Culture / Qu’est-ce qu’une mauvaise mère?
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«À quarante-six ans, j’avais tout raté.»
Giulia est professeur d’italien, fille d’une mère disparue et d’un père mélancolique, mère plus ou moins célibataire de trois grands enfants – ce qu’elle regrette aujourd’hui. De sa mère, Laura, elle ne possède que deux photographies jaunies glissées dans une ancienne édition de La Peau, le chef-d’oeuvre de Malaparte, pour qui elle partage avec l’absente une adoration surnaturelle. Pendant quarante-six ans, elle a tenté de se construire et de grandir, à l’ombre du fantôme maternel, à la fois haï et vénéré.
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«Je me suis pliée aux traditions qui chantent qu’une femme naît mère» dit Giulia, et lui répond en écho le mot de Curzio Malaparte: «Je porte ma cellule sur moi, en moi, comme une femme enceinte porte son enfant dans son ventre.»
Pour Giulia, la maternité est une prison qui lui a volé vingt-et-un ans de sa vie de femme. Tôt séparée du père de ses enfants, elle s’est changée en mère à tout faire, en super héroïne de l’abnégation, et s’est perdue, oubliée.
Au moment où commence le récit, ses deux plus jeunes fils viennent d’atteindre la majorité et s’apprêtent à quitter la maison. Giulia se sent arrivée, saine et sauve, mais en mille morceaux, sur un rivage neuf, la revanche de la femme sur la mère. Pour les besoins d’un livre sur la vie et l’œuvre de Malaparte, elle envisage de se rendre à Capri et de séjourner dans la mythique Casa come me, conçue par et pour l’écrivain comme un rempart, un cocon et un temple paradoxal à sa solitude. Rien ne se passe pourtant dans le calme auquel elle aspirait. Thomas et Antoine annoncent, la veille de la rentrée des classes, leur choix de faire une «césure», une année sabbatique. Giulia craque. «Je les hais» n’hésite-t-elle plus à penser. Pourtant, «la notion de regret n’existe pas pour une mère». Sylvie Le Bihan fait habilement naviguer les pensées de son héroïne entre les injonctions sociales, les images d’Épinal de la mère épanouie, les «foutages de gueule» qu’on lit dans les pages des magazines féminins, et la réalité, crue et encore trop souvent dérangeante. Regretter d’avoir eu des enfants ne signifie pas qu’on ne les aime pas, ou qu’on les aime mal. L’instinct maternel est un argument publicitaire mensonger. Au «bonheur d’être mère», Giulia oppose le bonheur d’être libre, la joie d’être soi, la jouissance d’être une femme, mère ou non. Auprès du fantôme de l’iconoclaste Curzio Malaparte, elle fait un sort au «politiquement correct», à la petite musique ambiante qui murmure aux oreilles des femmes qu’elles ne seront dignes de ce nom qu’une fois devenues mères, qui assène à celles qui le refusent qu’elles ne sont pas «normales». Foutaises. «C’est à partir du moment où j’ai compris que je n’étais plus seule dans mon corps que j’ai ressenti la plus terrible des solitudes.» À quoi s’ajoutent les douleurs du corps, les cicatrices de ses césariennes, l’épuisement des nuits sans sommeil, le poids de sa différence quand, au jardin public, elle observait les mères épanouies et leurs «poussettes-tanks», entourées d’une nuée d’enfants sages, et allumait cigarette sur cigarette, seule, à l’écart de sa propre identité.
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