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Gérald Bronner, sociologue et professeur à la Sorbonne, est ce que l’on appelle un «transclasse». Dans son dernier essai, il se livre à la suite de nombreux autres auteurs à l'exercice du récit autobiographique. Sous un angle atypique: il fait remonter très loin la question des origines, et se refuse in fine à devenir instrument ou égérie de la lutte des classes.



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Un transclasse, comme son nom l’indique, est une personne qui a changé de classe sociale. On considère en général les enfants de milieux ouvriers et populaires ayant accédé à des professions intellectuelles et/ou très rémunératrices. Ce concept forgé par la philosophe Chantal Jaquet gagne en popularité grâce aux récits et réflexions d’auteurs tels qu’Annie Ernaux (La Honte), Edouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule), le Goncourt Nicolas Mathieu (Connemara), le sociologue Didier Eribon (Retour à Reims) et s’appuie sur les travaux de Pierre Bourdieu. 

Le récit de ce «voyage» est devenu un topos de la sociologie. Fort de sa propre expérience et de ses lectures sur le sujet, Gérald Bronner s’est laissé convaincre d’écrire lui aussi ses réflexions et observations. Son postulat de départ est original: il se demande pourquoi la plupart des autres récits l’ont «autant irrité». Son projet est de questionner plus largement la notion d’origines et la construction du récit personnel.

Dans un premier temps, le sociologue développe une réflexion philosophique. Il note que la recherche de la cause première est une constante des questionnements de l’humanité. Les religions et les traditions spirituelles proposent toutes des récits mythiques dans lesquels un ou plusieurs dieux donnent au monde sa première impulsion. Dans la Genèse: «La terre était informe et vide; il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.» 

Cette idée d’un élément neutre et plein, l’eau dans la tradition chrétienne, qui sera ensuite informé par une série d’actions extérieures, se retrouve dans notre propre construction personnelle. Intuitivement, parvenus à l’âge adulte, il est courant de s’interroger sur les causes de ce que nous sommes devenus. De chercher dans notre enfance et ses événements (qui parfois sont effectivement des traumatismes fondateurs, mais pas toujours), dans la personnalité de nos parents, dans la période historique et politique qui nous a vus naître, les raisons de nos choix, les fondements de notre propre personnalité, les causes de nos réussites et échecs. 

Cela répond à un désir très humain de nous connaître nous-mêmes. Le problème qui chiffonne Gérald Bronner survient lorsque de ces mythes et récits personnels est fait un usage politique, voire idéologique.

Bronner est né et a grandi dans une «banlieue sensible» des environs de Nancy. Il analyse: «longtemps, je n’ai pas su de quel milieu je venais. Pendant ma prime enfance, j’ai pensé que je venais d’un milieu social aisé. A un moment, j’ai compris: ma famille et moi, nous étions pauvres.» A-t-il gravi les échelons sociaux en ayant conscience qu’il n’était plus «à sa place»? Oui et non. 

Dans des pages brutalement honnêtes, il raconte ses souvenirs de socialisation dans l’enfance. «Lorsque j’observais les mouvements collectifs dans la cour d’école, je voyais ces petits êtres qui avaient mon âge comme des sortes de singes. Je leur parlais fort de peur qu’ils ne me comprennent pas. Je me montrais exagérément compréhensif avec eux. Je me sentais comme un extra-terrestre abandonné sur Terre (...)» Il évoque les stratégies pour se fondre dans la masse. Parfois les enfants des classes populaires manifestant certaines aptitudes intellectuelles sont gênés d’être tirés du lot par leurs professeurs, se «forcent» à moins bien réussir, parce que les «intellos» sont l’objet de moqueries et de harcèlement. L’école et la découverte de ces aptitudes sont bien un trope du récit de transclasse. Mais ce qui distingue les souvenirs de Bronner et les récits cités plus haut, c’est l’absence d’une certaine pente doloriste. L’auteur dit être irrité par ce biais et interroge cet agacement.

«Le récit doloriste est le pendant des théories déterministes en sociologie: même lorsque les individus échappent aux mécanismes qu’on leur promettait et qui étaient censés les assigner à une catégorie sociale, il faut que cela se passe dans la douleur.» Bronner dénonce ici le fait que certains transclasses ont tendance à réfléchir leur propre milieu d’origine une fois qu’ils en ont intégré un autre, se voulant en quelque sorte des «infiltrés» du milieu ouvrier dans le monde bourgeois, nourrissant même des velléités de détruire ce dernier de l’intérieur. Cela justifie l’appellation de «transfuge de classe»: le terme de transfuge désigne un soldat qui change de camp. Il y a là une notion de traitrise, une double trahison. «Et c’est bien ainsi que les idéologues entendent désigner ceux qui ont traversé de façon ascendante les mondes sociaux et ne veulent pas pour autant se rallier à leur rage antisystème. Les enfants des classes populaires promus par la méritocratie, pour ne pas être considérés comme des traitres, devraient accepter les discours pseudo-savants de ceux qui cherchent à s’encanailler dans la révolte. C’est l’ultime stigmate qui est attendu d’eux.»

Lorsqu’il écrit ne pas avoir su qu’il était pauvre, Bronner évacue de son auto-analyse toute idée de ressentiment. «Le ressentiment, c’est cette peinture indistincte et qui soudainement prend sens parce qu’une certaine lecture politique vous dit comment la regarder.» Il nait notamment d’une disproportion entre ce qui est désirable et ce qui est effectivement accessible à toutes et tous dans un système socio économique donné: «c’est cet écart (...) qui définit l’espace de la frustration collective: c’est une matière sociale explosive.» La «trahison» adossée à un discours politique est intériorisée et sert de terreau à la construction d’un mythe personnel, quand le terme de transclasse est plus neutre. Le transclasse est plutôt pensé ici comme un iconoclaste: il aborde un monde dont il ne connait pas les règles et les codes, a tendance à s’y comporter de manière plus créative, plus libre aussi. Plus que d’une évasion, d’un «passage à l’ennemi», il est question dans le récit de Bronner d’une forme de transcendance des déterminismes. Déterminismes qu’il convient aussi de questionner.

Sommes-nous entièrement déterminés par nos origines? Sommes-nous la somme des déterminations biologiques et sociales dont nous sommes les héritiers? Où s’arrête le déterminisme et où commence l’auto détermination? Bronner et d’autres avant lui racontent bien ce sentiment d’être «différent» et les différences incontestables qui se creusent entre lui et les autres enfants du même milieu. Pourquoi le petit Gérald se passionne-t-il pour l’univers de Tolkien à l’âge de douze ans, alors que cette lecture est objectivement ardue? Pourquoi nombre de transclasses racontent-ils devoir «tant» à un professeur qui a distingué et encouragé leurs talents, et avoir dû s'opposer à leurs propres parents qui les enjoignaient plutôt à «rester à leur place»? Dans Le Rouge et le Noir, le jeune Julien Sorel est lui persécuté par son père et ses frères, qui possèdent une scierie, parce qu’il ne démontre aucune aptitude au travail physique et passe son temps à lire, si bien qu’il se laissera convaincre, dans la suite du roman, de prétendre être le fils illégitime d’un aristocrate de la région.

Ce programme est-il inscrit dans notre code génétique? Les enfants d’ouvriers parvenant à se hisser socialement sont-ils des exceptions qui confirment la règle de la «reproduction des élites», dans ses deux leviers, génétique et social?

La clé de toutes ces questions est la méritocratie, un des fondements de toute société démocratique et de l’école républicaine. Si celle-ci ne répond à la question «pourquoi», elle défriche le «comment».

Bronner reconnait d’emblée que la méritocratie est avant tout un idéal sans cesse poursuivi par les politiques plutôt qu’un état de fait figé. Cet idéal est dangereux en lui-même: «dans les conditions de la vie réelle, une partie statistiquement importante de la réussite professionnelle des individus est prédite par leur origine sociale. Cependant, exclure de la réalité de la réussite toute notion de mérite est aussi absurde que de tout lui attribuer.»

Or il arrive que, lorsque l’on a tendance à tout attribuer à la notion de mérite, la méritocratie devienne une rhétorique humiliante, se retourne sur elle-même et forge un récit de la défaite. «C’est ce que déplore Michael Sandel, professeur en philosophie politique à Harvard et auteur d’un livre intitulé La Tyrannie du mérite, pour qui une forme de "diplômanie" s’est imposée comme une discrimination qui ne dit pas son nom. Ce mythe d’une égalité sur la ligne de départ du système éducatif où chacun est récompensé en fonction des efforts qu’il a produits finit par humilier ceux qui restent sur le bord de la route. Dans les sociétés démocratiques, si le sang ne transmet plus la légitimité du pouvoir politique, il confère une chance statistique plus grande de réussite. Ceux qui, à tort ou à raison, considèrent qu’ils n’ont pas réussi leur vie peuvent alors, quelles qu’aient été leurs chances initiales réelles, intégrer l’idée que c’est parce qu’ils ont été moins méritants. Cette rhétorique de la défaite se mue aisément en rage sociale, selon Sandel, qui considère que le populisme est, précisément, le récit politique qui lui donne corps.»

Sur un autre plan, Gérald Bronner critique le point de vue de Chantal Jaquet sur le discours méritocratique. La philosophe considère qu’il s’agit d’une stratégie politique pour maintenir en place les dominations de classes et faire croire aux catégories populaires que l’ascension est possible alors que ce n’est pas le cas. Selon elle «le mérite est une pure construction politique. C’est un instrument de gouvernement destiné à renforcer l’obéissance à l’ordre social par un système de valorisation ou de réprobation des comportements.»

Pour Bronner ce raisonnement est entaché d’un biais d’intentionnalité: il dénonce l’idée que les politiques diffuseraient volontairement ce discours pour servir en réalité une société de classes rigide et injuste. Dans quel but? Les hommes et femmes politiques ne comptent-ils pas de plus en plus de transclasses dans leurs rangs?

La méritocratie, l’égalité des chances, l’effort pour faire de l’école publique le lieu des possibles et de l’émancipation des déterminismes, sont au cœur des récits et des pratiques politiques de gauche comme de droite. Les récents débats sur le port de l’uniforme dans les écoles françaises étaient pour partie sous-tendus par ce souci d’effacer, à l’intérieur du «sanctuaire» scolaire, les différences sociales effectives entre les élèves. En tout état de cause, on note qu’il est impossible de décorréler le changement de classe sociale de la question scolaire, ce qui est un signe de bonne santé démocratique.

C’est en citoyen attaché à l’ordre démocratique, bien plus qu’à un ordre social, qui demeure en effet rigide, que Gérald Bronner conclut cet essai à la fois personnel et réflexif. Il y manifeste son refus de la lutte des classes. La dialectique qu’il propose est émancipatrice à ce titre. En refusant de porter le poids d’une prétendue «trahison» autant que de se faire le porte-voix de la réalité des classes populaires, dont il n’est de fait plus membre, il rejette aussi une autre forme de déterminisme politique.


«Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est?», Gérald Bronner, Editions Autrement, 185 pages.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

3 Commentaires

@Apitoyou 17.02.2023 | 07h30

«Oui, ce livre m’a plu et inspiré.
J’ai même écrit une réflexion sur mon parcours de vie que je relate sur ma page (future) de Wikipédia . Je la cite ( en m’empêchant de penser être pédant »


@Apitoyou 17.02.2023 | 11h11

«Suite de mon commentaire…
« De quoi, de comment nous sommes?
Nous sommes fait de biologie et de sociologie, d’un mixte aléatoire perdurant dans la durée d’une vie, existant dans le présent et mourant dans le futur, pour ne rester qu’une fugace trace dans le passé. Seuls nos descendants biologiques pourront continuer cette mutation sociologique permanente. (Inspiré du livre de G.Bronner) »»


@Eggi 20.02.2023 | 23h02

«Possédant l'ouvrage sans encore l'avoir lu, j'ai pris connaissance avec intérêt de ce compte-rendu bien rédigé, que je confronterai bientôt à mes propres réflexions de lecteur...
Une petite remarque de détail, destinée aux correcteurs: de nombreuses fautes d'orthographe ont échappé à votre vigilance! Et je le mentionne ici parce que je l'ai déjà décelé souvent dans ma lecture de BPLT.»