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Depuis des décennies, les syndicats français ne cessaient d’essuyer des pertes régulières d’effectifs. Mais depuis la polémique sur la réforme des retraites, ils enregistrent d’impressionnantes vagues d’adhésions. Dans cette lutte, ils ont pris nettement le pas sur les partis de gauche qui jouent à contre-temps. Les syndicats y sont devenus les seuls patrons crédibles de l’opposition.



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Le syndicalisme français a égaré en cinquante ans la moitié de ses effectifs. Pertes régulières de substances et d’influence. En 2019, avant le Covid, seuls 10,3% des salariés déclaraient adhérer à une organisation syndicale, selon le ministère du Travail. Lorsqu’il s’agissait de revendiquer, nombre de travailleurs les contournaient pour constituer des «coordinations» qui ne vivaient que le temps de la lutte, souvent perdue.

Pendant la longue suite d’émeutes des Gilets Jaunes, les syndicats ont été priés par les protestataires de rester sur la touche, malgré les efforts déployés, notamment par la CGT, pour s’y introduire. L’utilité des syndicalistes semblait se limiter à la participation aux organismes paritaires d’où leur image d’apparatchiki ringards.

Hausse spectaculaire des adhésions

Et puis, voilà qu’ils reprennent vie depuis qu'Emmanuel Macron a voulu imposer sa réforme des retraites à un pays qui, manifestement (c’est l’adverbe qui convient!), n’en veut pas. Toutes les grandes centrales affichent des augmentations parfois spectaculaires de leurs effectifs depuis le début l’année.

Alors, certes, il faut prendre les annonces des dirigeants syndicaux pour ce qu’elles sont: des annonces non-vérifiées et difficilement vérifiables. Néanmoins, elles traduisent une tendance qui va dans le sens d’un accroissement significatif. La CFDT1 – premier syndicat de France et tête du mouvement de protestation contre la réforme des retraites – a engrangé 10'000 nouvelles adhésions depuis le début de cette année, soit une augmentation de 40%. La CGT annonce 7'215 nouveaux adhérents et FO, 5'000. 

Pourquoi ce regain après un demi-siècle de constante érosion? Les raisons, comme d’habitude, pullulent.

Emmanuel Macron à rebrousse-poil

Les conjoncturelles tout d’abord. Réformer les retraites en France relève toujours de la mission, sinon impossible, du moins périlleuse. Or, le président Emmanuel Macron a encore aggravé la situation par sa façon autoritaire et arrogante d’imposer sa réforme avec ce discours sous-jacent et parfois même explicite: «je sais mieux que vous ce qui est bon pour vous». 

Il a ensuite humilié le dirigeant principal de la CFDT, Laurent Berger, en faisant entamer par son gouvernement des négociations bidons au cours desquelles les syndicats pouvaient discuter de quelques détails mais jamais de l’essentiel.

Opposition parlementaire: le grand vide

Du côté de l’opposition, c’est le grand vide. Le Rassemblement National de Marine Le Pen se montre surtout soucieux de se couler dans le costume de parti gouvernemental propre sur lui. D’autant plus qu’au sein de l’extrême droite, le sujet de la retraite peut devenir un ferment de division. Donc profil bas.

La droite LR, elle, se montre une fois de plus divisée. Une partie, aux effectifs fluctuants, est décidée à voter la réforme Macron. Une autre, aux effectifs tout aussi fluctuants, s’y oppose avec mille nuances qui rendent illisible ce parti en perte de vitesse.

LFI pète les plombs

La gauche «unie» (ne rions pas, je vous prie!) de la NUPES sombre dans la cacophonie. Son élément principal, La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon a décidé de «bordéliser» l’Assemblée Nationale en multipliant les singeries, les interruptions grossières, les hurlements et les insultes. L’un d’entre eux, Aurélien Saintoul, a même traité le ministre du Travail Olivier Dussopt d’«assassin» avant d’être contraint à présenter ses excuses publiques.

La politique du pitre

Colère des syndicats qui s’efforcent – avec succès – d’organiser des manifs dignes et sans violence afin de capter un maximum de soutiens au sein de la population. 

Laurent Berger sur RTL a même comparé l’ambiance qui règne à l’Assemblée Nationale à celle qui prévaut «sur le plateau d’Hanouna», la vociférante créature de Vincent Bolloré et incarnation télévisuelle de la politique du pitre.

La pluie d'amendements

Les syndicats ont un autre oignon à peler avec la gauche et surtout les Mélenchoniens de LFI. Ces derniers ont multiplié les amendements (plus de 10'000) au projet de loi sur la réforme des retraites afin de bloquer le processus parlementaire. Laurent Berger, au nom de la CFDT, a publiquement qualifié cette obstruction systématique de «connerie».

En effet, les syndicats ont besoin qu’un vrai débat s’instaure à l’Assemblée Nationale pour être en mesure de mobiliser encore plus de manifestants et de grévistes. Car ils ont sans doute en mémoire un épisode survenu il y dix-sept ans. Même si une loi est adoptée en fin de compte, l’exécutif peut en retirer l’application comme ce fut le cas en 2006 lorsque, devant l’ampleur des cortèges protestataires, le président Chirac a jeté aux oubliettes la loi dite CPE (Contrat première embauche) qu’il avait pourtant promulguée.

Faisant montre d’un amateurisme certain, LFI amorce aujourd’hui son rétropédalage en retirant plus d’un millier d’amendements.

La nature sociale ayant horreur du vide, celui-ci a donc été rempli par les syndicats dont nombre de leurs dirigeants connaissent mieux les rouages complexes de la retraite que bien des députés.

Les leçons de l'échec des Gilets Jaunes

Voilà pour les causes conjoncturelles. Il existe sans doute d’autres causes plus profondes expliquant ce renouveau. Depuis les années 1990, les autres moyens de lutte revendicatrice, les «coordinations», se sont essoufflés, le plus souvent faute de succès et de relai dans l’opinion.

De même, les émeutes des Gilets Jaunes n’ont abouti à rien, malgré, ou à cause, de leurs violences. Le refus de s’organiser, de se constituer en noyau de lutte sociale avec relais politiques et syndicaux, ont empêché ce mouvement de se coaguler et de perdurer.

Le charme pas si discret des vieux syndicats

Les bons vieux syndicats sont alors apparus comme des instruments vraiment efficaces, drainant bien plus de manifestants que les Gilets Jaunes. 

L’impeccable organisation des services d’ordre syndicaux rassure celles et ceux qui veulent défiler sans être forcément battus, gazés ou interpellés; on peut ainsi se rendre au défilé en famille, d’où cette ambiance bon enfant qui a fait beaucoup pour la promotion de la lutte actuelle.

De plus, les syndicats disposent d’un levier dont les Gilets Jaunes étaient dépourvus: l’appel à la grève. Sous l’influence modératrice de la CFDT, les centrales ont décrété des grèves ciblées de façon à ne pas entamer leur fort capital de sympathie, tout en exerçant une pression sur l’Etat. Parcours sans faute pour l’instant.

Un espoir pour la gauche politique?

Certes, une hirondelle, même dodue, ne fait pas le printemps syndical. A chaque conflit social, les centrales enregistrent une hausse de leurs effectifs. Mais pas dans de telles proportions, relève en substance le professeur Rémi Bourguignon, spécialiste du travail, qui voit dans le présent phénomène «une véritable originalité».

En outre, des responsables syndicaux ont enregistré une forte hausse des inscriptions en ligne provenant de salariés isolés (profil compatible avec celui des Gilets Jaunes). Or, si internet rend l’accès aux adhésions plus rapide et plus aisé, il facilite aussi la volatilité. Ces adhésions seront-elles renouvelées en 2024?

Si le syndicalisme français parvient à transformer son superbe essai, il pourrait alors induire la gauche politique à quitter ses démons autodestructeurs en la remettant sur de bons rails: ceux du travail.


1CFDT: Confédération française démocratique du travail; CGT: Confédération général du travail; FO: Force ouvrière.

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