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Actuel / Mes trente ans de crise dans les médias

Bon pour la tête

9 juillet 2018

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Les éditeurs romands ont commencé par se saborder entre eux, puis le vainqueur de la bataille a été avalé par les Zurichois. Ou comment les journaux disparaissent des kiosques en Suisse romande les uns après les autres. Récit.




Ludovic Rocchi pour Republik.ch


Il était une fois «La Suisse». Oui, «La Suisse», le plus grand et le plus lu des quotidiens romands au plus fort de son histoire. Vous ne vous en souvenez pas? Vous êtes pardonné. Car ici en Suisse romande, «La Suisse» ne dit plus grand chose aux nouvelles générations. Et même les plus vieux ont eu le temps d’oublier: «La Suisse» est morte en 1994.

Je venais de terminer mon stage pour devenir journaliste professionnel. Et mon stage, je l’ai fait à «La Suisse», de 1990 à 1992, comme correspondant dans le canton de Neuchâtel. C’était le bon temps. «La Suisse», éditée à Genève, avait plusieurs correspondants dans chaque canton. Et une stimulante concurrence régnait avec l’autre quotidien suprarégional romand: «Le Matin». Chaque titre avait aussi une édition du dimanche, un vrai paradis ...

Je n’ai pas pu y goûter longtemps à ce paradis. En fait, je suis né avec la crise comme journaliste. J’ai donc perdu mon poste de correspondant à peine mon stage terminé. J’ai retrouvé un poste à mi-temps au «Nouveau Quotidien» (autre titre destiné à disparaître). Pour l’autre mi-temps, j’ai timbré au chômage quelques mois.

A cette époque, il n’était pas question de décisions prises à Zurich par des financiers sans cœur et sans respect pour les ambitions éditoriales romandes.

Puis j’ai été engagé à plein temps au «Nouveau Quotidien», le journal «suisse et européen» que venait de fonder Jacques Pilet en 1991. Et j’y suis resté avec bonheur jusqu’au dernier numéro le 28 février 1998. Comme président de la société des rédacteurs du «Nouveau Quotidien», j’ai été en première ligne pour négocier le plan social qui a accompagné la mort du journal ainsi que celle du «Journal de Genève». Une fusion comme l’ont appelée les éditeurs (Edipresse et Ringier pour «Le Nouveau Quotidien»; des banquiers privés genevois pour l’essentiel au «Journal de Genève»). Cette fusion a donné naissance au quotidien «Le Temps», qui existe toujours.

Comme jeune journaliste, de 1990 à 1998, j’ai donc vécu la mort de deux titres, «La Suisse» et «Le Nouveau Quotidien». Mais à cette époque, il n’était pas question de décisions prises à Zurich par des financiers sans cœur et sans respect pour les ambitions éditoriales romandes.

Nous connaissions à peine le nom de la famille Coninx, propriétaire du «Tages Anzeiger». Un peu plus connu des Romands, Michael Ringier passait pour un allié, puisque sa famille a permis la création de «L’Hebdo», en complicité déjà avec un certain Jacques Pilet. Nous avons donc assisté dans les années 90 à des règlements de compte sanglants entre des éditeurs romands.

Les origines du mal

Tout commence à Genève. Deux familles, les Nicole et les Lamunière, se livrent une lutte sans merci qui s’est conclue par la mort de «La Suisse», éditée par l’héritier Jean-Claude Nicole à Genève. En face, «Le Matin» est édité par l’héritier Pierre Lamunière et son groupe Edipresse à Lausanne.

Le coup de grâce survient en 1991 avec le rachat de la «Tribune de Genève» par Edipresse. Ce quotidien historiquement édité le soir n’était pas un concurrent direct de «La Suisse», édité le matin. Cet accord est tombé. Un coup de trop pour «La Suisse». Son patron, Jean-Claude Nicole, homme d’affaires peu inspiré, ne touchera plus aux médias.

Une voie royale s’ouvre alors pour la famille Lamunière. Edipresse règne sur les plus gros quotidiens de Suisse romande («Le Matin», «La Tribune de Genève» et «24 Heures»). Son monopole le dimanche avec «Le Matin Dimanche» et ses suppléments magazines lui rapporte des dizaines de millions de francs par année. Une véritable poule aux œufs d’or que Ringier cherchera à déplumer en lançant «dimanche.ch». Une concurrence de courte durée (28.11.1999 à 20.06.2003).

Quand l’ogre Edipresse faisait peur

Edipresse devient l’ogre qui fait peur en Suisse romande et qui étend son marché à l’étranger, essentiellement en Espagne et au Portugal. On reproche à la famille Lamunière de vouloir mettre la main sur les derniers éditeurs indépendants de Suisse romande, avec notamment son entrée dans le capital de la société qui édite «Le Nouvelliste» en Valais.

Mais c’est l’attaque contre le «Journal de Genève» qui va faire le plus de bruit. Edipresse a en effet lancé au début des années 90 «Le Nouveau Quotidien». Un journal impertinent et pro-européen qui se place en concurrent du vénérable et conservateur «Journal de Genève». Chacun vise un lectorat intellectuel et entretient un solide réseau de correspondants en Suisse et à l’étranger. Mais surtout, les deux titres alignent des chiffres rouges.

Les banquiers privés genevois, actionnaires historiques du «Journal de Genève», n’ont plus la foi. Leur «danseuse» coûte de plus en plus cher et elle s’est émancipée, la ligne du journal devient davantage pluraliste. Edipresse réussit donc à les convaincre de fermer boutique et d’unir leurs destins en lançant «Le Temps», le 18 mars 1998.

C’est un petit cataclysme pour Genève. Après «La Suisse», voilà «Le Journal de Genève» qui passe aux oubliettes. Et à chaque fois, ce sont les Lausannois d’Edipresse qui ont le dessus. Je me souviens des hauts cris poussés par des intellectuels de droite comme de gauche dénonçant le risque d’une «pensée unique».

«Le Temps» des désillusions

Nous, les journalistes à l’œuvre pour lancer «Le Temps», nous avions plutôt envie de croire aux promesses d’un journal plus solide, plus ambitieux, avec des correspondants et des bureaux partout en Suisse, y compris à Zurich, pour donner une voix, un regard à la Suisse romande sur tout le pays et le monde entier. Quel programme!

Mais ce qui devait arriver est arrivé: «Le Temps» a rapidement dû réduire ses ambitions de grand quotidien suisse de référence en langue française. Les programmes d’économies succèdent alors aux changements d’actionnaires. «Le Temps» est désormais détenu majoritairement par Ringier Axel Springer.

Pour en arriver à ce tour de passe-passe, il a fallu qu’Edipresse vende ses parts à Tamedia. Que Tamedia vende ses parts à Ringier. Qui est ensuite devenu Ringier Axel Springer par le biais d’une joint-venture avec le groupe allemand.

Ce jeu de poupées russes montre bien comment un grand projet romand est devenu un titre parmi d’autres dans un groupe international. «Le Temps» survit, mais ce n’est plus le journal fort et rayonnant que j’ai connu à ses débuts.

Désormais ce n’est plus vraiment Michael Ringier qui décide, avec Jacques Pilet qui lui soufflait dans l’oreille de maintenir une offre ambitieuse en Suisse romande. Les Allemands d’Axel Springer ont pris le pouvoir. C’est ainsi que la rédaction du «Temps» est de plus en plus squelettique. Et surtout, c’est ainsi qu’a été décidée sans complexes la fermeture de «L’Hebdo» au début de l’année dernière.

L’attaque éclair de «20 Minutes»

Revenons à l’ogre Edipresse. Il va affronter plus gros que lui: Tamedia part à l’assaut du marché romand en lançant en 2006 le gratuit «20 Minutes». Edipresse tente de résister en lançant une version gratuite du «Matin». L’aventure du gratuit «Matin Bleu» ne durera que quatre ans, le temps pour Tamedia de s’imposer avec «20 Minutes» et de …racheter Edipresse en 2009.

A l’image des banquiers privés genevois dix ans auparavant, l’héritier Pierre Lamunière n’a plus la foi. Poursuivre son métier d’éditeur, c’est de la sueur et des larmes. Et comment résister au demi-milliard de francs tendu par la famille Coninx-Supino? Une offre inespérée pour la vente d’un groupe de presse, alors que la branche est en crise.

Certains spécialistes estiment que Tamedia a d’ailleurs payé Edipresse trop cher, ce qui expliquerait que les programmes d’économies ont touché plus durement les rédactions romandes. Quand le Tages Anzeiger vivait son «Mai-Massaker» avec 52 licenciements en 2009, Edipresse supprimait plus de 100 postes pour honorer sa promesse envers Tamedia de rendre la «mariée» plus svelte. Et les «Strukturbeiträge» se sont succédés à un rythme effréné.

Ma rencontre avec les «flingueurs» de Zurich

Comme j’ai eu la bonne idée de quitter «Le Temps» peu après sa création pour rejoindre les équipes du «Matin Dimanche» et du «Matin» de 2000 à 2014, j’ai vécu en direct la conquête zurichoise. Il était clair pour nous que le lancement réussi de «20 Minutes» était une attaque directe contre «Le Matin». Et c’est ce qui finit de se passer en ce moment avec la fermeture du «Matin» par Tamedia.

Après le rachat d’Edipresse, Pietro Supino et son «porte-flingue» Christoph Tonini, comme nous l’appelions à Lausanne, sont venus chaque année nous expliquer pourquoi il fallait encore et encore économiser, surtout au «Matin» tellement déficitaire. Comme j’avais la fibre syndicale, j’étais à nouveau président de la société des rédacteurs, au «Matin» cette fois. Et j’étais celui qui osait répliquer à nos nouveaux patrons zurichois: pourquoi parlez-vous seulement du déficit du «Matin» en semaine et pas des millions gagnés le dimanche?

Supino, Tonini & Co n’ont plus eu envie de tolérer le côté davantage rebelle des Romands. Ils ont même liquidé la Direction éditoriale romande dirigée par Eric Hoesli, considérée comme trop réfractaire aux plans d’économies.

Pourquoi exigez-vous des marges astronomiques de 15% et plus dans vos journaux, alors que même les banques n’en espèrent plus autant?

Ces questions, nous sommes allés les poser jusque devant l’assemblée des actionnaires à Zurich, un beau jour d’avril 2013. J’avais été autorisé à prendre la parole au nom des rédactions romandes. «Genug ist genug»: c’était notre slogan contre la succession des «Strukturbeiträge» imposés depuis Zurich. Nous avons été écoutés poliment. Puis Supino, Tonini & Co n’ont plus eu envie de tolérer le côté davantage rebelle des Romands. Ils ont même liquidé la Direction éditoriale romande dirigée par Eric Hoesli, considérée comme trop réfractaire aux plans d’économies.

La logique de groupe et la loyauté qu’elle exige s’est imposée. Le rouleau-compresseur Tamedia est en marche et il n’y a plus de tabou. Ainsi peut mourir «Le Matin», le titre le plus populaire de Suisse romande. Et Tamedia peut faire semblant de le regretter, alors que c’est la conséquence du cannibalisme économique provoqué par l’implantation de «20 Minutes». Ainsi peut rouler le projet 2020 et la concentration des rédactions romandes et alémaniques de Tamedia.

L’heure des comptes

Tentons de faire les comptes. En moins de trente ans, la Suisse romande aura perdu tous ses titres qui avaient une ambition suprarégionale: «La Suisse», «Le Journal de Genève», «Le Nouveau Quotidien», «L’Hebdo» et «Le Matin». Seul survit «Le Temps» comme quotidien et «L’Illustré» comme hebdomadaire équivalent chez Ringier de la «Schweizer Illustrierte».

Cette hécatombe s’explique en partie par l’étroitesse du marché romand et la crise mondiale de la presse. Mais aussi par le manque de persévérance et d’entente entre les éditeurs romands. Ils se sont entre-tués, puis le gagnant, Pierre Lamunière, a tout vendu aux Alémaniques.

Alors comment pourrait-on attendre d’actionnaires désormais basés en Allemagne ou à Zurich de sacrifier une part de leurs dividendes pour défendre civiquement une ambition éditoriale dans cette lointaine province romande? Comment attendre un tel geste alors qu’ici même, en Suisse romande, les investisseurs se défilent?

Alors, oui, bien sûr, les plus optimistes diront qu’il existe quelques heureuses et modestes tentatives de résister. Citons notamment «Le Courrier» (quotidien de gauche édité à Genève) et «Vigousse» (hebdomadaire satirique édité à Lausanne). Et, surtout, chaque canton romand continue de bénéficier au moins d’un quotidien. Mais cette presse régionale a les pieds fragiles. Et là aussi, la perte d’indépendance est marquée, puisque l’héritier français Philippe Hersant a mis la main sur plusieurs titres («Le Nouvelliste» en Valais, «Arcinfo» à Neuchâtel, «La Côte» dans le canton de Vaud).

Voir plus loin que sa vallée

Au terme de ce récit, je ne peux m’empêcher de penser que nous sommes tous cernés par le risque de sombrer dans le provincialisme, le repli et l’étroitesse de vue. Ici en Suisse romande, mais aussi dans toutes les autres parties de ce pays compliqué et fédéraliste.

Il faut trouver de nouveaux canaux de financement pour conserver des titres, des rédactions ayant les moyens de voir plus loin, plus haut que leur vallée d’origine. Et surtout d’être suffisamment forts et indépendants des pouvoirs locaux pour assurer notre rôle de chiens de garde.

Ce combat est plus dur que jamais à mener. C’est assez déprimant de se l’avouer, quand on a déjà passé presque trente ans à trimer sans compter dans un climat de crise et d’économies incessantes. Je travaille depuis 2014 à la Radio Télévision Suisse (RTS) comme journaliste d’enquête. C’est un des derniers médias qui a les moyens de porter une ambition romande suprarégionale. Mais ici aussi, les plans d’économies se succèdent sous les assauts contre la redevance de service public.

Il faut vraiment avoir la foi pour travailler dans les médias, n’est-ce pas, messieurs les actionnaires?


Cet article a été publié à l'origine sur le site Republik.ch

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@pozzy 10.07.2018 | 09h30

«Excellent, une vraie mémoire des trente dernières années.»


@Qovadis 20.07.2018 | 14h39

«Magnifique cet article. Je rêvais qu'on m'explique comment les journaux romands se sont fait avaler par les Zurichois. Maintenant tout est clair et chronologiquement détaillé. Puisse le Phénix renaître de ses cendres.»


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