywalker qui habite, hélas un village voisin. Vous êtes juste normal... Donc vous êtes en train faire du schnaps de pommes à neutrons que voilà, Dark Vador débarque dans votre salon. Une légion de stormtroopers blancs s’assoit dans le canapé, en faisant attention de ne pas en froisser le tissu. Lui vous annonce une bonne nouvelle:

«Bonjour Monsieur le syndic, mon nom est Dark Vador, mais appelez-moi Dark. Je représente une toute petite section locale de l’empire, voici mon adresse mail: [email protected].

» J’ai une bonne nouvelle: sous vos terrains se trouve un métal nécessaire à la fabrication de l’étoile noire. L’empire a besoin de ce métal, il vous en offre un bon prix. Si vous êtes d’accord, signez au bas de la page, s’il vous plaît.

» Bien sûr, pour sauver la face, vous pouvez dire que vous allez quand même consulter votre épouse qui prépare le thé pour ces invités blancs sur votre canapé. Mais il est fort probable que vous arriviez rapidement à la conclusion que oui, ok, c’est d’accord, votre prix a l’air cool, Dark. Top-là, ça marche.»

C’est rigolo, Star Wars. Mais revenons à la réalité, qui est assez drôle également. En vrai, la commune de Ballens, pour négocier sa part des 12 millions de m3 de sable dont elle est propriétaire, et dont la valeur marchande, on l’a vu, approche - voire dépasse -  le milliard de francs, hé bien cette commune n’a pas jugé utile de recourir à un cabinet d’avocat, ni même un bureau conseil. Elle a négocié en direct, sourire aux lèvres face à la plus grosse multinationale de ciment du monde.

Au fil de mon enquête, il m’est apparu de plus en plus clairement qu’il n’y a jamais de négociation. Le prix, c’est toujours celui proposé par l’entreprise. Le propriétaire n’a rien à dire, même s’il s’agit d’une commune suisse et même si elle est propriétaire du plus gros gisement du canton.

Dans le monde normal, c’est le propriétaire qui tient le couteau par le manche. Dans le bac à sable magique, c’est le contraire. Sauf qu’il n’est magique que pour l’entreprise d’extraction – c’est elle la magicienne. Abracadabra: quand j’ai rappelé Ballens pour parler du prix, plus personne ne voulait parler de quoi que ce soit. Car la filiale locale de la multinationale mondiale avait passé des coups de téléphone. J’ai alors écrit à Holcim pour avoir confirmation qu’ils avaient conseillé aux Ballentsards de se taire. C’est la seule fois où je n’ai pas reçu de réponse d’un communicant. Comme par magie.

Si vous accrochez vos ceintures, nous allons vous révéler le tour le plus magistral des entreprises d’extraction.


Lisez l'intégralité de la série sur Heidi.news:


 

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

4 Commentaires

@Qovadis 10.09.2020 | 13h38

«Excellent article, du tout bon journalisme pimenté d’une pointe d’humour bien que la disparition des pommiers incline à la tristesse. Mais je me console en pensant qu’il y aura assez de sable pour que toutes les autruches puissent cacher leurs têtes et que tous les marchands de sable puissent endormir les consciences.»


@marenostrum 24.10.2020 | 02h07

«Travaillant comme architecte à la Dgip, j'ai vu la fin de l'édification du Mcba ... toutefois, l'information multiple et diverses sur les milles sujets problématique qui agitent nos société me font constater que le monde de l'architecture, les architectes en particulier sont très mal informés. Il y a une différence à savoir que mondialement le sable est une ressources sur-exploitée et savoir que cette problématique est bien présente localement ... mis ici, monde feutré ou l'on roule sur des tapis volant, véritable audi-land, ces infos ne parviennent pas aussi brutalement que le bruit d'une benne ou d'une pelle mécanique au oreilles des intéressés. Clairement, le sujet dérange tant tous les professionnels de la constructions sont liée à se matériaux magique qu'est cette matière grise. Plus étonnant encore, si durant certaine décennie (année 20-30' ... 50') le béton étaient utilisé avec parcimonie avec des structure à caissons ou des dalles fines, à la recherche d'économie d'un matériaux qui était alors cher, aujourd'hui, force est de constater, ce pour des raison diverses dont l'augmentation des standard de confort (phonique par exemple, toutes ces technique ont été abandonnées au profit de structure en béton armé massives et de forte épaisseurs ou le paramètre de dimensionnement n'est plus dominé par la seule statique. la valeur d'ajustement, économique bien entendu, est la main d'oeuvre, ce qui supprime toutes tentative de mise en œuvre de coffrage compliqué demandant d'avantage de main d’œuvre en cherchant à économiser le matériaux ! La question de l'alternative au béton armé pour les structures de nos société pressée en accélération constantes ne peux se passer du performant béton. La seule véritable alternative serait de décréter un moratoire sur les construction et de réorienter l'énergie, le travail à l'amélioration et l'optimisation de nos infrastructure existante plutôt que de leur multiplication ou leur remplacement ! ... c'est pas gagné, sujet n'est même pas encore dans la tête des principaux intéressé : les architectes, urbanistes, et décideurs politiques, pour qui, la construction restent encore l'investissement, financièrement le plus rentable sur le long terme ! »


@marenostrum 24.10.2020 | 02h10

«dommages que les 3 derniers articles sur heidi news ... 1. La forêt qui valait un milliard, 2. La course au trône de sable, et 3. Des paysans en embuscade, sur le front de l'Est, ne sont pas accessible aux abonnés BPLT ! ;-(»


@marenostrum 24.10.2020 | 02h21

««Les modifications apportées à l’aspect extérieur doivent être nécessaire à un usage d’habitation (…) La notion de nécessaire doit être interprétée de façon restrictive, il ne s’agit pas d’autoriser des solutions généreuses et confortables…» ... classique, c'est une réponse du Sdt (service du développement territorial) la maison doit être en zone agricole qui est considérée inconstructible. Les habitations existantes y sont juste tolérées, même les couleurs, de la façade à la toiture en passant par les volets de ces constructions sont imposée et ne peuvent être modifiées sans autorisation exprès ... tout est suivi de très près au dixième de m2 près ! Cela génère des situations parfois, souvent, insensées !!!»