Culture

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</p><p>Dans cet ouvrage, le professeur de sociologie français Christian Laval propose une lecture de ces deux auteurs qui permettrait d’en voir l’éventuelle complémentarité.
</p><p>Etant nettement plus familier de la pensée de Bourdieu que de celle de Foucault, j’ai préféré ne traiter que de celle du sociologue; de plus, l’engouement, à la fin de sa vie, de Foucault pour la «révolution» iranienne menée par l’ayatollah Khomeiny mériterait à elle seule très certainement de longues analyses. 
</p><h3>1995 – L’homme au mégaphone
</h3><p>En 1995, pris par une urgence éthico-politique et voulant user de toutes les ressources possibles pour faire passer son message et mobiliser au-delà des cercles académiques, Pierre Bourdieu décide consciemment de devenir une vedette de la contestation. <em>La Misère du monde</em>, ouvrage collectif de plus de 1000 pages, vient de le rendre célèbre et son livre suivant, <em>Sur la télévision</em> a été vendu à 150’000 exemplaires.
</p><p>Bourdieu désire réinventer l’action collective et pour cela il propose une alliance, en dehors des partis, entre les classes populaires, les classes moyennes, toutes deux menacées de paupérisation et les intellectuels tout autant menacés. Pour lui, le néolibéralisme n’est rien d’autre qu’un nouveau conservatisme déguisé en progressisme. <br></p><br><p><img class="img-responsive " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1534154376_738_gettyimages110143340_1.jpg"><span style="color: inherit; font-family: &quot;GT America Standard Regular&quot;; font-size: 1.4rem;">Pierre Bourdieu en 1995: un professeur du Collège de France, mégaphone à la main, soutenant la lutte des cheminots en grève. © DR</span></p><p>Et incontestablement, il faut le reconnaître, ce n’est pas tous les jours que l’on voit sur TF1, au journal de 20h, un professeur du Collège de France, mégaphone à la main, bloquant, autour d’un brasero et de concert avec des grévistes de la SNCF, une voie de chemin de fer. 
</p><p>Le mouvement de décembre 1995 est une réaction à une tentative de réforme de la SNCF et de la Sécurité sociale au nom des marchés financiers et de la rationalité économique. Cette grande grève fracture les rangs de la gauche et Bourdieu s’engage avec ceux qu’il juge être les plus radicaux. 
</p><p>Dans son discours à la gare de Lyon, il déclare: «Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art et par-dessus tout au travail». 
</p><p>Et, alors que très peu de personne et dans des milieux très restreints, lui avait reproché, ses prises de position contre la politique coloniale française en Algérie, ou ses fameuses analyses critiques sur l’école, l’université, l’opinion publique ou encore, sur le patronat, son combat contre le néolibéralisme ne passe pas et, à partir de ce jour-là, il s’attire une haine tenace et définitive de la gauche de gouvernement qui le vilipendera jusqu’à sa mort et même au-delà. 
</p><h3>1980 – Mon Bourdieu
</h3><p>Le Pierre Bourdieu que moi j’ai connu ne ressemblait pas du tout à celui-là. C’était un homme de 50 ans, épanoui, souverain et direct, élégant, un demi de mêlée au rugby, avec quelque chose de souple et puissant, de perpétuellement inquiet aussi. 
</p><p>Je l’avais rencontré à Genève en 1977 lors d’un colloque sur les musées. Ayant fait une intervention kamikaze, mélange de références à certains des livres de Bourdieu et de pure provocation, qui lui avait plu, il avait demandé à Enrico Castelnuovo, mon prof d’histoire de l’art, de m’inviter à leur déjeuner – repas chaleureux pendant lequel nous avions parlé, lui et moi, de génialité, de génie et de J.-J. Rousseau et, avec Luc Boltanski, son bras droit de l’époque, de bande dessinée. 
</p><p>En 1979, j’ai quitté Lausanne pour aller participer, l’année suivante, à son séminaire de doctorants, à l’EHESS (Haute Ecole en Sciences Sociales). 
</p><p>Je l’aimais bien, il avait un regard espiègle et était toujours bienveillant vis-à-vis de mes interventions intempestives. 
</p><h3>Sa première période – le démystificateur
</h3><p>Venant de la philosophie et de l’ethnographie, très marqué par son expérience de la guerre en Algérie, converti à la sociologie par volonté d’intervenir plus directement dans le réel, il oriente son travail vers le désenchantement et une attaque en règle de ce qu’il nomme le capital culturel car pour lui, la célébration de la haute culture (art, sciences et philosophies) va de pair avec la domination de la noblesse d’État issue des grandes écoles car, analyse-t-il, l’autorité légitime la politique par la culture et la culture par la politique. 
</p><p>A cette époque, il nie toute possibilité de désintéressement et donc son ambition est de mettre à jour ce qui est ordinairement caché et dénié. Pour cela, il va plaquer sur les rapports sociaux une grille de lecture bourrée de concept qu’il importe de l’économie: intérêt, marché, profit, rendement, capital, investissement, concurrence… 
</p><p>Pour lui, toute pratique est un fait social. Quand il y a don, ce n’est jamais qu’un mensonge collectivement organisé et l’économie, même si elle doit rester méconnue pour pouvoir fonctionner, est l’unique vérité des sociétés. 
</p><p>En vrai, il ne le sait évidemment pas, mais il s’égare grave. Sa conception d’une société composée de champs de plus en plus autonomes l’aveugle et l’empêche paradoxalement de reconnaître la prééminence croissante de la logique économique et marchande sur l’ensemble du champ, en particulier les champs de la politique, de la culture et de l’information, tous de plus en plus soumis à des impératifs de rendements. 
</p><p>Cela semble contradictoire, vu qu’il y a bien deux périodes chez Bourdieu, car ce qu’il rabat d’abord sur l’économie, il va déclarer ensuite qu’il faut essayer de l’en sauver à tout prix. 
</p><p>Ce n’est que petit à petit qu’il va se rendre compte que la haute fonction publique a déclaré la guerre à la petite fonction publique et que cette trahison des idéaux, qui sont censés animer la mise au service de l’État, trahison ressentie comme telle par les agents subalternes, a provoqué chez ceux-ci un immense désarroi, un rejet du monde politique et de la gauche institutionnelle. Petits magistrats, éducateurs, assistantes sociales, instituteurs, professeurs, policiers, tous se sont sentis abandonnés – et l’ont été. On veut définitivement les transformer en agents économiques ne fonctionnant qu’à l’intérêt matériel. 
</p><h3>Sa seconde période – le militant
</h3><p>Au début des années&nbsp;90, Bourdieu constate enfin que les luttes se mènent à présent à front renversé. Dorénavant, ce sont les élites économiques qui monopolisent les idées de rupture, de changement, d’innovation, de révolution, qui critiquent l’état actuel des choses et accusent de conservatisme tous ceux qui résistent au changement. Ils gouvernent au nom du futur et leur nouvelle idéologie est fondée sur la fin de toutes les idéologies. 
</p><p>Face à cela, les progressistes se retrouvent contraints de se présenter comme étant des conservateurs, des gens qui se battent pour garder leurs acquis sociaux et de ce qu’il reste des services publics. 
</p><p>Bourdieu n’hésite pas à qualifier ce moment de changement de civilisation ou même, parfois, de destruction de civilisation. Il s’agit d’une révolution symbolique à la façon des grandes révolutions religieuses, professe-t-il. Révolution globale qui affecte l’ordre social tout entier, le monde dans sa quasi-totalité, et qui impose ses valeurs à tous les champs qui avaient pour vocation historique de les contenir. 
</p><p>La noblesse d’État, le top des hauts fonctionnaires donc, prêche le contraire de ce qu’elle est censée représenter et gérer, elle prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen; elle fait du bien public un bien privé, de la chose publique, de la république, sa chose. 
</p><p>On passe de l’État social à l’État pénal car, sauf dans les domaines répressifs et sécuritaires, partout l’État se retire.
</p><h3>Conclusion: tout est à réinventer et il y a urgence…
</h3><p>Actuellement, jugeait Bourdieu, les luttes critiques des intellectuels, des syndicats et des associations, doivent se porter en priorité contre le dépérissement de l’État qui doit résister à l’unification mondiale opérée par l’international des financiers. 
</p><p>Attention, dit-il, il ne s’agit pas ici d’un choix souverainiste et régressif mais d’un choix tactique et momentané. L’Etat étant le seul instrument dont nous disposons pour opérer une redistribution des revenus, pour égaliser les chances d’accès à l’économie et à la culture. Il faut inventer un autre récit de l’État, une utopie réaliste. 
</p><p>Bourdieu n’était ni libertaire ni même marxiste. Son intervention à la gare de Lyon n’avait rien de révolutionnaire, les ouvriers n’y étaient même pas mentionnés et encore moins la perspective d’un changement social radical. Il voulait juste réinventer les services publics… Repenser les formes de la démocratie. Imaginer une économie du bonheur du plus grand nombre. Étendre le calcul des utilités et des inutilités à des domaines dont l’économie régnante ne tient pas compte. Faire du désintéressement le principal rempart éthique à l’extension du néolibéralisme.
</p><p>Pour cela, il était nécessaire de rebâtir la gauche, de créer des alliances entre les chercheurs en sciences sociales, les syndicats et les mouvements sociaux, de prendre au sérieux la dimension intellectuelle et symbolique du combat. Dimension, à cause d’une longue tradition d’ouvriérisme et/ou d’un spontanéisme de courte vue, que le mouvement social avait malheureusement toujours sous-estimé, de démontrer l’historicité de l’homme économique, de prouver dans les faits qu’il est toujours possible de se rebeller contre l’ordre existant, de trouver de nouvelles formes d’action. 
</p><p>Bref… De réinventer l’espérance…
</p>
<p></p><hr><p></p><h4><img class="img-responsive " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1534154121_9782707199997.jpg" width="366" height="600"></h4><h4>Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question libérale, Editions La Découverte, 2018. </h4><br><p></p><hr><p></p><h3>Ouvrages consultés.</h3><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Que sais-je?, 1963, 126 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers: les étudiants et la culture, Paris, Les Editions de Minuit, coll. «Grands documents» (no 18), 1964, 183 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L'amour de l'art: Les musées et leur public, Paris, Les Editions de Minuit, coll. «Le sens commun», 1966</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, 1979, 670 p. </h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Seuil, coll. «Points essais», 2007 (1re éd. 1993), 1 460 p. </h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Sur la télévision suivi de L'emprise du journalisme, Paris, Liber, coll. «Raisons d'agir», 1996, 95 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Contre-feux – Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Liber, coll. «Raisons d'agir», 1998, 126 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Liber, coll. «Raisons d'agir», 2001, 238 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Contre-feux 2 – Pour un mouvement social européen, Liber, coll. «Raisons d'agir», 2001, 108 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Liber, coll. «Raisons d'agir», 2004, 142 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Travailler avec Bourdieu, Flammarion, 2003 – Témoignages de 30 anciens collaborateurs de P. B.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Bourdieu et la littérature, Cécile Defaut Ed., 2010 – Contributions de 16 écrivains, dont Annie Ernaux, Pierre Bergounioux et Gisèle Sapiro. </h4><br>',
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</p><p>Attention, dit-il, il ne s’agit pas ici d’un choix souverainiste et régressif mais d’un choix tactique et momentané. L’Etat étant le seul instrument dont nous disposons pour opérer une redistribution des revenus, pour égaliser les chances d’accès à l’économie et à la culture. Il faut inventer un autre récit de l’État, une utopie réaliste. 
</p><p>Bourdieu n’était ni libertaire ni même marxiste. Son intervention à la gare de Lyon n’avait rien de révolutionnaire, les ouvriers n’y étaient même pas mentionnés et encore moins la perspective d’un changement social radical. Il voulait juste réinventer les services publics… Repenser les formes de la démocratie. Imaginer une économie du bonheur du plus grand nombre. Étendre le calcul des utilités et des inutilités à des domaines dont l’économie régnante ne tient pas compte. Faire du désintéressement le principal rempart éthique à l’extension du néolibéralisme.
</p><p>Pour cela, il était nécessaire de rebâtir la gauche, de créer des alliances entre les chercheurs en sciences sociales, les syndicats et les mouvements sociaux, de prendre au sérieux la dimension intellectuelle et symbolique du combat. Dimension, à cause d’une longue tradition d’ouvriérisme et/ou d’un spontanéisme de courte vue, que le mouvement social avait malheureusement toujours sous-estimé, de démontrer l’historicité de l’homme économique, de prouver dans les faits qu’il est toujours possible de se rebeller contre l’ordre existant, de trouver de nouvelles formes d’action. 
</p><p>Bref… De réinventer l’espérance…
</p>
<p></p><hr><p></p><h4><img class="img-responsive " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1534154121_9782707199997.jpg" width="366" height="600"></h4><h4>Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question libérale, Editions La Découverte, 2018. </h4><br><p></p><hr><p></p><h3>Ouvrages consultés.</h3><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Que sais-je?, 1963, 126 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers: les étudiants et la culture, Paris, Les Editions de Minuit, coll. «Grands documents» (no 18), 1964, 183 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L'amour de l'art: Les musées et leur public, Paris, Les Editions de Minuit, coll. «Le sens commun», 1966</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, 1979, 670 p. </h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Seuil, coll. «Points essais», 2007 (1re éd. 1993), 1 460 p. </h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Sur la télévision suivi de L'emprise du journalisme, Paris, Liber, coll. «Raisons d'agir», 1996, 95 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Contre-feux – Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Liber, coll. «Raisons d'agir», 1998, 126 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Liber, coll. «Raisons d'agir», 2001, 238 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Contre-feux 2 – Pour un mouvement social européen, Liber, coll. «Raisons d'agir», 2001, 108 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Liber, coll. «Raisons d'agir», 2004, 142 p.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Travailler avec Bourdieu, Flammarion, 2003 – Témoignages de 30 anciens collaborateurs de P. B.</h4><h4>•&nbsp;&nbsp;&nbsp; Bourdieu et la littérature, Cécile Defaut Ed., 2010 – Contributions de 16 écrivains, dont Annie Ernaux, Pierre Bergounioux et Gisèle Sapiro. </h4><br>',
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<p>Le Cartoonmuseum de B&acirc;le, log&eacute; dans un b&acirc;timent sign&eacute; par les architectes Herzog &amp; de Meuron, propose, jusqu&rsquo;au 26&nbsp;mai prochain, une exposition r&eacute;trospective de Dominique Goblet, n&eacute;e &agrave; Bruxelles en 1967 et devenue une artiste internationalement reconnue apr&egrave;s la publication d&rsquo;un r&eacute;cit autobiographique <i>Pretending is Lying</i> (2007) racontant sa relation avec ses deux parents,&nbsp; alcooliques notoires, r&eacute;cit qui lui vaudra &agrave; Angoul&ecirc;me le prix T&ouml;pffer.</p>
<p>L'exposition, elle, s'ouvre sur <i>Ostende</i>, son dernier roman graphique paru en 2021 chez FRMK, qui interroge son rapport de quinquag&eacute;naire au corps et au temps. Les salles suivantes retracent l'ensemble de son parcours artistique, des carnets y c&ocirc;toyant des planches dessin&eacute;es et de grands formats peints, m&ecirc;lant fantasmes et plong&eacute;es dans l'intime. Dans les derni&egrave;res salles, partant d&rsquo;annonces de sites de rencontre, Dominique Goblet et Kai Pfeiffer, les deux auteurs du <i>Jardin des candidats</i>, imbriquent leurs dessins, d&eacute;cloisonnent les disciplines et incluent dans leur sc&eacute;nographie installations et fresques murales.</p>
<p>Par ailleurs, dans une vid&eacute;o qui figure sur le site du mus&eacute;e, on peut entrapercevoir Dominique Goblet pleine de vie et d&rsquo;&eacute;nergie p&eacute;tillante bloquant un tram &agrave; B&acirc;le pour laisser passer la fanfare invit&eacute;e en l&rsquo;honneur de son show.</p>
<h3>Le livre</h3>
<p><i>Le</i> <i>Jardin des Candidats</i> est totalement convaincant et on ne peut qu&rsquo;en vanter l&rsquo;ind&eacute;niable r&eacute;ussite plastique. Toutes les exp&eacute;rimentations formelles y sont au service d'une &eacute;criture et tout y est rendu comme &eacute;tant n&eacute;cessaire et parfait.</p>
<p>En ouverture, un paon d&eacute;clare dans une bulle: &laquo;cherche relation suivie pour moments c&acirc;lins dans le jardin&raquo;. <i>Al&eacute;a jacta es</i>, les d&eacute;s sont jet&eacute;s, toutes les citations sont issues de v&eacute;ritables textes de profils sur des sites de rencontre, apprend-t-on ensuite. Il y a ainsi de la v&eacute;g&eacute;tation et une voix, celle de la M&egrave;re, figure mythique de l&rsquo;adoration. Elle est &laquo;La Grande Absence&raquo;. Elle poss&egrave;de un amas de livres d&eacute;tremp&eacute;s et une piscine inachev&eacute;e. Elle est l&rsquo;Unique Divin Probl&egrave;me et quand il fait soleil ou quand il pleut, c&rsquo;est parce qu&rsquo;elle en a besoin. Les candidats rep&eacute;r&eacute;s sur internet sont rassembl&eacute;s dans le parc parmi des buissons, des vases, des paons, des trous et un barbecue. Ils y errent, ils y besognent, jardinent ou se d&eacute;lassent. Ils y attendent.&nbsp;</p>
<p>Le r&eacute;cit est non lin&eacute;aire, avan&ccedil;ant dans une gratuit&eacute; et un arbitraire paradoxalement archi gratifiant. Nous ne sommes pas dans une bande dessin&eacute;e, dans une histoire avec un d&eacute;but et une fin, mais dans un espace o&ugrave; nous nous &eacute;vadons et gambadons d&rsquo;image en image, sautillant de page en page, passant vite l&agrave;, nous attardant ici, fl&acirc;nant ailleurs et retournant en arri&egrave;re l&agrave;.</p>
<p>La dialectique entre textes et images et le jeu entre les &eacute;chelles des dessins sont subtils, tendus, perp&eacute;tuellement inventifs et renouvel&eacute;s. Il en nait une musique visuelle avec ses th&egrave;mes obs&eacute;dants. Oui, dans ce monde d&rsquo;attente, ce monde &eacute;d&eacute;nique o&ugrave; rien ne se vit, tout est &eacute;tonnamment vivant.</p>
<h3>Les hommes</h3>
<p>Les hommes s&rsquo;y d&eacute;crivent de fa&ccedil;on r&eacute;currente comme &eacute;tant en manque, et de fa&ccedil;on plus occasionnelle, comme &eacute;tant sensibles, doux, caressants, aimables, gentils, respectueux, esp&eacute;rant &ecirc;tre &agrave; la hauteur de vos attentes, chauds et infatigables, pratiquant tout ou presque, tr&egrave;s fiables, aimant le faire dans la nature, maitrisant leur force masculine, jeunes et dynamiques, donnant le vrai plaisir, sympas tranquilles mignons et grands, du signe du poisson, et donc un tantinet myst&eacute;rieux et romantiques, enti&egrave;rement dispos&eacute;s &agrave; satisfaire vos envies de filles et de femmes lib&eacute;r&eacute;es, dominants, tr&egrave;s discrets, de nature calme et aimant prendre leur temps, au physique athl&eacute;tique, pouvant donner beaucoup et devenir ultra s&eacute;v&egrave;res si n&eacute;cessaire, passionn&eacute;s, ouverts &agrave; toutes extravagances, aimant aller au bowling, appelant un chat, un chat, mini doux et ayant un trop plein d&rsquo;amour &agrave; offrir.</p>
<h3>Et quand il n'y en a plus, il y en a encore</h3>
<p>Ces mots et ces id&eacute;es assembl&eacute;s n&rsquo;&eacute;tant pas sans rappeler <i>L'Eternit&eacute; par les astres</i> d&rsquo;Auguste Blanqui, et au milieu de tous ces pr&eacute;tendants, message subliminal, on per&ccedil;oit bien que nos deux artistes ont d&eacute;crypt&eacute; l&rsquo;essence m&ecirc;me du d&eacute;sir du fervent sportif, de l&rsquo;amateur de cartes, de l&rsquo;attachant, du tr&egrave;s s&eacute;duisant, du non photog&eacute;nique, du tr&egrave;s intimidant mais fiable, de l&rsquo;endurant et &nbsp; coquin c&eacute;libataire pr&ecirc;t &agrave; mettre son corps &agrave; votre enti&egrave;re disposition.</p>
<h3>Leur qu&ecirc;te</h3>
<p>Nous avons donc affaire &agrave; des hommes cherchant un plan rapide, sans prise de t&ecirc;te, avec une femme sexy, mignonne et sans pression, des rencontres discr&egrave;tes avec une femme cougar, un flirt discret avec une &acirc;me s&oelig;ur belle et propre, et le tour de force de ce livre est d&rsquo;arriver avec ces d&eacute;sirs-l&agrave; &agrave; ne jamais tomber dans le sordide, de rester amical avec ces m&acirc;les qui aimeraient que les femmes qu&rsquo;ils d&eacute;sirent rencontrer soient plus &acirc;g&eacute;es, matures, avec des formes g&eacute;n&eacute;reuses, charmantes, des m&egrave;res de famille, un peu jalouses et possessives, en bas ou en collants, discr&egrave;tes, disponibles, actives au lit, vraiment gentilles, tr&egrave;s coquines, tr&egrave;s humbles, cool et respectueuses, en d&eacute;tresse, sensibles et timides, douces, propres et belles, romantiques, sensuelles, intelligentes, diplomates, c&acirc;lines.</p>
<h3>Les m&eacute;tiers des candidats</h3>
<p>Nous d&eacute;rivons donc avec ces demandeurs de rencontres qui dans leur vie ont un tr&egrave;s large &eacute;ventail d&rsquo;occupations allant des m&eacute;tiers de col bleu, des m&eacute;tiers manuels, comme teinturier, nettoyeur &agrave; sec, ouvrier polyvalent, installateur de chaudi&egrave;re, chocolatier-confiseur, serrurier, bagagiste, machiniste, grutier, monteur d&rsquo;appareils &eacute;lectro-m&eacute;nager, &eacute;clairagiste, cueilleur, affuteur, et bien s&ucirc;r l&rsquo;hyper pertinent et bienvenu, masseur. Des m&eacute;tiers demandant un grand engagement physique comme ma&icirc;tre-nageur, guide chasse et p&ecirc;che, sauveteur, interpr&egrave;te en langue des signes, souffleur, voix off, choriste, professeur de yoga. Et du c&ocirc;t&eacute; col blanc, nous avons un game designer, un ministre du culte, un greffier, un fiscaliste, un &eacute;chevin, un architecte de jardin, un humoriste, un acarologue, un acousticien, un fiscaliste, un diamantaire, un m&eacute;decin l&eacute;giste, un d&eacute;nicheur de talent et un tr&egrave;s utile dermatologue, l&rsquo;un poss&eacute;dant une webcam et un autre avouant que cela suffit &agrave; son bonheur.</p>
<h3>Les objets, les animaux, les d&eacute;cors, la M&egrave;re</h3>
<p>On l&rsquo;appelle &laquo;La M&egrave;re&raquo; et elle est &laquo;La Grande Absence&raquo;. Sa maison est envahie par des amas de livres d&eacute;tremp&eacute;s et son jardin contient une piscine inachev&eacute;e. Mais tout en &eacute;tant l&rsquo;Unique Divin Probl&egrave;me, elle n&rsquo;a pas de probl&egrave;me. Quand il fait soleil ou quand il pleut, c&rsquo;est parce qu&rsquo;Elle en a besoin.</p>
<p>Des hommes en manque comme s&rsquo;il en pleuvait, se soumettent avec docilit&eacute; &agrave; tous ses caprices, elle leur demande de creuser, ils creusent. Des hommes avec des cheveux fris&eacute;s, des cheveux raides, chauves, des casquettes, des lunettes, des cravates, des hommes nus, des hommes en pierre, en terre, assis, couch&eacute;s, debout, enlac&eacute;s entre eux, sur un banc, en tablier devant un barbecue, des paons, une centaine de candidats corv&eacute;ables &agrave; merci. Nous avons aussi un code couleur, blanc, noir, vert, dans une multitude de d&eacute;grad&eacute;s, vingt&nbsp; maisons, vingt trous, quarante vases, vingt bols, dix assiettes, des sexes en &eacute;rection, des sexes au repos, des larmes, beaucoup de visages d&rsquo;hommes en larmes, un jardin enchant&eacute; et bouleversant de quotidiennet&eacute; sublim&eacute;e, une gifle, des enlacements de substitution entre hommes, une femme seule entre deux &acirc;ges, un site de rencontre, un semblant d&rsquo;ordre monastique avec ses r&egrave;gles propres, un monde fantasmatique avec sa trivialit&eacute; d&rsquo;une infinit&eacute; de possibles et elle en ma&icirc;tresse de ce grand jeu &eacute;rotique, donc deux r&eacute;cits parall&egrave;les, le sien, le leur, ni libertinage, ni mis&egrave;re sexuelle, juste la langue du d&eacute;sir, avec ses lourdeurs, ses l&eacute;g&egrave;ret&eacute;s, ses lapsus, ses aveux, ses refoulements, ses grossi&egrave;ret&eacute;s, ses finesses.</p>
<hr />
<p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1710927703_jardin_couverture_rgbbassedef.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="262" /></p>
<h4>&laquo;Le Jardin des Candidats&raquo;,&nbsp;Dominique Goblet et Kai Pfeiffer, Editions FRMK, 256 pages.</h4>
<h4>Le livre accompagne la <a href="https://cartoonmuseum.ch/ausstellungen/dominique-goblet" target="_blank" rel="noopener">r&eacute;trospective Dominique Goblet</a> au Cartoonmuseum &agrave; B&acirc;le qui a lieu du 2 mars au 26 mai.</h4>',
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<p>Emile Gaboriau et Gaston Leroux sont les chroniqueurs judiciaires tout autant des petites transgressions des normes sociales que des moments de brusque d&eacute;s&eacute;quilibre dans l&rsquo;ordre des choses. La majeure partie des faits divers relat&eacute;s par la presse du XIX&egrave;me si&egrave;cle ne sont pas des crimes&nbsp;spectaculaires, de grandes affaires retentissantes, mais de minuscules incidents de la vie quotidienne, des crimes sans &eacute;clats.</p>
<p>Le roman r&eacute;aliste et naturaliste, Dosto&iuml;evski, Flaubert et Balzac, ce sont eux, l&rsquo;h&eacute;ritage revendiqu&eacute; du roman noir. Il s&rsquo;agit de repr&eacute;senter la r&eacute;alit&eacute; sociale et, comme le disait Zola dans la pr&eacute;face de <i>L&rsquo;Assommoir</i>, de r&eacute;diger une &oelig;uvre de v&eacute;rit&eacute; qui ait la vitalit&eacute; et l&rsquo;odeur du peuple.</p>
<h3>Prol&eacute;taires et classes moyennes</h3>
<p>Le roman dit prol&eacute;tarien ne sera pas grand-chose et, contrairement &agrave; C&eacute;line, n&rsquo;usant pas de la vraie langue du peuple, il ne rencontrera jamais son public. C&rsquo;est ce que lui a rat&eacute; que le roman noir va&nbsp; r&eacute;ussir, avec des auteurs paradoxalement issus de la grande bourgeoisie: Boris Vian et Jos&eacute; Giovanni; ou avec des auteurs qui n&rsquo;ont fr&eacute;quent&eacute; que l&rsquo;&eacute;cole primaire, comme L&eacute;o Malet, Auguste Le Breton, George Simenon et Albert Simonin.</p>
<h3>Dur &agrave; cuire</h3>
<p>1943 est l&rsquo;ann&eacute;e de l&rsquo;adaptation en France du <i>hardboiled</i> <i>made in USA</i>&nbsp;avec la naissance de Nestor Burma dans le <i>120, rue de la Gare </i>de L&eacute;o Mallet, r&eacute;cit tiss&eacute; d&rsquo;effets de r&eacute;el, d&rsquo;&eacute;criture &agrave; la premi&egrave;re personne, de notations de d&eacute;tails sans fonction, d&rsquo;enracinement dans tel ou tel quartier. Mallet d&eacute;crit la cit&eacute; Jeanne-d&rsquo;Arc, ilot insalubre, ruisseau central, trottoirs inexistants, poubelles d&eacute;bordantes d&rsquo;immondices jamais enlev&eacute;es et assi&eacute;g&eacute;es par des chats, des chiens et des rats. Maisons &eacute;tay&eacute;es par de gros madriers goudronn&eacute;s. &Ccedil;a pue les latrines bouch&eacute;es. Pas mal de vitres cass&eacute;es remplac&eacute;es par des morceaux de carton, des tuyaux de po&ecirc;le pointant par diverses ouvertures, du linge &eacute;tendu sur des barres d&rsquo;appuis. On dirait une enqu&ecirc;te de Zola, mais lui, Malet, a tout invent&eacute;&nbsp;et en ne s&rsquo;inspirant non pas de Dashiell Hammett ou de <i>Scarface</i>, mais d&rsquo;Ars&egrave;ne Lupin, Fant&ocirc;mas et Fu Manchu d&rsquo;o&ugrave; est tir&eacute; le patronyme Burma; et en usant de nombreux emprunts &agrave; l&rsquo;anglais: trench-coats, cop, docks, drugstore, building, policemen, barmaid ou knock-out.</p>
<h3>La S&eacute;rie noire</h3>
<p>En 1964, Sartre, dans son autobiographie, <i>Les Mots</i>, d&eacute;clare qu&rsquo;il lit plus volontiers un <i>S&eacute;rie</i> <i>noire</i> que Wittgenstein. Cette nouvelle collection a &eacute;t&eacute; lanc&eacute;e par Gallimard en 1945, pour publier des romans <i>hardboiled</i>. Peu de titres au d&eacute;but mais d&egrave;s 1948 la collection entre dans l&rsquo;&egrave;re fordiste&nbsp;des litt&eacute;ratures de genre, standardisation et mode de fabrication contraints aussi bien dans la mat&eacute;rialit&eacute; des volumes que dans l&rsquo;identit&eacute; des textes, avec imprim&eacute; sur les rabats de la jaquette. Donn&eacute;s comme les traits principaux des ces ouvrages: l&rsquo;immoralit&eacute;, l&rsquo;anticonformisme, l&rsquo;action, la violence, la tension, l&rsquo;humour et l&rsquo;angoisse.</p>
<p>En 1953, six titres fran&ccedil;ais paraissent. Albert Simonin avec <i>Touchez pas au grisbi!</i> remporte un &eacute;norme succ&egrave;s,&nbsp;<i></i>100'000 exemplaires vendus. Auguste le Breton renouvelle ensuite l&rsquo;exploit avec <i>Du rififi chez les hommes</i>.</p>
<h3>Le roman noir &agrave; la fran&ccedil;aise</h3>
<p>La classe moyenne, tout en se consolidant dans les ann&eacute;es 50 et 60, aura son Hom&egrave;re en la personne de Georges Simenon et ses 75 romans mettant en sc&egrave;ne le commissaire <i>Maigret.</i> Cette &eacute;pop&eacute;e d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; rurale et ouvri&egrave;re mutant vers le tertiaire rencontrera un succ&egrave;s plan&eacute;taire et, en nombre d&rsquo;exemplaires vendus, sera en concurrence avec la Bible. Auscultant inlassablement le capitalisme moderne, le Li&eacute;geois captera ses heurts, ses changements, ses frictions et pour lui, comme pour le roman noir en g&eacute;n&eacute;ral, le cin&eacute;ma sera fondamental. Une adaptation d&rsquo;un de ses livres avec Jean Gabin dans le r&ocirc;le-titre, c&rsquo;est la certitude d&rsquo;atteindre des tirages ph&eacute;nom&eacute;naux.</p>
<p>Pour le reste, Manchette le notera dans l&rsquo;une de ses chronique, les truands du roman noir sont r&eacute;ac et ne cessent de se plaindre du temps qui passe. Leur contre-soci&eacute;t&eacute; est pour eux la seule communaut&eacute; qui existe. Ils nomment leur milieu le Milieu et ils se nomment eux-m&ecirc;mes les Hommes. Le reste de la soci&eacute;t&eacute; n&rsquo;&eacute;tant qu&rsquo;un ramassis de pue-la-sueur soumis aux politiciens et craignant les flics.</p>
<h3>Ultragauche, le n&eacute;o-polar</h3>
<p>Apr&egrave;s Mai 68, le roman noir fran&ccedil;ais reconvertit le genre en acte critique, en radiographie politique de la soci&eacute;t&eacute; et de ses institutions, en instrument d&rsquo;intervention sociale. Le n&eacute;o-polar int&egrave;gre dans ses r&eacute;cits les banlieues, les grands ensembles, les HLM, et d&eacute;crit de nouveaux espaces tels les caves, les terrains vagues, les cages d&rsquo;escaliers. La violence sociale n&rsquo;y est plus un &eacute;cart mais la norme et toute r&eacute;volte individuelle y est, par nature, vou&eacute;e &agrave; &eacute;chouer. Parano&iuml;a et haine de soi y dominent.</p>
<p>Jean-Patrick Manchette, invit&eacute; &agrave; l'&eacute;mission&nbsp;<i>Apostrophes</i> par Bernard Pivot, en utilisant le terme de n&eacute;o-polar devant des millions de spectateurs, rend son usage universel. L&rsquo;&eacute;poque est aux positions tranch&eacute;es mais c&rsquo;est A.D.G., sympathisant du Front national, qui brosse avec tendresse des portraits de hippies contestataires, et Manchette qui endosse dans ses livres le point de vue des fascistes.</p>
<p>Sur les seize auteurs pratiquant ce nouveau genre, dix ont un pass&eacute; de militants de gauche, dans des organisations telles que les Jeunesses communistes, le PCF, la Gauche prol&eacute;tarienne ou Lutte ouvri&egrave;re, tous, n&eacute;s apr&egrave;s 1945, sont des <i>baby-boomers</i>, ayant fait des &eacute;tudes sup&eacute;rieures, et ayant des bac +4, ou +5. Ils sont journalistes, sc&eacute;naristes, traducteurs, &eacute;diteurs ou cin&eacute;astes. Manchette se d&eacute;finira d&rsquo;ailleurs lui-m&ecirc;me comme &eacute;tant un ind&eacute;crottable intello pas honteux de l&rsquo;&ecirc;tre.</p>
<h3>La reconnaissance du genre</h3>
<p>Pendant que la contre-culture se dote de ses propres outils de communication, journaux satiriques, BD, fanzines, l&rsquo;&eacute;diteur Plon r&eacute;agit et cr&eacute;e des collections qui rencontrent un succ&egrave;s ph&eacute;nom&eacute;nal comme <i>SAS</i> de G&eacute;rard de Villiers, avec ses romans d&rsquo;espionnage racistes et sexistes, homophobes et anticommunistes. De m&ecirc;me, la s&eacute;rie Brigade sp&eacute;ciale associe toujours l&rsquo;acte sexuel &agrave; des coups et de la torture, d&rsquo;un racisme appuy&eacute;, elle use de termes comme &laquo;bougnoule&raquo;, &laquo;n&eacute;gresse&raquo; et est riche en descriptions de traitements d&eacute;gradants.&nbsp;</p>
<p>Les ann&eacute;es 1980 voient l&rsquo;entr&eacute;e en sc&egrave;ne de l&rsquo;amateur &eacute;rudit et naissent des almanachs, des chroniques, des fanzines, des revues sp&eacute;cialis&eacute;es vendues en kiosque, comme <i>Gang</i>, <i>Polar</i> ou <i>813</i>, un Festival du roman et du film policier, une exposition au Centre Pompidou, l&rsquo;ouverture en 1983 de la Bilipo, Biblioth&egrave;que des litt&eacute;ratures polici&egrave;res &agrave; Paris, des th&egrave;ses sur le sujet sont soutenues et en 1994 paraissent 471 nouveaux titres, en 1995, 700, en 2001, 1'709.&nbsp;</p>
<p>Lors du cinquanti&egrave;me anniversaire de la <i>S&eacute;rie noire</i>, Patrick Raynal en devient directeur. <i>&OElig;dipe roi</i> de Sophocle y est publi&eacute;, Jean-Claude Izzo et Maurice G. Dantec sont recrut&eacute;s, les ventes repartent &agrave; la hausse.</p>
<h3>F&eacute;minisation du roman noir</h3>
<p>Dans les ann&eacute;es 1990, on assiste &agrave; une entr&eacute;e progressive d&rsquo;auteurs femmes et ensuite, au si&egrave;cle suivant, massive, &agrave; la fois comme productrices d&rsquo;ouvrages et comme lectrices de ceux-ci, la lecture de roman devenant une activit&eacute; de plus en plus essentiellement f&eacute;minine.</p>
<p>En 2024, 60% des acheteurs et du lectorat de romans policiers sont des acheteuses et des lectrices. Il para&icirc;t beaucoup d&rsquo;articles sur les femmes auteures de polars dont certaines avaient n&eacute;anmoins choisi un pseudonyme androgyne, telles Fred Vargras, Dominique Manotti ou Claude Amoz. La plus c&eacute;l&egrave;bre de toutes, Virginie Despentes, d&eacute;crit des personnages qui n&rsquo;ont rien de victimes soumises, ni de douceur f&eacute;minine et retourne, avec brio, la violence contre les hommes dans des r&eacute;cits urbains, violents, crus et nihilistes.</p>
<h3>Auteurs enqu&ecirc;teurs, profs, journalistes et policiers</h3>
<p>Le polar du XXI&egrave;me si&egrave;cle marque l&rsquo;av&egrave;nement d&rsquo;une prise de parole qui n&rsquo;est ni le fruit d&rsquo;un engagement ni le r&eacute;sultat d&rsquo;une d&eacute;ception militante.</p>
<p>Chercheurs, enseignants-chercheurs, journalistes, documentaristes, m&eacute;decins, psychanalystes, avocats p&eacute;nalistes, policiers, ils sont tr&egrave;s nombreux &agrave; exercer ou avoir exerc&eacute; des professions qui rel&egrave;vent du paradigme indiciaire. Beaucoup d&rsquo;auteurs travaillent dans l&rsquo;audiovisuel, sont profs ou policiers &ndash; g&eacute;n&eacute;ralement des officiers. D&rsquo;autres sont journalistes, donc pr&eacute;caris&eacute;s ou en voie de l&rsquo;&ecirc;tre, et trouvent dans le polar une libert&eacute; dont ne disposent plus les m&eacute;dias d&rsquo;information. Par le polar, ils peuvent raconter tout ce qu&rsquo;ils ne peuvent plus dire par le journalisme. Ils utilisent dans l&rsquo;&eacute;criture leur m&eacute;thodologie d&rsquo;investigation: collecte de donn&eacute;es, recueil de t&eacute;moignages, enqu&ecirc;te de terrain, &eacute;tude d&rsquo;archives.</p>
<p>Carlos Ginsburg dans <i>Signes, traces et pistes,</i> son article paru en 1980, article faisant lui-m&ecirc;me r&eacute;f&eacute;rence &agrave; l&rsquo;article <i>Attribution</i> d&rsquo;Enrico Castelnuovo paru en 1968 dans l&rsquo;Encyclop&eacute;die Universalis: en 1876, il y a beaucoup de fausses attributions dans les mus&eacute;es, G. Morelli postule que pour distinguer les originaux des copies, il ne faut pas se baser sur les caract&egrave;res les plus apparents et, par cons&eacute;quent, les plus faciles &agrave; imiter mais examiner les d&eacute;tails les plus n&eacute;gligeables: les lobes des oreilles, les ongles, la forme des doigts des mains et des pieds. Castelnuovo rapproche cette m&eacute;thode &agrave; celle de Sherlock Holmes d&eacute;couvrant l&rsquo;auteur d&rsquo;un d&eacute;lit sur la base d&rsquo;indices imperceptibles pour la plupart des gens.</p>
<h3>Extension du domaine de la lutte</h3>
<p>De nos jours, le roman noir affronte le post-moderne, les <i>fake news</i> et la post-v&eacute;rit&eacute;.&nbsp;Dans de nombreux romans, le d&eacute;nouement est ouvert. Le texte se cl&ocirc;t sur un assaut, sur une poursuite, sur une disparition non expliqu&eacute;e, sur la recherche non aboutie d&rsquo;un meurtrier.&nbsp;Il n&rsquo;y a plus de point de vue surplombant, unifi&eacute;, de narration organisatrice, il ne reste que dissensus et brouillard narratif.&nbsp;</p>
<p>Bref, comme le disait le sociologue Luc Boltanski: que s&rsquo;est-il pass&eacute; pour qu&rsquo;au d&eacute;but du XX&egrave;me si&egrave;cle surgisse cette litt&eacute;rature enti&egrave;rement consacr&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;nigme? L&rsquo;&eacute;mergence du roman policier ne co&iuml;ncide-t-elle pas &agrave; la fois avec la construction de l&rsquo;Etat-nation, la naissance de la sociologie et avec une nouvelle pathologie d&eacute;crite par la psychiatrie, la parano&iuml;a? Qu&rsquo;ont-elles &agrave; voir&nbsp;entre elles? C&rsquo;est simple. Elles utilisent toute l&rsquo;enqu&ecirc;te comme outil principal.</p>
<hr />
<p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1709203606_9782130841982_1_75.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="318" /></p>
<h4>&laquo;Le roman noir: une histoire fran&ccedil;aise&raquo;, Natacha Levet, Presses Universitaires de France, 416 pages.</h4>',
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		'content' => '<p>Ils sont quatre-vingt paires d&rsquo;amis ou d&rsquo;amies, &eacute;crivain, po&egrave;te, cin&eacute;aste, anthropologue, philosophe, historien d&rsquo;art, musicien, biologiste, botaniste et quand on &eacute;crit, quand on dessine, qu&rsquo;on peint, qu&rsquo;on filme, qu&rsquo;on cherche, qu&rsquo;on compose, pouvoir &eacute;changer, partager, est fondamental. Quand on a le blues aussi. Ces lettres sont souvent li&eacute;es &agrave; une production en cours. On veut &ecirc;tre rassur&eacute;, approuv&eacute; ou m&ecirc;me critiqu&eacute;. Il y a des r&eacute;ponses qui d&eacute;&ccedil;oivent, f&acirc;chent, enchantent, stimulent, tant de possibles sont possibles! Et on a affaire aussi bien &agrave; l&rsquo;amiti&eacute; franche et virile qui existe entre Asger Jorn et Christian Dotremont qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;amiti&eacute; d&eacute;charn&eacute;e et asc&eacute;tique entre Samuel Beckett et Bram van Velde, &agrave; l&rsquo;amiti&eacute; sensuelle et libertine entre Marcel Duchamp et Henri-Pierre Roch&eacute; qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;amiti&eacute; tendre et fid&egrave;le entre Pier Paolo Pasolini et Silvana Mauri.</p>
<h3>L'amiti&eacute; entre femmes</h3>
<p>Rachel Carson et Dorothy Freeman, l&rsquo;une th&eacute;oricienne de l&rsquo;&eacute;cologie, biologiste, auteur du <i>Printemps silencieux</i> qui aboutit &agrave; l&rsquo;interdiction du DDT aux Etats-Unis, l&rsquo;autre, enseignante dans un institut d&rsquo;agriculture, ont dans les 45 ans quand elles se rencontrent, un &eacute;t&eacute;, sur une &icirc;le, et sont ravies d&rsquo;avoir enfin trouv&eacute; quelqu&rsquo;un &agrave; qui parler, quelqu&rsquo;un avec qui partager ses int&eacute;r&ecirc;ts et sentiments. Apr&egrave;s deux ann&eacute;es d&rsquo;&eacute;changes, Rachel signe ses lettres d&rsquo;un <i>ILY</i> (I Love You). C&rsquo;est chaud. Elle lui &eacute;crit tous les jours. Le soir, de son lit. Le matin, avant d&rsquo;aller travailler. En fin d&rsquo;apr&egrave;s-midi, dans le train, apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; travailler. Elle signe aussi <i>Always</i> <i>Rachel</i>. Elle le fera pendant les onze ans de leur correspondance, un &eacute;change de 900 lettres. Conscientes que celles-ci pourraient &ecirc;tre rendues publiques, elles inventent un code, avec deux possibles, <i>Darling</i> et <i>Dearest</i>, les premi&egrave;res strictement intimes, les secondes pouvant &ecirc;tre lues par la famille de Dorothy.&nbsp;</p>
<p>Hannah Arendt et Mary McCarthy ont entretenu 26 ann&eacute;es de correspondance entre 1949 et 1975. L&agrave;, la barre est tr&egrave;s haute car ces deux d&eacute;racin&eacute;es cosmopolites sont g&eacute;niales. N&eacute;e en Allemagne en 1906, l'une &eacute;tait juive, r&eacute;fugi&eacute;e aux Etats-Unis en 1940 apr&egrave;s avoir fui l'Europe sept ans plus t&ocirc;t et vivait &agrave; New York une vie d'intellectuelle d&eacute;racin&eacute;e. L'autre &eacute;tait n&eacute;e &agrave; Seattle en 1912 dans une famille catholique et s'&eacute;tait install&eacute;e &agrave; New York en 1936, bien d&eacute;cid&eacute;e &agrave; y faire une carri&egrave;re de critique et d'&eacute;crivain. Entre elles, on d&eacute;couvre un dialogue profond dans lequel la romanci&egrave;re s'ouvre aux probl&egrave;mes de la pens&eacute;e, tandis que la philosophe se montre passionn&eacute;e de litt&eacute;rature. Elles partagent leurs enthousiasmes et s'avouent leurs angoisses, passant sans cesse du registre de l&rsquo;intimit&eacute; &agrave; celui du d&eacute;bat intellectuel, commentant les &eacute;v&eacute;nements politiques et se prot&eacute;geant mutuellement dans les controverses, comme celle suscit&eacute;e par le livre d'Arendt sur Eichmann.&nbsp;</p>
<p>Leur amiti&eacute; s&rsquo;intensifie au fur et &agrave; mesure. Elles s&rsquo;&eacute;crivent des choses comme: Tu me manques, j&rsquo;aspire &agrave; nos journ&eacute;es de dialogues. Je pense &agrave; toi avec une intimit&eacute; et une tendresse nouvelle. Comment &eacute;crire &agrave; quelqu&rsquo;un qui ne vous quitte jamais? Jusqu&rsquo;&agrave; ces dix mots dans une lettre d&rsquo;Arendt en 1974: &laquo;Tu ne peux pas raisonnablement douter de <i>moi</i>. Je t&rsquo;aime.&raquo;&nbsp;</p>
<h3>La meilleure amie de Pier Paolo Pasolini</h3>
<p>Avec Silvana Mauri, ils ont &eacute;chang&eacute; des centaines de lettres, lettres qui ont malheureusement disparu. Ils s&rsquo;aimaient. Elle est la premi&egrave;re personne &agrave; qui il a avou&eacute; et d&eacute;crit par le menu son homosexualit&eacute;. Amiti&eacute;, tendresse pour toi, dit-il, mais pas d&rsquo;attirance physique. Ils se rencontrent &agrave; Bologne, aux d&eacute;but des ann&eacute;es 40, il va souvent la voir dans le Frioul. Elle lui &eacute;crit tous les jours, elle aussi, le matin avant d&rsquo;aller au bureau.&nbsp;</p>
<h3>Jules et Jim</h3>
<p>En d&eacute;cembre 1916, Marcel Duchamp, devenu c&eacute;l&egrave;bre outre-Atlantique gr&acirc;ce &agrave; son <i>Nu descendant un escalier</i>,&nbsp;<i></i>expos&eacute; &agrave; l'Armory Show en 1913, fait la connaissance de Henri-Pierre Roch&eacute;, diplomate, collectionneur et homme de lettres. La s&eacute;duction est imm&eacute;diate et r&eacute;ciproque. Roch&eacute;, marchand d&rsquo;art, critique, journaliste, a une vie sexuelle lib&eacute;r&eacute;e, aime les formes artistiques d&eacute;brid&eacute;es et fait preuve d&rsquo;une constante ouverture d&rsquo;esprit. Apr&egrave;s 1919, leur amiti&eacute; se renforce &agrave; Paris. Duchamp tient son ami au courant de ses travaux, entre autres pour lui demander des fonds. D&rsquo;ann&eacute;e en ann&eacute;e, la complicit&eacute; va s&rsquo;intensifiant.</p>
<p>Cette relation, fid&egrave;le et exemplaire, est transcrite dans une correspondance que le choix de Marcel Duchamp de vivre aux Etats-Unis rend abondante. Roch&eacute; conserve toutes les lettres de son ami. Duchamp, qui ne conserve rien, gardera n&eacute;anmoins celles de Roch&eacute; post&eacute;rieures &agrave; 1953 &ndash; date &agrave; laquelle celui-ci publie son roman <i>Jules et Jim.</i> Leurs &eacute;changes sont continus, vifs, dr&ocirc;les, affectueux et cela jusqu'&agrave; la disparition de Henri-Pierre Roch&eacute; en 1959.</p>
<h3>Amiti&eacute; et antis&eacute;mitisme</h3>
<p>L&rsquo;amiti&eacute; entre Vassily Kandinsky et Arnold Schoenberg va buter sur l&rsquo;antis&eacute;mitisme, le premier &eacute;crivant au second, suite &agrave; une demande d&rsquo;&ecirc;tre engag&eacute; au Bauhaus, qu&rsquo;il le rejette en tant que Juif mais qu&rsquo;il l&rsquo;appr&eacute;cie en tant qu&rsquo;homme: &laquo;&hellip; je vous rejette en tant que Juif, mais n&eacute;anmoins je vous &eacute;cris une bonne lettre et vous assure que j&rsquo;aimerais tellement<i> vous</i> avoir ici pour que nous travaillions<i> ensemble!</i>&raquo;</p>
<p>A quoi le second r&eacute;pond: &laquo;Et vous vous joignez &agrave; cela et "me rejetez en tant que Juif". Me suis-je donc offert &agrave; vous? Croyez-vous que quelqu&rsquo;un comme moi se laisse rejeter! Pensez-vous qu&rsquo;un homme qui connait sa valeur accorde &agrave; quiconque le droit de critiquer ne serait-ce que ses traits de caract&egrave;re les plus insignifiants? Qui serait-il donc, celui qui aurait ce droit? En quoi serait-il meilleur? Oui, me critiquer derri&egrave;re mon dos, il y a l&agrave; beaucoup de place, c&rsquo;est loisible &agrave; chacun. Mais si je l&rsquo;apprends, il est alors &agrave; ma merci, livr&eacute; &agrave; mes repr&eacute;sailles.&raquo;</p>
<h3>En Belgique dans les ann&eacute;es 20</h3>
<p>En 1922, le jeune Henri Michaux, compl&egrave;tement paum&eacute;, se cherche un parrain litt&eacute;raire et en Belgique, &ccedil;a ne court pas vraiment les rues. Il tombe sur Franz Hellens, de 20 ans son ain&eacute;, auteur d&rsquo;un r&eacute;cit onirique,&nbsp;<i>M&eacute;lusine</i>, r&eacute;cit qu&rsquo;il l&rsquo;a &eacute;bloui. Loin de l&rsquo;homme sans concession qu&rsquo;il deviendra, &agrave; ce moment-l&agrave;, Michaux manquant de tout, m&ecirc;me de livres, aspire &agrave; des mondanit&eacute;s, a le souci de parvenir, de trouver une place et de r&eacute;ussir dans la milieu litt&eacute;raire parisien. Et &ccedil;a marche, Hellens le prend dans sa revue<i> Le Disque vert</i>. Ils s&rsquo;&eacute;criront pendant vingt ans. Plus tard, l&rsquo;auteur d&rsquo;un <i>Barbare en Asie</i> souhaitera voir d&eacute;truite cette correspondance preuve de ses peu glorieuses errances de jeunesse.&nbsp;</p>
<h3>En Suisse dans les ann&eacute;es 40</h3>
<p>Deux &ecirc;tres aux antipodes l&rsquo;un de l&rsquo;autre, exc&egrave;s contre r&eacute;serve, volubilit&eacute; contre frugalit&eacute; du langage, d&eacute;bordements contre nuances, improbables amis mais nourrissant quand m&ecirc;me un g&eacute;n&eacute;reux dialogue et partageant leurs doutes pendant 60 ans! Maurice Chappaz bouillonne et insuffle de sa tonicit&eacute; &agrave; Philippe Jaccottet qui en manque mais qui, par contre, est attentif, fid&egrave;le et patient. Au d&eacute;part, il y a une note de lecture du second qui a alors 20 ans, &agrave; propos de <i>Verdure de la nuit</i> du premier, cantique c&eacute;l&eacute;brant la femme, le d&eacute;sir, le Valais. Pendant que le Vaudois Jaccottet d&eacute;prime et se ronge, Chappaz, le Valaisan, chante l&rsquo;amour, la vie vagabonde, la boh&ecirc;me. Jaccottet, rong&eacute; par les soucis d&rsquo;argent, ses t&acirc;ches de traducteur et de critique litt&eacute;raire, ses inhibitions devant le devoir d&rsquo;&eacute;crire, s&rsquo;exile &agrave; Paris puis &agrave; Grignan et m&ecirc;me si tout les oppose, une amiti&eacute; d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e et au long cours va se d&eacute;velopper et se fortifier, entre l&rsquo;aust&egrave;re Jaccottet et l&rsquo;explosif globe-trotteur et contempteur des remonte-pentes.</p>
<h3>En guise de conclusion, une merveille merveilleuse</h3>
<p>Entre Robert Walser et Frieda Mermet, pendant vingt ans, de 1913 &agrave; 1923, s&rsquo;&eacute;change une correspondance joueuse, ludique et fac&eacute;tieuse. Libert&eacute; de ton, ferveur, badinage, relation amoureuse &agrave; distance, orgueil, sinc&eacute;rit&eacute; et r&eacute;tention, tous les sortil&egrave;ges de la prose wals&eacute;rienne sont ici &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre. Quand ils font connaissance, il a 35 ans et elle, 36. Il revient de Berlin o&ugrave; il a pass&eacute; sept ans &agrave; fr&eacute;quenter les avant-gardes artistiques et a beaucoup publi&eacute;. Walser vit maintenant chez sa s&oelig;ur, institutrice puis, en 1920, d&eacute;m&eacute;nage &agrave; Berne. Frieda qui est divorc&eacute;e et ling&egrave;re dans une clinique psychiatrique lui sert aussi d&rsquo;archiviste et de biblioth&eacute;caire car Walser n&rsquo;a jamais poss&eacute;d&eacute; de biblioth&egrave;que ni conserv&eacute; quoi que ce soit. Elle satisfait fid&egrave;lement ses nombreuses demandes de vivres &ndash; fromage, beurre, saucisson, th&eacute;. Leur relation &eacute;pistolaire est entrecoup&eacute;e de rencontres &eacute;pisodiques. Walser effectue souvent &agrave; pied le trajet entre Bienne et l&rsquo;asile de Bellelay. Il donne toujours du &laquo;vous&raquo; &agrave; sa &laquo;ch&egrave;re Madame Mermet&raquo; tout en embrassant l&rsquo;ourlet de sa ravissante petite culotte et parfois, il joue avec l'id&eacute;e de l'&eacute;pouser: &laquo;J'aimerais &ecirc;tre d&egrave;s demain matin votre mari, serviable, sage en tout temps, &eacute;conome, solide, fid&egrave;le, toujours, bien s&ucirc;r&raquo;, lui &eacute;crit-il.</p>
<hr />
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<h4>&laquo;L&rsquo;amiti&eacute; dans tous ses &eacute;tats. Correspondances&raquo;, con&ccedil;u et pr&eacute;sent&eacute; par Nicole Marchand-Za&ntilde;artu et Jean Lauxerois, M&eacute;diapop Editions, 212 pages.</h4>',
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<h3>Temps et lieu</h3>
<p>Le sch&eacute;ma de d&eacute;part est spatial et d&eacute;roule des lieux et des sensations &agrave; partir d&rsquo;un plan non pas&nbsp; lin&eacute;aire mais en spirale et avec divers reliefs. Un parcours, la reconstitution d&rsquo;un paysage avec ses hauts, ses bas, ses impressions sonores, visuelles, tactiles, ses zones de brouillard. La laiterie, les ponts de grange typiques de son &laquo;petit coin de terre vaudoise&raquo;, le tas de fumier avec sa planche en bois qui permet &agrave; la brouette de passer dessus, la remorque &agrave; lisier, la fosse &agrave; purin, le convoyeur, tapis roulant, avec au centre du village, solide et massive, une grande fontaine de campagne &agrave; deux bassins.</p>
<h3>Le sol</h3>
<p>Cela commence par le sol parce que l&rsquo;on passe beaucoup de temps au sol lorsqu&rsquo;on est un petit enfant. On ne sait pas encore marcher, on se fatigue vite, on tombe, et la vue est plus courte. Il y a cette myopie enfantine, on regarde le proche, ce qu&rsquo;on trouve sous la main, ce qu&rsquo;on t&acirc;te, et puis &agrave; partir de ce point de vue, petit &agrave; petit la vue se d&eacute;veloppe et on voit l&rsquo;environnement de mani&egrave;re un peu plus large mais toujours &agrave; partir d&rsquo;un point tr&egrave;s pr&eacute;cis du sol. Au d&eacute;but donc, pour l'auteur, tout est sol et rien que sol, sol de l&rsquo;enfance, sol socle. Il commence par d&eacute;crire ce sol l&agrave; o&ugrave; il est le plus dur, la route goudronn&eacute;e, goudron et gravillons m&ecirc;l&eacute;s, son odeur forte, puis il passe au sable, &agrave; l&rsquo;herbe, &agrave; la terre s&egrave;che ou boueuse, au gravier, au parquet, aux dalles, au tapis, aux couvertures. Oui, il s&rsquo;agit d&rsquo;arpenter ce territoire, et ce d&eacute;filement va se retrouver dans l&rsquo;&eacute;criture et avec le mouvement, ce d&eacute;tachement, cette impression de glisser sur les choses. Il s&rsquo;agit aussi de prendre conscience de l&rsquo;immensit&eacute; de ce qui nous entoure, de la distance entre deux poteaux d&rsquo;un but de football.&nbsp;</p>
<h3>Son style</h3>
<p>Plus int&eacute;ress&eacute; par la v&eacute;rit&eacute; des sensations, des impressions, des sens, des perceptions que par celle des souvenirs, Alain Freudiger effeuille, effleure, prend son temps, ne br&ucirc;le pas les &eacute;tapes et use d&rsquo;une grande pr&eacute;cision dans l&rsquo;usage du vocabulaire, et de peu de qualificatifs. C&rsquo;est tr&egrave;s fluide et pour ce faire, il n&rsquo;y a pas de chapitres. Son travail est triple: il parcourt mentalement sa propre m&eacute;moire par l&rsquo;&eacute;criture: tous ses lieux, ses maisons, ses chemins, ses bois, ses champs. Ensuite apr&egrave;s ce premier jet, il consulte un certain nombre de photographies, non seulement de son enfance mais aussi de la r&eacute;gion &agrave; cette &eacute;poque-l&agrave;, et a quelques discussions avec des proches et des gens qui ont v&eacute;cu l&agrave;-bas, non pour v&eacute;rifier tel ou tel d&eacute;tail mais pour faire sauter des verrous m&eacute;moriels, pour s&rsquo;ouvrir &agrave; de nouvelles choses.&nbsp;</p>
<h3>Le vocabulaire</h3>
<p>L&rsquo;un des enjeux du livre&nbsp;&eacute;tait d&rsquo;arriver &agrave; une grande pr&eacute;cision dans le vocabulaire, pour retrouver&nbsp; ces sensations d&rsquo;enfant, ces finesses tactiles, olfactives, ces perceptions, ces &eacute;motions. Nanti d&rsquo;une tr&egrave;s bonne m&eacute;moire, il remonte donc le fleuve de cette enfance pour d&eacute;crire pr&eacute;cis&eacute;ment ce moment o&ugrave; pour lui, entre ses quatre et sept ans, tout &eacute;tait neuf.</p>
<p>Temps o&ugrave; chaque paysage, chaque situation, chaque personnage,&nbsp; animal, plante, tout &eacute;tait l&rsquo;objet d&rsquo;un &eacute;tonnement, d&rsquo;une impression plus ou moins forte.&nbsp;</p>
<h3>Le p&egrave;re</h3>
<p>Un grand l&rsquo;ennuie, son p&egrave;re lui dit qu&rsquo;il se venge parce qu&rsquo;il n&rsquo;aime pas le cat&eacute;chisme car, oui, son p&egrave;re est pasteur. Ce p&egrave;re explique aussi qu&rsquo;on ne peut dire ni &laquo;nom de Dieu&raquo;, ni &laquo;j&rsquo;adore le chocolat&raquo;, qu&rsquo;on ne doit pas jurer et qu&rsquo;il n&rsquo;y a que Dieu qu&rsquo;on adore. Ce p&egrave;re qui regardait toujours ses fils avec bienveillance et qui leur lit chaque soir un chapitre de l&rsquo;<i>Iliade </i>ou de l&rsquo;<i>Odyss&eacute;e</i>. N&eacute;anmoins, le soir, avant d&rsquo;aller dormir, tout est agit&eacute;, alors, tous ensemble, ils chantent d&rsquo;une voix tr&egrave;s douce une chanson au pouvoir apaisant:</p>
<p><em>Demeure par ta gr&acirc;ce, Avec nous Dieu sauveur!</em></p>
<p><em>Quoi que l&rsquo;Ennemi fasse, Prot&egrave;ge notre c&oelig;ur</em>&nbsp;</p>
<h3>Le corps, les mouvements, les seuils</h3>
<p>Le corps est bien l&agrave; et les blessures font partie de la vie de tous les jours. A un moment, il y a la morsure par un chien, la blessure qui pourrit et les cro&ucirc;tes, qui peu &agrave; peu se d&eacute;tachent, les ecchymoses, les entailles, le corps griff&eacute; par les ronces, le corps qui change de forme apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; piqu&eacute; par un insecte ou par la pointe en silice des orties se plantant comme une aiguille dans l'&eacute;piderme.&nbsp;</p>
<p>Rien d&rsquo;a&eacute;rien ou d&rsquo;&eacute;vapor&eacute;, il y a incarnation. La dynamique de l&rsquo;&eacute;criture est mouvement car l&rsquo;auteur est tr&egrave;s sensible &agrave; l&rsquo;oralit&eacute;, au rythme, au c&ocirc;t&eacute; marcheur. Il accorde une grande importance aussi aux seuils, au fait de les franchir, de passer d&rsquo;un lieu &agrave; l&rsquo;autre, d&rsquo;un ext&eacute;rieur &agrave; un int&eacute;rieur, d&rsquo;un chemin &agrave; une route, d&rsquo;un bois &agrave; un pr&eacute;, de toutes les perceptions et des effets de surprise.&nbsp;</p>
<h3>Les animaux et les plantes</h3>
<p>Il insiste &eacute;galement sur l&rsquo;importance des animaux, les abeilles, les chiens, les corneilles, les taupes, les h&eacute;rissons &eacute;cras&eacute;s au bord de la route, les oies, le dindon qui fait peur, les vaches qui traversent le village, les coccinelles, les chenilles, les vertes et les brunes, les poux, les chevaux, les ch&egrave;vres, les moutons.</p>
<p>Et le champ de ma&iuml;s avec ses innombrables couloirs qui avancent &agrave; l&rsquo;infini et qui cachent les enfants de tous les regards. Les bottes de paille, le seigle, le bl&eacute;, l&rsquo;orge. Et dans les bois, surgit un ruisseau, des branches moussues, le bruit de l&rsquo;&eacute;coulement, doux, calme, l&eacute;ger, persistant, les pissenlits, les marguerites, les p&acirc;querettes, le bouton d&rsquo;or &ndash; simplicit&eacute;, le platane, le sureau, les peupliers sur la place centrale, le cypr&egrave;s.</p>
<h3>Le c&ocirc;t&eacute; pop</h3>
<p>Le chewing-gum, les Lego, les cigarettes filtres, les jeux &eacute;lectroniques avec leur &eacute;cran &agrave; cristaux liquides, une maquette d&rsquo;avion. L'auteur, enfant, reconna&icirc;t tr&egrave;s bien les voitures, sait diff&eacute;rencier tr&egrave;s t&ocirc;t une Mini Cooper d&rsquo;une Alfa Rom&eacute;o, et il est admir&eacute; par les adultes pour cela. Une petite poign&eacute;e de dessinateurs, cin&eacute;astes ou groupes, Agn&egrave;s Rosenstiehl, Yves Yersin, Etienne Delessert, J&ouml;rg M&uuml;ller, les Forbans ou T&eacute;l&eacute;phone, la t&eacute;l&eacute;vision &ndash; o&ugrave; on la place dans la maison, dans quelle position on se met pour la regarder, son premier film: <i>La Grande Vadrouille</i>.&nbsp;</p>
<h3>Les autres enfants</h3>
<p>Chacun a son caract&egrave;re. Chez Yves, les tracteurs, chez les Lenz, l&rsquo;atelier de r&eacute;paration de voitures, chez St&eacute;phane, apr&egrave;s avoir pass&eacute; le rideau de lamelles plastiques jaune-verte-rose-brune-orange-turquoise, le tapis doux et la table basse.</p>
<h3>Le bonheur</h3>
<p>Partout o&ugrave; il y a un chemin &agrave; deux sillons, &agrave; l&rsquo;or&eacute;e d&rsquo;une for&ecirc;t, il est chez lui, dit-il. La question du paradis, du bonheur, n&rsquo;est pas li&eacute;e &agrave; des &eacute;v&eacute;nements, &agrave; une exaltation. C&rsquo;est un bonheur animiste qui est d&eacute;crit en termes de lumi&egrave;res, de sons, de sensations, et qui n&rsquo;a pas vocation &agrave; durer, qui ne s&rsquo;appesantit pas. Un rai de lumi&egrave;re, ses millions de grains de poussi&egrave;re, apportant une vague id&eacute;e cosmique.&nbsp;</p>
<p>Ce bonheur est &agrave; l&rsquo;&eacute;chelle des choses et des &eacute;v&eacute;nements, petit. Ce n&rsquo;est pas le paradis perdu. Oui, s&rsquo;il y a une m&eacute;lodie dans ce livre, c&rsquo;est celle du bonheur, d&rsquo;un bonheur calme, tendre et paisible.</p>
<p>Le moulin du village, l&rsquo;endroit le plus paradisiaque de sa prime enfance, dit-il &ndash; un bassin en pierre plein d&rsquo;eau dans lequel les enfants peuvent se baigner en jouant avec des chambres &agrave; air.&nbsp;</p>
<p>Au soir tombant, en rentrant au cr&eacute;puscule, apr&egrave;s le portail toujours ouvert, &ecirc;tre accueilli par les lumi&egrave;res jaunes aux fen&ecirc;tres, par une chaleureuse image d&rsquo;un foyer chaud et lumineux, oui, accueilli par le p&egrave;re ou la m&egrave;re. Heureux les pacifiques. Un jour, il dit &agrave; son petit fr&egrave;re de manger une feuille d&rsquo;ortie, celui-ci le fait, il ne se passe rien mais l&rsquo;auteur, &eacute;branl&eacute; par cette ob&eacute;issance aveugle, ne lui fera plus jamais de semblable sale coup.</p>
<p>Il &eacute;crit aussi qu&rsquo;au village, il y a peu de classes sociales, que les enfants sont sur une m&ecirc;me ligne d&rsquo;&eacute;galit&eacute;, qu&rsquo;il n&rsquo;y a pas de diff&eacute;rence entre fils de paysan et fils de notable local.&nbsp;</p>
<h3>Le paradis d'avant la Chute</h3>
<p>Ce qui importe, c&rsquo;est de grandir, de bouger, de d&eacute;couvrir, d&rsquo;aimer, bref de vivre. Oui, en un &eacute;tonnant coup de ma&icirc;tre, Alain Freudiger nous d&eacute;crit tout simplement sa jouissance &agrave; &ecirc;tre.</p>
<p>Nous ne sommes pas sur le chemin de Damas, il n&rsquo;y a pas de r&eacute;demption, il n&rsquo;y a pas eu de Chute mais au contraire, conqu&ecirc;te de la station verticale. Ce n&rsquo;est pas l&rsquo;enfance de tout un chacun. Aux uns, une pente douce, aux autres, des montagnes russes, peu ont eu un rapport aussi harmonieux &agrave; leur fratries, peu ont &eacute;t&eacute; aussi aim&eacute;s par leurs parents et moins encore se sentaient les &eacute;gaux de tous. C&rsquo;est bien l&agrave; qu&rsquo;est le tour de force d&rsquo;Alain Freudiger. Avec lui, nous sommes dans le paradis de J&eacute;r&ocirc;me Bosch, chez le Breughel de La Chute d&rsquo;Icare. Mais l&rsquo;enfer et l&rsquo;occupation espagnole, cela sera pour une autre fois. Nous sommes dans la campagne romande au d&eacute;but des ann&eacute;es 80 et dans les derniers temps heureux de l&rsquo;histoire de l&rsquo;humanit&eacute;. Juste avant l&rsquo;arriv&eacute;e massive de la microinformatique, des s&eacute;ries HBO et du r&eacute;chauffement climatique.</p>
<hr />
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Christian Karcher',
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Michel Foucault et Pierre Bourdieu ont souvent été opposés sur la question néolibérale. Alors que le premier a défini le néolibéralisme comme une nouvelle forme d’intervention étatique visant à établir des politiques de société, le second a, au contraire, pointé dans le néolibéralisme le retrait de l’Etat, l’extension de la logique marchande et le retour à un libéralisme du laisser-faire endossé par la théorie économique néo-classique.

Dans cet ouvrage, le professeur de sociologie français Christian Laval propose une lecture de ces deux auteurs qui permettrait d’en voir l’éventuelle complémentarité.

Etant nettement plus familier de la pensée de Bourdieu que de celle de Foucault, j’ai préféré ne traiter que de celle du sociologue; de plus, l’engouement, à la fin de sa vie, de Foucault pour la «révolution» iranienne menée par l’ayatollah Khomeiny mériterait à elle seule très certainement de longues analyses.

1995 – L’homme au mégaphone

En 1995, pris par une urgence éthico-politique et voulant user de toutes les ressources possibles pour faire passer son message et mobiliser au-delà des cercles académiques, Pierre Bourdieu décide consciemment de devenir une vedette de la contestation. La Misère du monde, ouvrage collectif de plus de 1000 pages, vient de le rendre célèbre et son livre suivant, Sur la télévision a été vendu à 150’000 exemplaires.

Bourdieu désire réinventer l’action collective et pour cela il propose une alliance, en dehors des partis, entre les classes populaires, les classes moyennes, toutes deux menacées de paupérisation et les intellectuels tout autant menacés. Pour lui, le néolibéralisme n’est rien d’autre qu’un nouveau conservatisme déguisé en progressisme.

Pierre Bourdieu en 1995: un professeur du Collège de France, mégaphone à la main, soutenant la lutte des cheminots en grève. © DR

Et incontestablement, il faut le reconnaître, ce n’est pas tous les jours que l’on voit sur TF1, au journal de 20h, un professeur du Collège de France, mégaphone à la main, bloquant, autour d’un brasero et de concert avec des grévistes de la SNCF, une voie de chemin de fer.

Le mouvement de décembre 1995 est une réaction à une tentative de réforme de la SNCF et de la Sécurité sociale au nom des marchés financiers et de la rationalité économique. Cette grande grève fracture les rangs de la gauche et Bourdieu s’engage avec ceux qu’il juge être les plus radicaux.

Dans son discours à la gare de Lyon, il déclare: «Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art et par-dessus tout au travail».

Et, alors que très peu de personne et dans des milieux très restreints, lui avait reproché, ses prises de position contre la politique coloniale française en Algérie, ou ses fameuses analyses critiques sur l’école, l’université, l’opinion publique ou encore, sur le patronat, son combat contre le néolibéralisme ne passe pas et, à partir de ce jour-là, il s’attire une haine tenace et définitive de la gauche de gouvernement qui le vilipendera jusqu’à sa mort et même au-delà.

1980 – Mon Bourdieu

Le Pierre Bourdieu que moi j’ai connu ne ressemblait pas du tout à celui-là. C’était un homme de 50 ans, épanoui, souverain et direct, élégant, un demi de mêlée au rugby, avec quelque chose de souple et puissant, de perpétuellement inquiet aussi.

Je l’avais rencontré à Genève en 1977 lors d’un colloque sur les musées. Ayant fait une intervention kamikaze, mélange de références à certains des livres de Bourdieu et de pure provocation, qui lui avait plu, il avait demandé à Enrico Castelnuovo, mon prof d’histoire de l’art, de m’inviter à leur déjeuner – repas chaleureux pendant lequel nous avions parlé, lui et moi, de génialité, de génie et de J.-J. Rousseau et, avec Luc Boltanski, son bras droit de l’époque, de bande dessinée.

En 1979, j’ai quitté Lausanne pour aller participer, l’année suivante, à son séminaire de doctorants, à l’EHESS (Haute Ecole en Sciences Sociales).

Je l’aimais bien, il avait un regard espiègle et était toujours bienveillant vis-à-vis de mes interventions intempestives.

Sa première période – le démystificateur

Venant de la philosophie et de l’ethnographie, très marqué par son expérience de la guerre en Algérie, converti à la sociologie par volonté d’intervenir plus directement dans le réel, il oriente son travail vers le désenchantement et une attaque en règle de ce qu’il nomme le capital culturel car pour lui, la célébration de la haute culture (art, sciences et philosophies) va de pair avec la domination de la noblesse d’État issue des grandes écoles car, analyse-t-il, l’autorité légitime la politique par la culture et la culture par la politique.

A cette époque, il nie toute possibilité de désintéressement et donc son ambition est de mettre à jour ce qui est ordinairement caché et dénié. Pour cela, il va plaquer sur les rapports sociaux une grille de lecture bourrée de concept qu’il importe de l’économie: intérêt, marché, profit, rendement, capital, investissement, concurrence…

Pour lui, toute pratique est un fait social. Quand il y a don, ce n’est jamais qu’un mensonge collectivement organisé et l’économie, même si elle doit rester méconnue pour pouvoir fonctionner, est l’unique vérité des sociétés.

En vrai, il ne le sait évidemment pas, mais il s’égare grave. Sa conception d’une société composée de champs de plus en plus autonomes l’aveugle et l’empêche paradoxalement de reconnaître la prééminence croissante de la logique économique et marchande sur l’ensemble du champ, en particulier les champs de la politique, de la culture et de l’information, tous de plus en plus soumis à des impératifs de rendements.

Cela semble contradictoire, vu qu’il y a bien deux périodes chez Bourdieu, car ce qu’il rabat d’abord sur l’économie, il va déclarer ensuite qu’il faut essayer de l’en sauver à tout prix.

Ce n’est que petit à petit qu’il va se rendre compte que la haute fonction publique a déclaré la guerre à la petite fonction publique et que cette trahison des idéaux, qui sont censés animer la mise au service de l’État, trahison ressentie comme telle par les agents subalternes, a provoqué chez ceux-ci un immense désarroi, un rejet du monde politique et de la gauche institutionnelle. Petits magistrats, éducateurs, assistantes sociales, instituteurs, professeurs, policiers, tous se sont sentis abandonnés – et l’ont été. On veut définitivement les transformer en agents économiques ne fonctionnant qu’à l’intérêt matériel.

Sa seconde période – le militant

Au début des années 90, Bourdieu constate enfin que les luttes se mènent à présent à front renversé. Dorénavant, ce sont les élites économiques qui monopolisent les idées de rupture, de changement, d’innovation, de révolution, qui critiquent l’état actuel des choses et accusent de conservatisme tous ceux qui résistent au changement. Ils gouvernent au nom du futur et leur nouvelle idéologie est fondée sur la fin de toutes les idéologies.

Face à cela, les progressistes se retrouvent contraints de se présenter comme étant des conservateurs, des gens qui se battent pour garder leurs acquis sociaux et de ce qu’il reste des services publics.

Bourdieu n’hésite pas à qualifier ce moment de changement de civilisation ou même, parfois, de destruction de civilisation. Il s’agit d’une révolution symbolique à la façon des grandes révolutions religieuses, professe-t-il. Révolution globale qui affecte l’ordre social tout entier, le monde dans sa quasi-totalité, et qui impose ses valeurs à tous les champs qui avaient pour vocation historique de les contenir.

La noblesse d’État, le top des hauts fonctionnaires donc, prêche le contraire de ce qu’elle est censée représenter et gérer, elle prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen; elle fait du bien public un bien privé, de la chose publique, de la république, sa chose.

On passe de l’État social à l’État pénal car, sauf dans les domaines répressifs et sécuritaires, partout l’État se retire.

Conclusion: tout est à réinventer et il y a urgence…

Actuellement, jugeait Bourdieu, les luttes critiques des intellectuels, des syndicats et des associations, doivent se porter en priorité contre le dépérissement de l’État qui doit résister à l’unification mondiale opérée par l’international des financiers.

Attention, dit-il, il ne s’agit pas ici d’un choix souverainiste et régressif mais d’un choix tactique et momentané. L’Etat étant le seul instrument dont nous disposons pour opérer une redistribution des revenus, pour égaliser les chances d’accès à l’économie et à la culture. Il faut inventer un autre récit de l’État, une utopie réaliste.

Bourdieu n’était ni libertaire ni même marxiste. Son intervention à la gare de Lyon n’avait rien de révolutionnaire, les ouvriers n’y étaient même pas mentionnés et encore moins la perspective d’un changement social radical. Il voulait juste réinventer les services publics… Repenser les formes de la démocratie. Imaginer une économie du bonheur du plus grand nombre. Étendre le calcul des utilités et des inutilités à des domaines dont l’économie régnante ne tient pas compte. Faire du désintéressement le principal rempart éthique à l’extension du néolibéralisme.

Pour cela, il était nécessaire de rebâtir la gauche, de créer des alliances entre les chercheurs en sciences sociales, les syndicats et les mouvements sociaux, de prendre au sérieux la dimension intellectuelle et symbolique du combat. Dimension, à cause d’une longue tradition d’ouvriérisme et/ou d’un spontanéisme de courte vue, que le mouvement social avait malheureusement toujours sous-estimé, de démontrer l’historicité de l’homme économique, de prouver dans les faits qu’il est toujours possible de se rebeller contre l’ordre existant, de trouver de nouvelles formes d’action.

Bref… De réinventer l’espérance…

Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question libérale, Editions La Découverte, 2018.

Ouvrages consultés.

•    Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Que sais-je?, 1963, 126 p.

•    Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers: les étudiants et la culture, Paris, Les Editions de Minuit, coll. «Grands documents» (no 18), 1964, 183 p.

•    Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L'amour de l'art: Les musées et leur public, Paris, Les Editions de Minuit, coll. «Le sens commun», 1966

•    Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, 1979, 670 p.

•    Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Seuil, coll. «Points essais», 2007 (1re éd. 1993), 1 460 p.

•    Pierre Bourdieu, Sur la télévision suivi de L'emprise du journalisme, Paris, Liber, coll. «Raisons d'agir», 1996, 95 p.

•    Pierre Bourdieu, Contre-feux – Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Liber, coll. «Raisons d'agir», 1998, 126 p.

•    Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Liber, coll. «Raisons d'agir», 2001, 238 p.

•    Pierre Bourdieu, Contre-feux 2 – Pour un mouvement social européen, Liber, coll. «Raisons d'agir», 2001, 108 p.

•    Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Liber, coll. «Raisons d'agir», 2004, 142 p.

•    Travailler avec Bourdieu, Flammarion, 2003 – Témoignages de 30 anciens collaborateurs de P. B.

•    Bourdieu et la littérature, Cécile Defaut Ed., 2010 – Contributions de 16 écrivains, dont Annie Ernaux, Pierre Bergounioux et Gisèle Sapiro.