Chronique / Ma Jian rafraîchit la mémoire des amnésiques du Bonheur Chinois
© 2019 Bon pour la tête / Matthias Rihs
Contre ceux qui, à la manière honteuse du président de la Confédération helvétique Ueli Maurer, estiment qu’il faut «tirer un trait» sur les tragédies vécues par son peuple, l’écrivain Ma Jian exilé à Londres après «Le coma de Pékin», inspiré par le massacre de Tian’anmen, publie une satire romanesque carabinée sous le titre de «China Dream», visant directement l’aliénation collectiviste et, indirectement, le rêve consumériste à l’occidental.
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Spéculation loufoque? 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Mais ces quarante années de tragédies historiques (1949-1989) ont été englouties dans un «trou de mémoire» orwellien: les Chinois qui ont vingt ans aujourd’hui ne disposant d’aucun accès à ces informations-là – il leur est plus facile de découvrir l’histoire moderne de l’Europe ou de l’Amérique, que celle de leur propre pays». </p><p>Sur quoi, au terme de ce même avant-propos, Simon Leys évoquait le livre d’un certain Ma Jian, <em>Le coma de Pékin</em>, dans lequel ce jeune écrivain tentait de s’opposer à ceux qui «tiraient un trait» sur la tragédie de Tian’anmen. </p><h3><strong>«Sonder les ténèbres» et «dire la vérité»… </strong></h3><p>Et voilà ce que, dix ans plus tard, Ma Jian écrit dans l’introduction de son dernier roman, <em>China Dream</em>, attaquant frontalement le régime de Xi Jinping: «Le rôle de l’écrivain consiste à sonder les ténèbres et, par-dessus tout, à dire la vérité», avant d’ajouter: «Je continue de me réfugier dans la beauté de la langue chinoise et m’en sers pour extraire des souvenirs du brouillard de l’amnésie imposée par l’État, pour tourner en dérision les despotes chinois et me rallier à leurs victimes, tout en sachant bien que dans les horribles dictatures, les gens sont à la fois oppresseurs et oppressés»… </p><p>En l’occurrence, on verra par exemple, dans une scène de <em>China Dream</em> tournant à la répression sauvage, des villageois, révoltés par une menace d’expropriation collective décidée par le gouvernement local et des promoteurs corrompus, tenter de résister en invoquant un slogan du président Xi Jinping soi-disant hostile aux expropriations commises, avec l’appui de sa police. 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La pire est évidemment celle de la Transparence, qui risque d’être associée à la mise en application de l’implant du Rêve Chinois auquel il travaille, puce miracle qui ferait que tous les souvenirs inavouables de chacun, ses fantasmes et ses projets «inappropriés», apparaîtraient soudain de manière publique bien plus brutale que lors des séances d’autocritique les plus féroces. </p><p>Ma Daode est le type même de l’apparatchik monté en grade à force de compromissions et de coups tordus, et pourtant le romancier se garde bien de traiter avec mépris ce pur produit d’une société déchirée entre pauvreté et développement chaotique, fausse vertu publique et cynisme privé. Moqué par sa femme qui se fiche de ses infidélités, étroitement surveillé par ses rivaux, contraint de planquer dans son duplex de luxe les cadeaux (en principe illégaux) dont on le couvre pour obtenir ses pistons, ce nul de haut vol n’en est pas moins harcelé par ce que Zinoviev appelait «ce machin la conscience», hanté par sa mémoire qui refuse de «tirer un trait». </p><p>Deux scène de <em>China Dream</em> illustrent sa condition de dirigeant à la fois influent et ligoté par tous ses compromis d’arriviste minable, qui fut sans doute celle de milliers d’apparatchiks propulsés dans les hautes sphères du pouvoir après avoir participé à l’atroce guerre civile de la Révolution culturelle: la première est celle de la destruction, déjà évoquée, du village, dans lequel il a été accueilli en sa jeunesse par des braves gens qu’il est contraint aujourd’hui de trahir tout en se rappelant les souffrances qu’ils ont partagées jadis; et la seconde, effroyable, le voit revivre mentalement le supplice imposé à son père, obligé de s’agenouiller sur un lit de braises par les Gardes Rouges, avant que, le même jour, ses parents ne se suicident en ingérant un pesticide – tout cela lui revenant en mémoire au moment même où il s’impatiente de «tirer un trait», ou plus exactement «un coup» avec sa dernière jeune maîtresse toute poudrée d'occidentalisme, etc. </p><h3><strong>Une poésie paradoxale marquée au sceau de la vérité </strong></h3><p>Tout au long de <em>China Dream,</em> Ma Jian ne cesse de railler le lyrisme de pacotille émaillant les discours officiels, à commencer par ceux du Directeur du Rêve Chinois, Ma Daode étant également vice-président de l’Association locale des écrivains; et la plupart de ses messages numériques dégoulinent eux aussi de formules poétiques – comme il en ruisselle à vomir sur Facebook… À cet égard, d’ailleurs, la critique du Rêve Chinois n’est pas sans nous parler, aussi, des «rêves de masse» de la société de consommation pourrie de matérialisme. </p><p>Curieusement, en outre, et malgré le mélange de satire grinçante, sur fond de peur latente forçant au consentement, et d’éléments tragiques remontant par vagues du tréfonds de la mémoire du protagoniste, il émane de ce livre une sorte de lancinante musique ressortissant à ce qu’on pourrait dire, la gorge serrée, de la poésie, comme il y en a chez Orwell (dédicataire du roman) et autres visionnaires contre-utopiques, tels les Russes Zamiatine et Platonov, l’Anglais Huxley et le Polonais Witkiewicz. </p><p>De quelle «poésie» s’agit-il alors plus précisément, à l’opposé de toute enjolivure et de tout le kitsch euphorique officiellement de mise? Peut-être, simplement, de celle qui procède d’une écriture scellant l’adéquation d’une parole sans fard – jusque dans certaine scène parodique de sexe «hard» – et d’une expérience humaine éprouvée par l’écrivain dans sa chair et au plus vif de sa sensibilité, la vérité nue exorcisant une souffrance commune et traduite en mots qui sonnent juste et vrai, dont il émane une paradoxale beauté. </p><p>Enfin l’on ne peut qu’être impressionné, voire ému, par ces mots de Ma Jian l’exilé, interdit de publication dans son pays et dont le nom même ne peut être cité dans aucun journal ou média public: «Malgré tout, je ne me laisse pas encore aller au pessimisme. 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La pire est évidemment celle de la Transparence, qui risque d’être associée à la mise en application de l’implant du Rêve Chinois auquel il travaille, puce miracle qui ferait que tous les souvenirs inavouables de chacun, ses fantasmes et ses projets «inappropriés», apparaîtraient soudain de manière publique bien plus brutale que lors des séances d’autocritique les plus féroces. </p><p>Ma Daode est le type même de l’apparatchik monté en grade à force de compromissions et de coups tordus, et pourtant le romancier se garde bien de traiter avec mépris ce pur produit d’une société déchirée entre pauvreté et développement chaotique, fausse vertu publique et cynisme privé. Moqué par sa femme qui se fiche de ses infidélités, étroitement surveillé par ses rivaux, contraint de planquer dans son duplex de luxe les cadeaux (en principe illégaux) dont on le couvre pour obtenir ses pistons, ce nul de haut vol n’en est pas moins harcelé par ce que Zinoviev appelait «ce machin la conscience», hanté par sa mémoire qui refuse de «tirer un trait». </p><p>Deux scène de <em>China Dream</em> illustrent sa condition de dirigeant à la fois influent et ligoté par tous ses compromis d’arriviste minable, qui fut sans doute celle de milliers d’apparatchiks propulsés dans les hautes sphères du pouvoir après avoir participé à l’atroce guerre civile de la Révolution culturelle: la première est celle de la destruction, déjà évoquée, du village, dans lequel il a été accueilli en sa jeunesse par des braves gens qu’il est contraint aujourd’hui de trahir tout en se rappelant les souffrances qu’ils ont partagées jadis; et la seconde, effroyable, le voit revivre mentalement le supplice imposé à son père, obligé de s’agenouiller sur un lit de braises par les Gardes Rouges, avant que, le même jour, ses parents ne se suicident en ingérant un pesticide – tout cela lui revenant en mémoire au moment même où il s’impatiente de «tirer un trait», ou plus exactement «un coup» avec sa dernière jeune maîtresse toute poudrée d'occidentalisme, etc. </p><h3><strong>Une poésie paradoxale marquée au sceau de la vérité </strong></h3><p>Tout au long de <em>China Dream,</em> Ma Jian ne cesse de railler le lyrisme de pacotille émaillant les discours officiels, à commencer par ceux du Directeur du Rêve Chinois, Ma Daode étant également vice-président de l’Association locale des écrivains; et la plupart de ses messages numériques dégoulinent eux aussi de formules poétiques – comme il en ruisselle à vomir sur Facebook… À cet égard, d’ailleurs, la critique du Rêve Chinois n’est pas sans nous parler, aussi, des «rêves de masse» de la société de consommation pourrie de matérialisme. </p><p>Curieusement, en outre, et malgré le mélange de satire grinçante, sur fond de peur latente forçant au consentement, et d’éléments tragiques remontant par vagues du tréfonds de la mémoire du protagoniste, il émane de ce livre une sorte de lancinante musique ressortissant à ce qu’on pourrait dire, la gorge serrée, de la poésie, comme il y en a chez Orwell (dédicataire du roman) et autres visionnaires contre-utopiques, tels les Russes Zamiatine et Platonov, l’Anglais Huxley et le Polonais Witkiewicz. </p><p>De quelle «poésie» s’agit-il alors plus précisément, à l’opposé de toute enjolivure et de tout le kitsch euphorique officiellement de mise? Peut-être, simplement, de celle qui procède d’une écriture scellant l’adéquation d’une parole sans fard – jusque dans certaine scène parodique de sexe «hard» – et d’une expérience humaine éprouvée par l’écrivain dans sa chair et au plus vif de sa sensibilité, la vérité nue exorcisant une souffrance commune et traduite en mots qui sonnent juste et vrai, dont il émane une paradoxale beauté. </p><p>Enfin l’on ne peut qu’être impressionné, voire ému, par ces mots de Ma Jian l’exilé, interdit de publication dans son pays et dont le nom même ne peut être cité dans aucun journal ou média public: «Malgré tout, je ne me laisse pas encore aller au pessimisme. Je crois encore que la vérité et la beauté sont des forces transcendantes qui survivront aux tyrannies des hommes»… </p><p></p><hr><p></p><img class="img-responsive " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w175/1550693017_cvt_chinadream_6967.jpeg"><h4>Ma Jian. <em style="">China Dream.</em> Traduit de l’anglais par Laurent Baruq, Flammarion, 2o8p, 2019.</h4><br><img class="img-responsive " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w175/1550693058_unknown2.jpeg"><h4>Simon Leys. <em style="">Les habits neufs du Président Mao</em>. 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Ainsi, dans la foulée proche d’une Aude Seigne (née en 1985) et de ses <em>Chroniques d’un Occident nomade</em>, Guillaume Gagnière trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.</p> <p>Cela commence par un <em>Soliloque du corps </em>marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, et qui subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique, entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.</p> <h3><strong>Le cycle bouddhiste du pèlerinage, avec un grain de sel…</strong></h3> <p>Sans la candeur plus ou moins naïve, voire parfois jobarde, des routards des années 60-70 découvrant les spiritualités orientales, le pèlerin Guillaume, après s’être efforcé de ne penser à rien dans un centre de méditation thaïlandais proche de Chiang Mai (épisode comique finissant par « ça me gratte, qu’est-ce que c’est… un moustique, merde, concentre-toi, NE PENSEPAS! (…) Oh, une mésange !»), s’impose bel et bien les rigueurs de la longue marche japonaise, qu’il distingue clairement des chemins de Compostelle: «Dans le bouddhisme, le nirvana n’est pas l’équivalent de notre paradis: c’est le grand rien, la fin de tout désir. Le circuit des 88 temples de Shikoku, un cercle, se distingue des pèlerinages chrétiens qui tracent une droite. On ne marche pas du point A au point B en remportant à l’arrivée un prix de tombola spirituelle, on parcourt un cycle, partant de A pour revenir à A, puis l’on remet son ticket en jeu, encore et encore, jusqu’à ce que le concept de but ou de récompense s’épuise de lui-même».</p> <p>Or son livre reproduit pour ainsi dire le même tracé cyclique partant de la rue Indigo sri lankaise évoquée par Nicolas Bouvier, pour y revenir, non sans une pointe de mélancolie («la rue du récit, <em>sa </em>rue a sombré», avec une affectueuse lettre posthume du jeune homme à son modèle tutélaire. Rien pour autant de platement imitatif dans le récit du trentenaire, dont la poésie et la plasticité ont leur propre fraîcheur. Comme Bashô et Bouvier dans leur voyages respectifs, il multiplie ainsi les brèves notations, mais dans son langage à lui: «C’est alors qu’apparaissent les nuages, de larges masses d’un jaune de mégot froid», ou ceci: «Le soir, plat de curry en solitaire sous la Grande Ourse, les étoiles scintillent dans la casserole»…</p> <p>Parvenant au dernier des 88 temples, enfin, c’est avec un éclat de rire final qu’il fait ce constat: «Deux mois d’efforts sur plus de mille kilomètres, et à l’arrivée, un sommet baignant dans une épaisse purée de pois», ajoutant en sage mal rasé et puant sûrement le bouc: «Serait-ce un peu ça, le but: s’effacer à tel point que la notion de mort en devient naturelle». Et pour dépasser toute morosité nihiliste: «Finalement c’est peut-être ça, le «secret»: des montées, des descentes, des remontées et tout en haut, un grand calme: l’ataraxie. 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L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du <em>Maître et Marguerite</em>, des <em>Oeufs fatidiques, </em>du <em>Roman théâtral </em>et de <em>Cœur de chie</em>n, mais aussi des <em>Récits d’un jeune médecin </em>qui l’apparentent à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.</p> <p>Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de <em>Diablerie</em>- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.<br />Plus précisément, Gemma Salem, dans <em>Le Roman de Monsieur Bulgakov, </em>reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang, fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.</p> <p>C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance, et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.<br />Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolution à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée <em>Les Journées des Tourbine</em>!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.</p> <p>De ce dernier, <em>Le Roman de Monsieur Boulgakov </em>nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. 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De fait, l’historien américain combine tous les apports de l’histoire de l’art et de la connaissance scientifique accumulés à travers les siècles par ses prédécesseurs, autant que ceux des techniques actuelles en matière de recherche, pour aboutir à un récit fluide et chatoyant, riche de détails autant que de synthèses, avec une touche tout à fait personnelle et un allant communicatif.</p> <p>Mais alors quoi de commun avec Rose de Pinsec et l’enquêteur «mentaliste» de la fameuse série? J’y viens!</p> <h3><strong>Quand Rose de Pinsec disait de la télé: «Pas besoin!»</strong></h3> <p>La télévision - fenêtre sur le monde ou fabrique d’abrutis -, comme l’ordinateur - merveilleux instrument de connaissance et de communication ou puits sans fond de l’imbécillité -, ne seront jamais que ce que chacune et chacun en fait, comme il en va de notre «gestion» du confinement.</p> <p>Avant l’apparition de l’ordinateur et du smartphone dans nos vies, en 1977, Rose Monnet, solide paysanne de Pinsec répondait au réalisateur de la télévision romande Jacques Thévoz qui lui demandait, dans un reportage documentaire mémorable, si elle envisageait elle-même d’installer un jour la télévision dans son modeste mayen, d’un vigoureux et spontané «Pas besoin!»<strong>, </strong> réaction qui pourrait être interprétée comme l’expression d’une mentalité bornée, ou au contraire pleine de sagesse: j’ai la santé et mon parchet, j’ai ma vie et c’est tout bon…</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589526010_images4.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="371" /></p> <p>Or je ne sais pourquoi ce «pas besoin!» me poursuit, moi qui ai toujours été curieux de tout, non comme un frein ni comme une résignation piteuse mais comme un rappel de notre chance d’être au monde et un signe d’humilité et de reconnaissance. Ce «pas besoin!» s’enracine dans notre culture séculaire auto-suffisante et je le retrouve, exprimé de façon plus subtilement lyrique, dans cette page de <em>L’Institut Benjamenta</em> de Robert Walser: «Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait.</p> <p>Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. 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Or l’élégance de Patrick Jane, toujours en costume trois pièces et refusant de porter aucune arme, et sa gentillesse frottée d’insolence, sa bonté naturelle envers les animaux et les enfants n’ont cessé de me revenir à l’esprit en imaginant Léonard déambulant en beaux atours dans les ruelles de Florence, aimable avec tous et ne répondant point aux piques dures des jaloux ou des ombrageux à la Michel-Ange, conscient de son génie et triste sous l’agression des malveillants moralisants comme il y en a plus que jamais aujourd’hui, joyeux et non moins fragile en sa solitude éprise d’absolu esthétique.</p> <h3><strong>Une vision panoptique qui relie le détail à l’ensemble</strong></h3> <p>La vision de Léonard de Vinci, dans les petites et les grandes largeurs, relève d’une observation panoptique. Chacune et chacun sait que le Panopticon est ce dispositif précis, dans une prison, qui permet au gardien de voir d’un même point central tous les prisonniers soumis à sa surveillance, mais c’est sans cet aspect disciplinaire que je l’entends: comme une observation simultanée et aussi tourbillonnante que le sont les idées et les figures de certaines peintures de Leonardo, à commencer par son incroyable esquisse de <em>L’Adoration des mages</em>, magnifiqueement analysée par Issacson, et comme en témoignent les milliers de pages de ses carnets aux mêmes observations kaléidoscopiques.</p> <p>La singularité de l’enquêteur Patrick Jane, à part sa mémoire phénoménale, tient à sa façon de relier les traits physiques et moraux, les tics et les pensées, les moindres frémissements expressifs et les émotions d’un personnages, exactement de la même façon que Leonardo puise, dans sa connaissance approfondie de l’anatomie humaine, les liens entre tel muscle et tel mouvement, tel trait et telle expression, non point de façon platement mécanique ou linéaire mais avec les nuances de la lumière sur la chair et le jeu des transparences. 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Je sais bien que ça fait un peu vieux jeu de défendre le Bien contre le Mal, mais le choix n’a rien d’abstrait ou d’idéologique: question de survie, autant que de style, même si la comparaison des deux personnages relève,une fois encore, du grand écart apparemment loufoque. Cependant, le virus se fiche des partis et des appartenances de classes ou de races autant que des niveaux de culture: il est égalitaire au contraire de la médecine trop humaine, et s’il est exagéré de prétendre que le héros blondin d’une série américaine est égal par son mérite à l’un des plus grands génies de notre chère espèce, il est prouvé en période de crise que la lutte contre le Mal relève décidément de la ressemblance humaine, amen.</p> <p>Bref nous avons vaincu la peste et, en attendant, par delà d’autres défis viraux, la panacée transhumaniste que nous promettent les nouveaux prophètes de Dieu sait quelle ennuyeuse immortalité, la quarantaine nous a permis de lire de beaux livres et de voir ou revoir des tas de bons films et quelques séries qui valent peut-être les feuilletons que Rose de Pinsec lisait le soir avant de s’endormir sans somnifères - pas besoin!</p> <hr /> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589482331_unknown.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="259" height="389" />Walter Isaacson. Léonard de Vinci – La biographie. Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sophie De Clercq et Jérémie Gerlier. Quanto / Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019.</strong></h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589485311_1923857_18977019860_6515_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="258" height="206" /><strong><em>Le Mentaliste.</em></strong><strong> Série télévisée de Bruno Heller en 151 épisodes et 7 saisons (2008-2013), reprise sur Prime Video.</strong></h4> <p> </p> <p> </p> <p> </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'quand-leonard-de-vinci-luttait-contre-le-virus-du-mal', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 646, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2348, 'homepage_order' => (int) 2588, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 94, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2293, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'La chronique de JL K', 'title' => 'Voici le bon, le beau moment venu d’apprendre à parler à une pierre', 'subtitle' => 'Deux petits livres immenses signés Annie Dillard, géniale auteure américaine, nous rappellent cette évidence que la merveille du monde fut infectée de tout temps, que le Dieu parfait tolère la naissance d’enfants malformés et de massacres en son nom, enfin que nous vivons la plupart du temps aveuglés par des paupières de plomb, faute de nous éveiller comme ces gosses se levant tôt pour explorer notre terre qui, parfois, reste si jolie… ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Le moment que nous vivons est extraordinaire, mais ce n’est rien de le dire: il n’est que de le vivre et de mille façons diverses qui procèdent du même éveil et du même bond les yeux ouverts devant la merveille.</p> <p>«Merveille des merveilles sous le lilas fleuri, merveille: je m’éveille», écrivait le poète Jean-Pierre Schlunegger qui finit, désespéré, par se jeter d’un pont, non loin d’où nous vivons, pour se fracasser sur les rochers de la rivière, tout en bas.</p> <p>Or nous vivons tous ces jours sous la double instance de telle merveille et de son envers mortel, et ce n’est pas d’hier, nous l’oublions trop souvent, mais quelque temps nous voici comme au pied d’un mur et c’est le bon moment - le beau moment d’apprendre à voir le monde les yeux ouverts et d’apprendre à parler à une pierre.</p> <p>La merveille des merveilles est à la portée de chacune et chacun , et ma conviction s’en est trouvée confortée, l’autre jour, en notre quarantaine à tous, lorsque tel cher ami m’apprit au téléphone que tous les matins il conduisait son petit lascar Luca de dix ans et son compère Arthur de trois ans son aîné familier par son père argentin des colibris de la jungle de son pays, à la lisière des bois vaudois où ils s’enfoncent tout appareillés d’instruments d’observation et autres chasses subtiles - toute la journée rien qu’à eux, fous de ferveur curieuse et de joyeuse adulation des multiples espèces de végétaux ou d’animaux divers tels les castors d’un soir passé - en somme prédisposés à apprendre un jour a parler aux pierres à l’imitation de ce jeune Américain dans la trentaine exercant, dans sa cabane perdue en pleine nature, le rituel censé faire parler une «pierre à souhaits»…</p> <h3><strong>En osmose intime avec le cosmos</strong></h3> <p>Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. 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Que se passait-il dans la tête du président Xi Jinping lorsque, le 17 janvier 2017, au Forum économique mondial de Davos, ce pur et dur communiste chinois fit l’éloge du libre-échange devant un parterre de capitalistes durs et purs qui s’en trouvèrent apparemment enchantés? Se poser la question revient à se demander ce qui se passait dans la tête du président de la Confédération helvétique Ueli Maurer quand, en visite à Pékin en 2013, il affirma crânement que, s’agissant du massacre de Tian’anmen en 1989, il était temps de «tirer un trait» sur cette page «tournée depuis longtemps». Et l’on imagine, passant en battant de ses deux ailes, l’ange Win-Win invoqué in petto par les deux présidents.
Dans la foulée, je me rappelle que le boss milliardaire du parti UDC auquel est affilé Ueli Maurer, un certain Christoph Blocher, n’aura pas attendu ces années de prescription pour «tirer un trait» sur les pages des plus sombres années du maoïsme, ayant été l’un des premiers industriels suisses à composer commercialement avec la Chine communiste sous le même battement d’ailes de l’ange Win-Win.
Or, plutôt que d’emboîter le pas de ceux qui «dénoncent», à juste titre évidemment, de telles situations, je me suis rappelé, en scrutant les images d’archives de l’arrivée de Xi Jinping en Suisse, accueilli en grand pompe par nos autorités radieuses, Doris Leuthard en tête, que, bien des années avant de se faire sacrer président «à vie» de la Chine communiste acquise au capitalisme d’Etat, Xi Jinping, en tant que fils de haut dignitaire déchu, aura connu les pires humiliations morales et physiques, au titre de la Punition et de la Rééducation, non sans participer lui-même à la Rééducation et à la Punition de son père et à la sienne propre, qui ont fait de lui ce que son visage actuel ne montre à vrai dire guère...
Au côté de sa jeune femme, sûrement déclarée «sympa» par Doris Leuthard, Xi Jinping me rappelle plutôt, sur le tarmac de l’aéroport, mon propre père revenant, sanglé dans le même genre de pardessus confortable et seyant, d’un voyage d’agrément offert par sa compagnie d’assurances à ses inspecteurs méritants, et la comparaison me semble révélatrice en terme de ressemblance humaine: Xi Jinping inspecteur de La Chinoise-Assurances, et pourquoi pas?
Et si cela nous était arrivé à nous ?
Il va de soi que je fais la différence entre cet homme, qui est à peu près mon contemporain de par sa naissance, deuxième fils de quatre enfants (comme je le suis moi-même) et mon cher père qui n’aura certes pas connu la gloire mondiale ni commis le moindre crime par devoir d’État, mais n’empêche: que serait-il advenu de mon paternel si, au lieu de naître en 1916 à Lausanne, il était venu au monde en 1913 à Weinan, dans la province de Shaanxi, comme le père de Xi Jinping? Spéculation loufoque? Ce qui est sûr, c’est que je revois mon père, en 1974, lisant le soir Prisonnier de Mao sous la lampe de la véranda de notre maison familiale...
Cinq ans plus tôt, farouche gauchiste de dix-neuf ans, j’avais découvert le socialisme réel en Pologne, où je m'étais efforcé d’expliquer à nos hôtes que le communisme accompli serait tout autre chose que ce qu’ils vivaient alors sous une chape de plomb, mais je me suis bien gardé d’assener cette bourde à mon père, à la fois effaré et abattu par le témoignage de Jean Pasqualini, car je découvrais, de mon côté, le premier aperçu non moins accablant de la «Révolution culturelle» publié en Occident, intitulé Les Habits neufs du Président Mao et signé Simon Leys, taxé par mes anciens camarades ralliés au maoïsme d’agent américain notoire, à l’imitation d’une certaine intelligentsia occidentale.
Un peu avant ma vingtième année, ainsi, la revue Tel Quel m’avait semblé, à moi tendre lettreux gauchisant, le top d’une vivacité intellectuelle et littéraire épatante, dont les textes incompréhensibles me semblaient formidables. Or ladite revue était «maoïste» à outrance. Puis mes yeux se sont ouverts et j’ai pris conscience de la pitoyable jobardise des intellectuels parisiens en leur fonction d’idiots utiles rappelant la crédulité béate de Jean-Paul Sartre devant Fidel Castro ou, une ou deux décennies plus tôt, la servilité lyrique de Louis Aragon au pied de Staline.
Une super-puissance sous amnésie forcée
Et voici ce que, quarante ans plus tard, en 2008, Simon Leys écrivait dans la préface de la réédition des Habits neufs du Président Mao: «La Chine a connu ces dernières années de prodigieuses transformations. Elle est en passe de devenir une super-puissance – sinon LA super-puissance. Dans ce cas, elle sera – chose inouïe – une super-puissance amnésique. Car, jusqu’à présent, sa miraculeuse métamorphose s’effectue sans mettre en question l’absolu monopole que le Parti communiste continue à exercer sur le pouvoir politique, et sans toucher à l’image tutélaire du président Mao, symbole et clé-de-voûte du régime. Et le corollaire de ces deux impératifs est la nécessité de censurer la vérité historique de la République Populaire depuis sa fondation: interdiction absolue de faire l’Histoire du maoïsme en action – les purges sanglantes des années cinquante, la gigantesque famine créée par Mao (dans un accès de délire idéologique) au débit des années soixante, et enfin le monstrueux désastre de la «Révolution culturelle» (1966-1976). Treize ans après la mort du despote, le massacre de Tian’anmen (4 juin 1989) est encore survenu comme un post scriptum ajouté par les héritiers, pour marquer leur fidélité au testament laissé par l’ancêtre-fondateur. Mais ces quarante années de tragédies historiques (1949-1989) ont été englouties dans un «trou de mémoire» orwellien: les Chinois qui ont vingt ans aujourd’hui ne disposant d’aucun accès à ces informations-là – il leur est plus facile de découvrir l’histoire moderne de l’Europe ou de l’Amérique, que celle de leur propre pays».
Sur quoi, au terme de ce même avant-propos, Simon Leys évoquait le livre d’un certain Ma Jian, Le coma de Pékin, dans lequel ce jeune écrivain tentait de s’opposer à ceux qui «tiraient un trait» sur la tragédie de Tian’anmen.
«Sonder les ténèbres» et «dire la vérité»…
Et voilà ce que, dix ans plus tard, Ma Jian écrit dans l’introduction de son dernier roman, China Dream, attaquant frontalement le régime de Xi Jinping: «Le rôle de l’écrivain consiste à sonder les ténèbres et, par-dessus tout, à dire la vérité», avant d’ajouter: «Je continue de me réfugier dans la beauté de la langue chinoise et m’en sers pour extraire des souvenirs du brouillard de l’amnésie imposée par l’État, pour tourner en dérision les despotes chinois et me rallier à leurs victimes, tout en sachant bien que dans les horribles dictatures, les gens sont à la fois oppresseurs et oppressés»…
En l’occurrence, on verra par exemple, dans une scène de China Dream tournant à la répression sauvage, des villageois, révoltés par une menace d’expropriation collective décidée par le gouvernement local et des promoteurs corrompus, tenter de résister en invoquant un slogan du président Xi Jinping soi-disant hostile aux expropriations commises, avec l’appui de sa police. Et de souhaiter longue vie à celui-là même qui les écrase, exactement comme au temps du Grand Timonier!
Ma Jian. © DR
Quant au Rêve Chinois, dont l’idée a été lancée par Xi Jinping lui-même au lendemain de son accession au pouvoir suprême, Ma Jian n’y voit qu’«un beau mensonge de plus concocté par l’État pour effacer les souvenirs douloureux des cerveaux de ses citoyens et les remplacer par des pensées joyeuses».
Or, l’observation en pleine pâte humaine et le ton cinglant de Ma Jian, qui peuvent rappeler un Alexandre Zinoviev dans la satire antisoviétique mémorable de L’Avenir radieux, se singularisent immédiatement par une approche de la réalité chinoise à l’ère de l’Internet, certes surveillé en Chine par un Bureau spécial mais auquel tout un chacun est en réalité connecté.
C’est ainsi que le protagoniste sexagénaire Ma Daode, nouveau directeur du Rêve Chinois pour la ville de Xiyang dont le bureau est orné d’une inscription hautement poétique («JE RÊVE DES FLEURS QUI ÉCLOSENT AU BOUT DE MON PINCEAU»…), ne cesse d’échanger sur son smartphone avec l’une ou l’autre de ses douze maîtresses par lui surnommées, non moins poétiquement, les Douze Épingles à cheveux Dorées, tout en subissant les assauts involontaires de sa mémoire d’ado.
Rêve collectif et cauchemars personnels
De fait, lui qui devrait contribuer à l’effacement de tous les rêves individuels de ses concitoyens, pour imposer le seul Rêve Chinois, est assailli à tout moment par ses souvenirs de jeunesse rougis par le sang de la guerre civile déclenchée par Mao, poussant les factions rivales de jeunes gens fanatisés à se combattre tout en terrorisant leurs familles.
Ainsi resurgissent, dans la tête de Ma Daode, des scènes de plus en plus insoutenables alors que le haut dignitaire se trouve bombardé, sur son smartphone, de blagues pornographiques ou de menaces de toute espèce.
Des menaces? La pire est évidemment celle de la Transparence, qui risque d’être associée à la mise en application de l’implant du Rêve Chinois auquel il travaille, puce miracle qui ferait que tous les souvenirs inavouables de chacun, ses fantasmes et ses projets «inappropriés», apparaîtraient soudain de manière publique bien plus brutale que lors des séances d’autocritique les plus féroces.
Ma Daode est le type même de l’apparatchik monté en grade à force de compromissions et de coups tordus, et pourtant le romancier se garde bien de traiter avec mépris ce pur produit d’une société déchirée entre pauvreté et développement chaotique, fausse vertu publique et cynisme privé. Moqué par sa femme qui se fiche de ses infidélités, étroitement surveillé par ses rivaux, contraint de planquer dans son duplex de luxe les cadeaux (en principe illégaux) dont on le couvre pour obtenir ses pistons, ce nul de haut vol n’en est pas moins harcelé par ce que Zinoviev appelait «ce machin la conscience», hanté par sa mémoire qui refuse de «tirer un trait».
Deux scène de China Dream illustrent sa condition de dirigeant à la fois influent et ligoté par tous ses compromis d’arriviste minable, qui fut sans doute celle de milliers d’apparatchiks propulsés dans les hautes sphères du pouvoir après avoir participé à l’atroce guerre civile de la Révolution culturelle: la première est celle de la destruction, déjà évoquée, du village, dans lequel il a été accueilli en sa jeunesse par des braves gens qu’il est contraint aujourd’hui de trahir tout en se rappelant les souffrances qu’ils ont partagées jadis; et la seconde, effroyable, le voit revivre mentalement le supplice imposé à son père, obligé de s’agenouiller sur un lit de braises par les Gardes Rouges, avant que, le même jour, ses parents ne se suicident en ingérant un pesticide – tout cela lui revenant en mémoire au moment même où il s’impatiente de «tirer un trait», ou plus exactement «un coup» avec sa dernière jeune maîtresse toute poudrée d'occidentalisme, etc.
Une poésie paradoxale marquée au sceau de la vérité
Tout au long de China Dream, Ma Jian ne cesse de railler le lyrisme de pacotille émaillant les discours officiels, à commencer par ceux du Directeur du Rêve Chinois, Ma Daode étant également vice-président de l’Association locale des écrivains; et la plupart de ses messages numériques dégoulinent eux aussi de formules poétiques – comme il en ruisselle à vomir sur Facebook… À cet égard, d’ailleurs, la critique du Rêve Chinois n’est pas sans nous parler, aussi, des «rêves de masse» de la société de consommation pourrie de matérialisme.
Curieusement, en outre, et malgré le mélange de satire grinçante, sur fond de peur latente forçant au consentement, et d’éléments tragiques remontant par vagues du tréfonds de la mémoire du protagoniste, il émane de ce livre une sorte de lancinante musique ressortissant à ce qu’on pourrait dire, la gorge serrée, de la poésie, comme il y en a chez Orwell (dédicataire du roman) et autres visionnaires contre-utopiques, tels les Russes Zamiatine et Platonov, l’Anglais Huxley et le Polonais Witkiewicz.
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Et de souhaiter longue vie à celui-là même qui les écrase, exactement comme au temps du Grand Timonier! <br><br><img class="img-responsive img-center " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w300/1550693157_ma_jian_in_hong_kong_2018.jpeg"></p><h4 style="text-align: center;">Ma Jian. © DR</h4><p>Quant au Rêve Chinois, dont l’idée a été lancée par Xi Jinping lui-même au lendemain de son accession au pouvoir suprême, Ma Jian n’y voit qu’«un beau mensonge de plus concocté par l’État pour effacer les souvenirs douloureux des cerveaux de ses citoyens et les remplacer par des pensées joyeuses». </p><p>Or, l’observation en pleine pâte humaine et le ton cinglant de Ma Jian, qui peuvent rappeler un Alexandre Zinoviev dans la satire antisoviétique mémorable de <em>L’Avenir radieux</em>, se singularisent immédiatement par une approche de la réalité chinoise à l’ère de l’Internet, certes surveillé en Chine par un Bureau spécial mais auquel tout un chacun est en réalité connecté. </p><p>C’est ainsi que le protagoniste sexagénaire Ma Daode, nouveau directeur du Rêve Chinois pour la ville de Xiyang dont le bureau est orné d’une inscription hautement poétique («JE RÊVE DES FLEURS QUI ÉCLOSENT AU BOUT DE MON PINCEAU»…), ne cesse d’échanger sur son smartphone avec l’une ou l’autre de ses douze maîtresses par lui surnommées, non moins poétiquement, les Douze Épingles à cheveux Dorées, tout en subissant les assauts involontaires de sa mémoire d’ado. </p><h3><strong>Rêve collectif et cauchemars personnels </strong></h3><p>De fait, lui qui devrait contribuer à l’effacement de tous les rêves individuels de ses concitoyens, pour imposer le seul Rêve Chinois, est assailli à tout moment par ses souvenirs de jeunesse rougis par le sang de la guerre civile déclenchée par Mao, poussant les factions rivales de jeunes gens fanatisés à se combattre tout en terrorisant leurs familles. </p><p>Ainsi resurgissent, dans la tête de Ma Daode, des scènes de plus en plus insoutenables alors que le haut dignitaire se trouve bombardé, sur son smartphone, de blagues pornographiques ou de menaces de toute espèce. </p><p>Des menaces? La pire est évidemment celle de la Transparence, qui risque d’être associée à la mise en application de l’implant du Rêve Chinois auquel il travaille, puce miracle qui ferait que tous les souvenirs inavouables de chacun, ses fantasmes et ses projets «inappropriés», apparaîtraient soudain de manière publique bien plus brutale que lors des séances d’autocritique les plus féroces. </p><p>Ma Daode est le type même de l’apparatchik monté en grade à force de compromissions et de coups tordus, et pourtant le romancier se garde bien de traiter avec mépris ce pur produit d’une société déchirée entre pauvreté et développement chaotique, fausse vertu publique et cynisme privé. Moqué par sa femme qui se fiche de ses infidélités, étroitement surveillé par ses rivaux, contraint de planquer dans son duplex de luxe les cadeaux (en principe illégaux) dont on le couvre pour obtenir ses pistons, ce nul de haut vol n’en est pas moins harcelé par ce que Zinoviev appelait «ce machin la conscience», hanté par sa mémoire qui refuse de «tirer un trait». </p><p>Deux scène de <em>China Dream</em> illustrent sa condition de dirigeant à la fois influent et ligoté par tous ses compromis d’arriviste minable, qui fut sans doute celle de milliers d’apparatchiks propulsés dans les hautes sphères du pouvoir après avoir participé à l’atroce guerre civile de la Révolution culturelle: la première est celle de la destruction, déjà évoquée, du village, dans lequel il a été accueilli en sa jeunesse par des braves gens qu’il est contraint aujourd’hui de trahir tout en se rappelant les souffrances qu’ils ont partagées jadis; et la seconde, effroyable, le voit revivre mentalement le supplice imposé à son père, obligé de s’agenouiller sur un lit de braises par les Gardes Rouges, avant que, le même jour, ses parents ne se suicident en ingérant un pesticide – tout cela lui revenant en mémoire au moment même où il s’impatiente de «tirer un trait», ou plus exactement «un coup» avec sa dernière jeune maîtresse toute poudrée d'occidentalisme, etc. </p><h3><strong>Une poésie paradoxale marquée au sceau de la vérité </strong></h3><p>Tout au long de <em>China Dream,</em> Ma Jian ne cesse de railler le lyrisme de pacotille émaillant les discours officiels, à commencer par ceux du Directeur du Rêve Chinois, Ma Daode étant également vice-président de l’Association locale des écrivains; et la plupart de ses messages numériques dégoulinent eux aussi de formules poétiques – comme il en ruisselle à vomir sur Facebook… À cet égard, d’ailleurs, la critique du Rêve Chinois n’est pas sans nous parler, aussi, des «rêves de masse» de la société de consommation pourrie de matérialisme. </p><p>Curieusement, en outre, et malgré le mélange de satire grinçante, sur fond de peur latente forçant au consentement, et d’éléments tragiques remontant par vagues du tréfonds de la mémoire du protagoniste, il émane de ce livre une sorte de lancinante musique ressortissant à ce qu’on pourrait dire, la gorge serrée, de la poésie, comme il y en a chez Orwell (dédicataire du roman) et autres visionnaires contre-utopiques, tels les Russes Zamiatine et Platonov, l’Anglais Huxley et le Polonais Witkiewicz. </p><p>De quelle «poésie» s’agit-il alors plus précisément, à l’opposé de toute enjolivure et de tout le kitsch euphorique officiellement de mise? Peut-être, simplement, de celle qui procède d’une écriture scellant l’adéquation d’une parole sans fard – jusque dans certaine scène parodique de sexe «hard» – et d’une expérience humaine éprouvée par l’écrivain dans sa chair et au plus vif de sa sensibilité, la vérité nue exorcisant une souffrance commune et traduite en mots qui sonnent juste et vrai, dont il émane une paradoxale beauté. </p><p>Enfin l’on ne peut qu’être impressionné, voire ému, par ces mots de Ma Jian l’exilé, interdit de publication dans son pays et dont le nom même ne peut être cité dans aucun journal ou média public: «Malgré tout, je ne me laisse pas encore aller au pessimisme. Je crois encore que la vérité et la beauté sont des forces transcendantes qui survivront aux tyrannies des hommes»… </p><p></p><hr><p></p><img class="img-responsive " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w175/1550693017_cvt_chinadream_6967.jpeg"><h4>Ma Jian. <em style="">China Dream.</em> Traduit de l’anglais par Laurent Baruq, Flammarion, 2o8p, 2019.</h4><br><img class="img-responsive " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w175/1550693058_unknown2.jpeg"><h4>Simon Leys. <em style="">Les habits neufs du Président Mao</em>. 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Ainsi, dans la foulée proche d’une Aude Seigne (née en 1985) et de ses <em>Chroniques d’un Occident nomade</em>, Guillaume Gagnière trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.</p> <p>Cela commence par un <em>Soliloque du corps </em>marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, et qui subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique, entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.</p> <h3><strong>Le cycle bouddhiste du pèlerinage, avec un grain de sel…</strong></h3> <p>Sans la candeur plus ou moins naïve, voire parfois jobarde, des routards des années 60-70 découvrant les spiritualités orientales, le pèlerin Guillaume, après s’être efforcé de ne penser à rien dans un centre de méditation thaïlandais proche de Chiang Mai (épisode comique finissant par « ça me gratte, qu’est-ce que c’est… un moustique, merde, concentre-toi, NE PENSEPAS! (…) Oh, une mésange !»), s’impose bel et bien les rigueurs de la longue marche japonaise, qu’il distingue clairement des chemins de Compostelle: «Dans le bouddhisme, le nirvana n’est pas l’équivalent de notre paradis: c’est le grand rien, la fin de tout désir. Le circuit des 88 temples de Shikoku, un cercle, se distingue des pèlerinages chrétiens qui tracent une droite. On ne marche pas du point A au point B en remportant à l’arrivée un prix de tombola spirituelle, on parcourt un cycle, partant de A pour revenir à A, puis l’on remet son ticket en jeu, encore et encore, jusqu’à ce que le concept de but ou de récompense s’épuise de lui-même».</p> <p>Or son livre reproduit pour ainsi dire le même tracé cyclique partant de la rue Indigo sri lankaise évoquée par Nicolas Bouvier, pour y revenir, non sans une pointe de mélancolie («la rue du récit, <em>sa </em>rue a sombré», avec une affectueuse lettre posthume du jeune homme à son modèle tutélaire. Rien pour autant de platement imitatif dans le récit du trentenaire, dont la poésie et la plasticité ont leur propre fraîcheur. Comme Bashô et Bouvier dans leur voyages respectifs, il multiplie ainsi les brèves notations, mais dans son langage à lui: «C’est alors qu’apparaissent les nuages, de larges masses d’un jaune de mégot froid», ou ceci: «Le soir, plat de curry en solitaire sous la Grande Ourse, les étoiles scintillent dans la casserole»…</p> <p>Parvenant au dernier des 88 temples, enfin, c’est avec un éclat de rire final qu’il fait ce constat: «Deux mois d’efforts sur plus de mille kilomètres, et à l’arrivée, un sommet baignant dans une épaisse purée de pois», ajoutant en sage mal rasé et puant sûrement le bouc: «Serait-ce un peu ça, le but: s’effacer à tel point que la notion de mort en devient naturelle». Et pour dépasser toute morosité nihiliste: «Finalement c’est peut-être ça, le «secret»: des montées, des descentes, des remontées et tout en haut, un grand calme: l’ataraxie. 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Les écrits de Gemma Salem sont autant de défis à toutes les détresses, des écrits comme qui dirait «pour la vie», donc des écrits qui chialent comme vous et qui rient pour tous - des écrits comme dictés par la vie et qui survivront parce qu’ils sont plus que de simples «récits de vie»; des écrits qui ne sont pas que de plates copies de la vie mais qui ajoutent à celle-ci la valeur ajoutée de ce qu’on appelle l’Art avec une grande aile, ou la Littérature à crâne majuscule, ou la Poésie mais sans chichis - et surtout musique à l’appui: la poésie de Schubert qui écrivait spécialement pour cette cinglée de Gemma - croyait-elle dur comme fer -, la poésie de Beethoven et son grand mouvement de rumba, la poésie de ce cœur de chien de Boulgakov, la folle poésie décavée de Jean Rhys en ses propres Tropiques passionnels, la poésie martelante et martelée de TB alias Thomas Bernhard à jamais inatteignable et bien avant qu’il l’eut précédée par delà les eaux sombres. Thomas Bernhard mort? 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L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du <em>Maître et Marguerite</em>, des <em>Oeufs fatidiques, </em>du <em>Roman théâtral </em>et de <em>Cœur de chie</em>n, mais aussi des <em>Récits d’un jeune médecin </em>qui l’apparentent à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.</p> <p>Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de <em>Diablerie</em>- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.<br />Plus précisément, Gemma Salem, dans <em>Le Roman de Monsieur Bulgakov, </em>reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang, fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.</p> <p>C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance, et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.<br />Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolution à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée <em>Les Journées des Tourbine</em>!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.</p> <p>De ce dernier, <em>Le Roman de Monsieur Boulgakov </em>nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. 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De fait, l’historien américain combine tous les apports de l’histoire de l’art et de la connaissance scientifique accumulés à travers les siècles par ses prédécesseurs, autant que ceux des techniques actuelles en matière de recherche, pour aboutir à un récit fluide et chatoyant, riche de détails autant que de synthèses, avec une touche tout à fait personnelle et un allant communicatif.</p> <p>Mais alors quoi de commun avec Rose de Pinsec et l’enquêteur «mentaliste» de la fameuse série? J’y viens!</p> <h3><strong>Quand Rose de Pinsec disait de la télé: «Pas besoin!»</strong></h3> <p>La télévision - fenêtre sur le monde ou fabrique d’abrutis -, comme l’ordinateur - merveilleux instrument de connaissance et de communication ou puits sans fond de l’imbécillité -, ne seront jamais que ce que chacune et chacun en fait, comme il en va de notre «gestion» du confinement.</p> <p>Avant l’apparition de l’ordinateur et du smartphone dans nos vies, en 1977, Rose Monnet, solide paysanne de Pinsec répondait au réalisateur de la télévision romande Jacques Thévoz qui lui demandait, dans un reportage documentaire mémorable, si elle envisageait elle-même d’installer un jour la télévision dans son modeste mayen, d’un vigoureux et spontané «Pas besoin!»<strong>, </strong> réaction qui pourrait être interprétée comme l’expression d’une mentalité bornée, ou au contraire pleine de sagesse: j’ai la santé et mon parchet, j’ai ma vie et c’est tout bon…</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589526010_images4.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="371" /></p> <p>Or je ne sais pourquoi ce «pas besoin!» me poursuit, moi qui ai toujours été curieux de tout, non comme un frein ni comme une résignation piteuse mais comme un rappel de notre chance d’être au monde et un signe d’humilité et de reconnaissance. Ce «pas besoin!» s’enracine dans notre culture séculaire auto-suffisante et je le retrouve, exprimé de façon plus subtilement lyrique, dans cette page de <em>L’Institut Benjamenta</em> de Robert Walser: «Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait.</p> <p>Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. 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Or l’élégance de Patrick Jane, toujours en costume trois pièces et refusant de porter aucune arme, et sa gentillesse frottée d’insolence, sa bonté naturelle envers les animaux et les enfants n’ont cessé de me revenir à l’esprit en imaginant Léonard déambulant en beaux atours dans les ruelles de Florence, aimable avec tous et ne répondant point aux piques dures des jaloux ou des ombrageux à la Michel-Ange, conscient de son génie et triste sous l’agression des malveillants moralisants comme il y en a plus que jamais aujourd’hui, joyeux et non moins fragile en sa solitude éprise d’absolu esthétique.</p> <h3><strong>Une vision panoptique qui relie le détail à l’ensemble</strong></h3> <p>La vision de Léonard de Vinci, dans les petites et les grandes largeurs, relève d’une observation panoptique. Chacune et chacun sait que le Panopticon est ce dispositif précis, dans une prison, qui permet au gardien de voir d’un même point central tous les prisonniers soumis à sa surveillance, mais c’est sans cet aspect disciplinaire que je l’entends: comme une observation simultanée et aussi tourbillonnante que le sont les idées et les figures de certaines peintures de Leonardo, à commencer par son incroyable esquisse de <em>L’Adoration des mages</em>, magnifiqueement analysée par Issacson, et comme en témoignent les milliers de pages de ses carnets aux mêmes observations kaléidoscopiques.</p> <p>La singularité de l’enquêteur Patrick Jane, à part sa mémoire phénoménale, tient à sa façon de relier les traits physiques et moraux, les tics et les pensées, les moindres frémissements expressifs et les émotions d’un personnages, exactement de la même façon que Leonardo puise, dans sa connaissance approfondie de l’anatomie humaine, les liens entre tel muscle et tel mouvement, tel trait et telle expression, non point de façon platement mécanique ou linéaire mais avec les nuances de la lumière sur la chair et le jeu des transparences. 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Je sais bien que ça fait un peu vieux jeu de défendre le Bien contre le Mal, mais le choix n’a rien d’abstrait ou d’idéologique: question de survie, autant que de style, même si la comparaison des deux personnages relève,une fois encore, du grand écart apparemment loufoque. Cependant, le virus se fiche des partis et des appartenances de classes ou de races autant que des niveaux de culture: il est égalitaire au contraire de la médecine trop humaine, et s’il est exagéré de prétendre que le héros blondin d’une série américaine est égal par son mérite à l’un des plus grands génies de notre chère espèce, il est prouvé en période de crise que la lutte contre le Mal relève décidément de la ressemblance humaine, amen.</p> <p>Bref nous avons vaincu la peste et, en attendant, par delà d’autres défis viraux, la panacée transhumaniste que nous promettent les nouveaux prophètes de Dieu sait quelle ennuyeuse immortalité, la quarantaine nous a permis de lire de beaux livres et de voir ou revoir des tas de bons films et quelques séries qui valent peut-être les feuilletons que Rose de Pinsec lisait le soir avant de s’endormir sans somnifères - pas besoin!</p> <hr /> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589482331_unknown.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="259" height="389" />Walter Isaacson. Léonard de Vinci – La biographie. Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sophie De Clercq et Jérémie Gerlier. Quanto / Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019.</strong></h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589485311_1923857_18977019860_6515_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="258" height="206" /><strong><em>Le Mentaliste.</em></strong><strong> Série télévisée de Bruno Heller en 151 épisodes et 7 saisons (2008-2013), reprise sur Prime Video.</strong></h4> <p> </p> <p> </p> <p> </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'quand-leonard-de-vinci-luttait-contre-le-virus-du-mal', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 646, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2348, 'homepage_order' => (int) 2588, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 94, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2293, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'La chronique de JL K', 'title' => 'Voici le bon, le beau moment venu d’apprendre à parler à une pierre', 'subtitle' => 'Deux petits livres immenses signés Annie Dillard, géniale auteure américaine, nous rappellent cette évidence que la merveille du monde fut infectée de tout temps, que le Dieu parfait tolère la naissance d’enfants malformés et de massacres en son nom, enfin que nous vivons la plupart du temps aveuglés par des paupières de plomb, faute de nous éveiller comme ces gosses se levant tôt pour explorer notre terre qui, parfois, reste si jolie… ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Le moment que nous vivons est extraordinaire, mais ce n’est rien de le dire: il n’est que de le vivre et de mille façons diverses qui procèdent du même éveil et du même bond les yeux ouverts devant la merveille.</p> <p>«Merveille des merveilles sous le lilas fleuri, merveille: je m’éveille», écrivait le poète Jean-Pierre Schlunegger qui finit, désespéré, par se jeter d’un pont, non loin d’où nous vivons, pour se fracasser sur les rochers de la rivière, tout en bas.</p> <p>Or nous vivons tous ces jours sous la double instance de telle merveille et de son envers mortel, et ce n’est pas d’hier, nous l’oublions trop souvent, mais quelque temps nous voici comme au pied d’un mur et c’est le bon moment - le beau moment d’apprendre à voir le monde les yeux ouverts et d’apprendre à parler à une pierre.</p> <p>La merveille des merveilles est à la portée de chacune et chacun , et ma conviction s’en est trouvée confortée, l’autre jour, en notre quarantaine à tous, lorsque tel cher ami m’apprit au téléphone que tous les matins il conduisait son petit lascar Luca de dix ans et son compère Arthur de trois ans son aîné familier par son père argentin des colibris de la jungle de son pays, à la lisière des bois vaudois où ils s’enfoncent tout appareillés d’instruments d’observation et autres chasses subtiles - toute la journée rien qu’à eux, fous de ferveur curieuse et de joyeuse adulation des multiples espèces de végétaux ou d’animaux divers tels les castors d’un soir passé - en somme prédisposés à apprendre un jour a parler aux pierres à l’imitation de ce jeune Américain dans la trentaine exercant, dans sa cabane perdue en pleine nature, le rituel censé faire parler une «pierre à souhaits»…</p> <h3><strong>En osmose intime avec le cosmos</strong></h3> <p>Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
3 Commentaires
@vladm 21.02.2019 | 08h22
«Malheureusement, l'Occident a une mémoire bien courte, à l'échelle de son porte-monnaie.
Les erreurs et errements de la Chine sont entretenues et renforcées, justement par ce miracle économique, que nous suscitons, en installant nos usines de production, qui génèrent des flux d'argent gigantesques. En plus, dans un soucis d'ouverture et de libéralisme intellectuel et financier, nous accueillons leurs ingénieurs et chercheurs, qui repartent avec nos idées et techniques, que nous leur achetons ensuite.
Sans ce dynamisme, il y a fort à parier que le parti communiste ne serait pas si puissant, puisque c'est ce dynamisme qui est le moteur de la nation et permet d'oublier le passé pour des lendemains enchanteurs. Le capitalisme est si puissant qu'il dirige la volonté du peuple de vivre mieux, de trouver du travail dans ce pays pseudo communiste.
Leur économie est si florissante et puissante qu'elle soutient le dollar, et s'achète des fleurons de l'économie occidentale (p.ex. Syngenta).
N'oublions pas qu'une partie de notre consommation à bon marché s'alimente sur cette souffrance morale d'un peuple, sans parler des dégâts environnementaux que nos délocalisons chez eux.»
@Muqingfu 25.02.2019 | 22h05
«Un seul regret: que l’auteur n’ait pas écrit son pamphlet en mandarin. Ou, s’il l’a fait, qu’il ne soit publié qu’en anglais et en français. »
@Marianne W. 26.02.2019 | 01h54
«Salut, cher farouche écrivain jadis gauchiste !
Toujours autant de bonheur à te lire...
Marianne virée par fesse-de-bouc»