Chronique / Si l'art en Suisse n'existait pas, Michel Thévoz serait bec dans l'eau
© 2018 Bon pour la tête. Matthias Rihs
Dans "L’Art suisse n’existe pas", l’historien de l’art va bien au-delà du paradoxe, en critique virulent des «vieux» poncifs académiques qui soumettent l’art aux idéologies religieuses ou politiques. Mais lui-même sature son discours de pieuses références aux dogmes du freudo-marxisme pimentés de citations de divers pontifes «modernes», de Bourdieu à Lacan. Ce qui n’empêche pas son livre d’être passionnant et de susciter la réflexion – même contradictoire.
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Et de nous balancer cette pseudo-vérité combien rassurante selon laquelle le langage verbal, «de par sa nature assertive», serait moins à même d’exprimer la complexité du réel que les arts visuels. </p><p>Pourtant c’est bel et bien à un poète, Léon-Paul Fargue, que Thévoz emprunte une pensée valable et pour l’artiste et pour l’écrivain: «L’artiste contient l’intellectuel. La réciproque est rarement vraie». Du moins l’intellectuel Michel Thévoz a-t-il, parfois, le mérite d’écouter vraiment les artistes et d’en parler, ici et là, en homme sensible plus qu’en pion jargonnant. </p><h3><strong>Une Suisse, une Europe, un monde à réinventer… </strong></h3><p>Dans l’introduction de son livre, Michel Thévoz cite le plus artiste des philosophes contemporains, en la personne du penseur allemand Peter Sloterdijk. 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À Saint-Saphorin, à un coup d’aile de Rivaz, se rencontrèrent Ramuz et Stravinski ou Charles-Albert Cingria et Paul Budry, mais aussi la flamboyante Lélo Fiaux et le poète vaudois anarchisant Jean-Vilard Gilles – bref, une flopée d’artistes et d’écrivains plus ou moins Suisses et plus ou moins bohèmes que Michel Thévoz aurait pu citer sur son tableau d’honneur, où le Lausannois Olivier Charles et le Genevois Thierry Vernet auraient fait aussi éclatante figure qu’un Karl Landolt prolongeant le lyrisme hodlérien au bord du lac de Zurich, ou que le Grison Robert Indermaur déployant, sur son coin de terre, tout proche du château de Blocher, sa fresque fellinienne d’une humanité américanisée en quête de nouvelles racines. </p><p>Tout cela qui n’a que peu à voir avec ce qu’est devenu l’art contemporain multinational du Grand Marché, qui trouve en Suisse son épicentre avec seize ports-francs hors douane. «On peut échanger une valise d’argent sale (pléonasme?) contre un Modigliani ou un Soutine qu’on prétendra avoir trouvé dans un grenier», commente Michel Thévoz avant d’ajouter en toute lucidité prosaïque: «Le marché de l’art, à l’instar du marché de la drogue, avec lequel il a d’ailleurs des accointances, a de quoi faire rêver les investisseurs: dégrevé de toute taxe et de toute réglementation, c’est l’application quintessenciée du néolibéralisme».</p><p>Autant dire alors que si l'art suisse n'existe pas, c'est tant mieux pour ces citoyens du monde que sont les artistes...</p><p></p><hr><p></p><img class="img-responsive img-float-left " src="https://bonpourlatete.comhttps://media.bonpourlatete.com/default/w300/1526468501_michelthvozsignantchezpayotlausannemai2018.jpg"><h4>Michel Thévoz. 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Ainsi, dans la foulée proche d’une Aude Seigne (née en 1985) et de ses <em>Chroniques d’un Occident nomade</em>, Guillaume Gagnière trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.</p> <p>Cela commence par un <em>Soliloque du corps </em>marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, et qui subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique, entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.</p> <h3><strong>Le cycle bouddhiste du pèlerinage, avec un grain de sel…</strong></h3> <p>Sans la candeur plus ou moins naïve, voire parfois jobarde, des routards des années 60-70 découvrant les spiritualités orientales, le pèlerin Guillaume, après s’être efforcé de ne penser à rien dans un centre de méditation thaïlandais proche de Chiang Mai (épisode comique finissant par « ça me gratte, qu’est-ce que c’est… un moustique, merde, concentre-toi, NE PENSEPAS! (…) Oh, une mésange !»), s’impose bel et bien les rigueurs de la longue marche japonaise, qu’il distingue clairement des chemins de Compostelle: «Dans le bouddhisme, le nirvana n’est pas l’équivalent de notre paradis: c’est le grand rien, la fin de tout désir. Le circuit des 88 temples de Shikoku, un cercle, se distingue des pèlerinages chrétiens qui tracent une droite. On ne marche pas du point A au point B en remportant à l’arrivée un prix de tombola spirituelle, on parcourt un cycle, partant de A pour revenir à A, puis l’on remet son ticket en jeu, encore et encore, jusqu’à ce que le concept de but ou de récompense s’épuise de lui-même».</p> <p>Or son livre reproduit pour ainsi dire le même tracé cyclique partant de la rue Indigo sri lankaise évoquée par Nicolas Bouvier, pour y revenir, non sans une pointe de mélancolie («la rue du récit, <em>sa </em>rue a sombré», avec une affectueuse lettre posthume du jeune homme à son modèle tutélaire. Rien pour autant de platement imitatif dans le récit du trentenaire, dont la poésie et la plasticité ont leur propre fraîcheur. Comme Bashô et Bouvier dans leur voyages respectifs, il multiplie ainsi les brèves notations, mais dans son langage à lui: «C’est alors qu’apparaissent les nuages, de larges masses d’un jaune de mégot froid», ou ceci: «Le soir, plat de curry en solitaire sous la Grande Ourse, les étoiles scintillent dans la casserole»…</p> <p>Parvenant au dernier des 88 temples, enfin, c’est avec un éclat de rire final qu’il fait ce constat: «Deux mois d’efforts sur plus de mille kilomètres, et à l’arrivée, un sommet baignant dans une épaisse purée de pois», ajoutant en sage mal rasé et puant sûrement le bouc: «Serait-ce un peu ça, le but: s’effacer à tel point que la notion de mort en devient naturelle». Et pour dépasser toute morosité nihiliste: «Finalement c’est peut-être ça, le «secret»: des montées, des descentes, des remontées et tout en haut, un grand calme: l’ataraxie. 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Et quoi encore!</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590690767_100073417_10223531313497816_3498760490526441472_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " /></p> <h3><strong>Au commencent était l’Artiste</strong></h3> <p>Gemma, qui n’était pas encore Gemma Salem l’écrivain (jamais je n’arriverai à la dire «écrivaine» ou «autrice»), m’est apparue à la toute fin d’une soirée dans un caveau lausannois enfumé qui symbolisait alors la bohème locale, à l’enseigne des Faux-Nez, et tout aussitôt j’ai pensé: Princesse persane, Reine sarrasine, Shéhérazade à Gauloises bleues - et c’était parti pour un bout de comédie avec l’Actrice, vu qu’à l’époque Gemma Salem se croyait faite pour le théâtre.</p> <p>Or notre première engueulade, avec Gemma championne du genre, remonte à cet instant où elle a senti, sans que je ne lui dise rien, que je ne croyais pas qu’elle fût le moins du monde actrice, convaincu qu’elle était trop elle-même pour incarner jamais un autre personnage sur une scène, et du coup elle m’en voulut à mort de le penser sans le dire vu qu’elle-même le sentait sans oser le reconnaître; et je ne fus guère surpris de la retrouver, plus tard, dans un autre rôle où elle pouvait incarner tous les personnages qui lui chantaient à sa guise, rien qu’avec une plume et du sang vif (du sang bleu s’il vous plaît) pour l’exprimer.</p> <p>Cependant l’essentiel demeurait: Gemma Salem l’écrivain avait remplacé l’actrice au pied levé et l’Artiste demeurait. Pas étonnant d’ailleurs que <em>L’Artiste</em> (La Table ronde, 1991 - prix Schiller) soit le titre d’un de ses livres. Mais plus que surprenant, réellement stupéfiante: l’immédiate puissance de l’écrivain, brassant une vie entière à pleines mains et en tirant un premier roman dense et vibrant d’émotion, formidablement vivant.</p> <h3><strong>Des passions vécues et sublimées par l’écriture</strong></h3> <p>L’histoire du <em>Roman de Monsieur Boulgakov (L’Âge d’Homme, 1982) </em>est celle d’une passion «incendiaire» autant qu’imaginaire. Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le <em>specimen </em>masculin de ses rêves: un écrivain russe fascinant mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre, donc, de type occulte…<br />La comédienne s’appelle Gemma Salem. L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du <em>Maître et Marguerite</em>, des <em>Oeufs fatidiques, </em>du <em>Roman théâtral </em>et de <em>Cœur de chie</em>n, mais aussi des <em>Récits d’un jeune médecin </em>qui l’apparentent à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.</p> <p>Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de <em>Diablerie</em>- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.<br />Plus précisément, Gemma Salem, dans <em>Le Roman de Monsieur Bulgakov, </em>reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang, fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.</p> <p>C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance, et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.<br />Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolution à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée <em>Les Journées des Tourbine</em>!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.</p> <p>De ce dernier, <em>Le Roman de Monsieur Boulgakov </em>nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. Or, d’une certaine manière, et ce sera vrai de tous ses livres, l’écrivain brosse son propre portrait en travaillant à celui de son modèle.<br />J’ai parlé de mimétisme à propos de la relation de Gemma Salem avec Boulgakov, dont le sort de David poétique en butte à l’écrasant Goliath soviétique ne pouvait qu’émouvoir la jeune femme blessée par la vie et en bisbille déclarée avec les pesanteurs de la famille et de la société, et c’est le même type de rapport - maintes fois décrit par un René Girard dans ses analyses de la passion mimétique -, qu’elle établira avec Thomas Bernhard, jusqu’à une identification redoutable du fait que l’imprécateur autrichien restait, lui, bien vivant…</p> <h3><strong>Que l’acte artistique relève de la conversion</strong></h3> <p>Tous les livres de Gemma Salem, jusqu’aux plus agressifs ou acides, comme <em>Mes amis et autres ennemis </em>(Zulma, 1995) ou <em>La Rumba de Beethoven </em>(Pierre-Guillaume de Roux, 2019) sont des histoires d’amour relevant de l’exorcisme et qui disent à la fois les beautés de la vie (les enfants et les animaux, la musique et les sentiments délicats) et le mal de vivre, l’exécration du mensonge sentimental ou «romantique», le mépris qu’elle partageait avec Thomas Bernhard de tous les simulacres sociaux ou culturels qu’elle pointe notamment dans ses tableaux au vitriol d’une certaine Suisse hypocritement convenable, notamment dans <em>Les exilés de Khorramshahr </em>(La Table ronde, 1986) et dans <em>Bétulia </em>(Flammarion, 1987), où la rage tonique de sa deuxième flamme littéraire se fait déjà sentir, qui se développera plus librement dans sa fameuse <em>Lettre à l’hermite autrichien </em>(La Table ronde, 1989), relancée dans <em>Thomas Bernhard et les siens </em>(La Table ronde 1993) et jusque dans son dernier livre, sur le ton plus apaisé d’un bilan existentiel très émouvant où elle «prend sur elle», comme on dit, en se reprochant son terrifiant amour propre…</p> <p>Il y a, de fait, chez Gemma Salem, comme chez le grand emmerdeur autrichien, un personnage à la fois solaire et son double farouchement ombrageux, pas loin des possédé(e)s de Dostoïevski, qui se rend parfois la vie aussi impossible qu’à son entourage, mais que l’Art, une fois encore, délivre - cela même qu’entend René Girard une fois encore, dans <em>Mensonge romantique et vérité romanesque</em>.</p> <p>La figure de Thomas Bernhard, assis sur un banc les mains aux poche, l’air de nous dire qu’il n’en a rien à fiche, trône sur la couverture d’<em>Où sont ceux que ton cœur aime </em>(Arléa, 2019), mais TB n’est qu’un truchement: le médiateur par excellence que Gemma n’a jamais pu enlacer «pour de vrai», une figure de la pureté dans un monde avachi par le kitsch, un contempteur de toutes les illusions à bon marché mais qui nous fait un clin d’œil amical comme Gemma, fumant son dernier pétard sur sa tombe, nous en vrille un plein d’amour…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590611352_100086091_10223508363404078_2347364566893068288_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="257" /></p> <h4><em>Où sont ceux que ton coeur aime, </em>Gemma Salem. 88 pages. 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De fait, l’historien américain combine tous les apports de l’histoire de l’art et de la connaissance scientifique accumulés à travers les siècles par ses prédécesseurs, autant que ceux des techniques actuelles en matière de recherche, pour aboutir à un récit fluide et chatoyant, riche de détails autant que de synthèses, avec une touche tout à fait personnelle et un allant communicatif.</p> <p>Mais alors quoi de commun avec Rose de Pinsec et l’enquêteur «mentaliste» de la fameuse série? J’y viens!</p> <h3><strong>Quand Rose de Pinsec disait de la télé: «Pas besoin!»</strong></h3> <p>La télévision - fenêtre sur le monde ou fabrique d’abrutis -, comme l’ordinateur - merveilleux instrument de connaissance et de communication ou puits sans fond de l’imbécillité -, ne seront jamais que ce que chacune et chacun en fait, comme il en va de notre «gestion» du confinement.</p> <p>Avant l’apparition de l’ordinateur et du smartphone dans nos vies, en 1977, Rose Monnet, solide paysanne de Pinsec répondait au réalisateur de la télévision romande Jacques Thévoz qui lui demandait, dans un reportage documentaire mémorable, si elle envisageait elle-même d’installer un jour la télévision dans son modeste mayen, d’un vigoureux et spontané «Pas besoin!»<strong>, </strong> réaction qui pourrait être interprétée comme l’expression d’une mentalité bornée, ou au contraire pleine de sagesse: j’ai la santé et mon parchet, j’ai ma vie et c’est tout bon…</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589526010_images4.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="371" /></p> <p>Or je ne sais pourquoi ce «pas besoin!» me poursuit, moi qui ai toujours été curieux de tout, non comme un frein ni comme une résignation piteuse mais comme un rappel de notre chance d’être au monde et un signe d’humilité et de reconnaissance. Ce «pas besoin!» s’enracine dans notre culture séculaire auto-suffisante et je le retrouve, exprimé de façon plus subtilement lyrique, dans cette page de <em>L’Institut Benjamenta</em> de Robert Walser: «Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait.</p> <p>Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. 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Or l’élégance de Patrick Jane, toujours en costume trois pièces et refusant de porter aucune arme, et sa gentillesse frottée d’insolence, sa bonté naturelle envers les animaux et les enfants n’ont cessé de me revenir à l’esprit en imaginant Léonard déambulant en beaux atours dans les ruelles de Florence, aimable avec tous et ne répondant point aux piques dures des jaloux ou des ombrageux à la Michel-Ange, conscient de son génie et triste sous l’agression des malveillants moralisants comme il y en a plus que jamais aujourd’hui, joyeux et non moins fragile en sa solitude éprise d’absolu esthétique.</p> <h3><strong>Une vision panoptique qui relie le détail à l’ensemble</strong></h3> <p>La vision de Léonard de Vinci, dans les petites et les grandes largeurs, relève d’une observation panoptique. Chacune et chacun sait que le Panopticon est ce dispositif précis, dans une prison, qui permet au gardien de voir d’un même point central tous les prisonniers soumis à sa surveillance, mais c’est sans cet aspect disciplinaire que je l’entends: comme une observation simultanée et aussi tourbillonnante que le sont les idées et les figures de certaines peintures de Leonardo, à commencer par son incroyable esquisse de <em>L’Adoration des mages</em>, magnifiqueement analysée par Issacson, et comme en témoignent les milliers de pages de ses carnets aux mêmes observations kaléidoscopiques.</p> <p>La singularité de l’enquêteur Patrick Jane, à part sa mémoire phénoménale, tient à sa façon de relier les traits physiques et moraux, les tics et les pensées, les moindres frémissements expressifs et les émotions d’un personnages, exactement de la même façon que Leonardo puise, dans sa connaissance approfondie de l’anatomie humaine, les liens entre tel muscle et tel mouvement, tel trait et telle expression, non point de façon platement mécanique ou linéaire mais avec les nuances de la lumière sur la chair et le jeu des transparences. 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Je sais bien que ça fait un peu vieux jeu de défendre le Bien contre le Mal, mais le choix n’a rien d’abstrait ou d’idéologique: question de survie, autant que de style, même si la comparaison des deux personnages relève,une fois encore, du grand écart apparemment loufoque. Cependant, le virus se fiche des partis et des appartenances de classes ou de races autant que des niveaux de culture: il est égalitaire au contraire de la médecine trop humaine, et s’il est exagéré de prétendre que le héros blondin d’une série américaine est égal par son mérite à l’un des plus grands génies de notre chère espèce, il est prouvé en période de crise que la lutte contre le Mal relève décidément de la ressemblance humaine, amen.</p> <p>Bref nous avons vaincu la peste et, en attendant, par delà d’autres défis viraux, la panacée transhumaniste que nous promettent les nouveaux prophètes de Dieu sait quelle ennuyeuse immortalité, la quarantaine nous a permis de lire de beaux livres et de voir ou revoir des tas de bons films et quelques séries qui valent peut-être les feuilletons que Rose de Pinsec lisait le soir avant de s’endormir sans somnifères - pas besoin!</p> <hr /> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589482331_unknown.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="259" height="389" />Walter Isaacson. Léonard de Vinci – La biographie. Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sophie De Clercq et Jérémie Gerlier. 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Autant par son titre que par l’illustration de sa couverture, représentant une Étude de fesses signée Félix Vallotton, le dernier livre de Michel Thévoz se veut provocateur, appelant une réaction au premier degré de ceux qui se piquent de culture «nationale», voire nationaliste, Christoph Blocher en tête.
Les présumés Bons Suisses s’étrangleront ainsi d’indignation à la seule idée qu’on puisse dire que l’art suisse n’existe pas, comme en 1992, à l’occasion de l’Exposition universelle de Séville, le slogan lancé par le plasticien publicitaire Ben, La Suisse n’existe pas, les révulsa.
Enfin quoi, s’exclameront-ils: Albert Anker, Ferdinand Hodler, Félix Vallotton, Alberto Giacometti ne sont-ils pas la preuve que l’art suisse existe? Et, selon les cantons, les noms des Vaudois Alexandre Calame ou René Auberjonois, du symboliste grison Giovanni Segantini ou du gymnopédiste lucernois Hans Erni seront invoqués, entre cent autres, sans qu’on sache trop dire pour autant ce qu’il y a de spécifiquement suisse chez les uns et les autres, à part leur lieu de naissance et, pour certains, la représentation de tel paysage «typique» ou de telle «image du quotidien», etc.
Dans la même optique, si l’on excepte telle période significative (la Renaissance italienne ou le Siècle d’or espagnol) ou tel mouvement pictural particulier (l’abstraction lyrique américaine ou la trans-avant-garde italienne), qui dirait que l’art français ou allemand, autrichien ou portugais existent aujourd’hui plus que l’art suisse ?
Giacometti rime-t-il avec Betty Bossi ?
Pour en revenir à celui-ci, quel rapport peut-il y avoir entre l’effigie toute souriante et positive de Betty Bossi, représentant par excellence la Suisse tip-top propre-en-ordre, et l’œuvre d’un Albert Giacometti fumant comme un turc dans son atelier parisien mal balayé?
Les seuls termes d’Art, synonyme de liberté créatrice plus ou moins anarchisante, et de Suisse, exemple mondial de discipline et d’honnête labeur, ne sont-ils pas incompatibles voire opposés à la base ? Et de telles questions ont-elles le moindre sens, aujourd’hui, au pays des nains de jardins consuméristes à outrance et des œuvres d’art planquées dans des safes bancaires zurichois ?
C’est du moins à les poser que Michel Thévoz s’affaire dès l’introduction de son dernier recueil d’essais aussi intéressant que souvent exaspérant par son jargon psychanalysant ou sociologisant et son esprit parfois réducteur.
S’agissant de l’apparente contradiction dans les termes que présente l’expression «l’art suisse», Thévoz constate d’abord qu’il est discutable d’affirmer que l’art, non conformiste par essence, ne peut être suisse au motif que ce qualificatif désigne tout le contraire, pour autant qu’on s’en tienne au cliché de cette Suisse-là, blanchie comme un paradis fiscal et fermée à toute folie créatrice.
Parce que celle-ci est bel et bien présente en Suisse, avec pas mal d’artistes et autant d’écrivains dont très peu se veulent porte-drapeaux, du génial Louis Soutter (dont Michel Thévoz est le spécialiste cantonal, voire national et même mondial) au non moins irrécupérable Robert Walser, entre autres.
Donc on pourrait dire que l’art suisse n’existe pas en tant que valeur nationale spécifique à marque identifiable, mais qu’il y a de l’art en Suisse. Belle découverte n’est-ce pas?! De la même façon, le dernier panorama de la littérature helvétique de langue française ne s’intitule pas Histoire de la littérature romande mais Histoire de la littérature en Suisse romande, etc.
Vivacité de la pulsion de mort…
Michel Thévoz, ensuite, cherchant tout de même un dénominateur commun entre les artistes de ce pays, croit en déceler un dans leur rapport avec la pulsion de mort, au sens freudo-lacanien, dont le premier exemple serait le très fameux cadavre du Christ au tombeau de Hans Holbein – maître ancien à vrai dire plus allemand que suisse si l’on se fie à son passeport –, et qui fit dire à Dostoïevski que cette figure cadavérique si terriblement réaliste – d’une mort si vivante pourrait-on dire – était propre à susciter l’athéisme plus que la foi…
L’exemple est assez probant dans le «discours» de Michel Thévoz, comme il le sera devant La Nuit non moins célèbre de Ferdinand Hodler, dont l’évocation de la mort est elle aussi artistiquement tellement «vivante», comme le seront aussi les portraits de sa maîtresse Valentine mourante, d’une si lancinante beauté.
Mais où est la «pulsion de mort» dans tant d’autres œuvres d’Holbein ou chez le dernier Hodler, libéré des carcans de la représentation historique ou «littéraire», quand il exulte dans la couleur de ses derniers paysages, quasiment abstraits et si merveilleusement vibrants et vivants?
Tel le critique évoqué par Julien Gracq dans La littérature à l’estomac, pamphlet mémorable, Michel Thévoz, pour se convaincre que la pulsion de mort est le «motif dans le tapis» de l’art suisse selon ses critères, me semble forger une clef et s’affaire ensuite à forcer les œuvres pour en faire des serrures adéquates.
La musique, une autre des passions de Michel Thévoz. © Lauren Pasche
Ainsi, de Charles Gleyre à Félix Vallotton, ou de Jean Lecoultre à Suzanne Auber, réduit-il volontiers les œuvres à leur aspect le plus «frigide» ou le plus funèbrement «absolu», surtout bon à étayer son discours.
Cependant il convient de noter que rien n’est aussi simple, et que l’intelligence très poreuse, et la grande érudition de Michel Thévoz en matière esthétique et littéraire, à quoi s’ajoutent une vraie passion et une certaine folie personnelle, une mauvaise foi d’époque et une expérience non moins appréciable «sur le terrain» en tant que conservateur (ex) de la collection de l’Art brut, nous valent des pages très pertinentes sur ce qu’on pourrait dire le «noyau» de l’art dégagé des mimétismes sociaux ou de toute «littérature».
Donc allons-y pour le critère «pulsion de mort», même s’il relève lui aussi, d’une littérature d’époque, avec ses énormités fleurant parfois la jobardise intellectuelle, pour le moins risibles.
Anker pré-pédophile et Hodler «obscène» militariste?
Ainsi pouffera-t-on en lisant, dans le chapitre consacré à Albert Anker, que celui-ci, avec ses petites filles ravissantes et ses petits garçons aux joues roses, préfigurerait les lendemains pervers de la pédophilie, ou, à propos du dormeur éveillé de La Nuit hodlérienne, que la noire figure de la mort serait en train de sucer le gisant barbu «sous le manteau».
Michel Thévoz se demande à plusieurs reprises, en intellectuel typique de notre temps, comment un Holbein, homme à femmes notoire, peut être crédible quand il «fait» dans l’art religieux, ou comment un Charles Gleyre, socialiste en ses idées, s’y retrouve dans sa peinture de pompier au tour si «réactionnaire»? De la même façon, Il lui semble surprenant qu’Hodler, « doué d’une prodigieuse intelligence visuelle», puisse illustrer une «phraséologie spiritualiste» et célébrer de façon «obscène» les vaillants mercenaires helvétiques de La Retraite de Marignan.
Autant se demander pourquoi le grand Rousseau fut un gigolo de bas étage dans sa vie privée, Marx le révolutionnaire un despote familial sordide et Ibsen, chantre du féminisme, un misogyne avéré dans ses rapports amoureux! Mais là encore Thévoz est plus fin que le philistin parfait, en matière d’art, que reste un Pierre Bourdieu, notamment à propos de l’immense Ferdinand Hodler.
Rétif, en artiste indomptable, à la notion nouvelle de progrès préfigurant le futur conformisme des avant-gardes acclimatées de la seconde moitié du XXe siècle, Hodler joue avec les poncifs de l’académisme, selon Thévoz, pour les «retourner» à sa façon. Ainsi, souligne le critique, «une référence passéiste retorse peut avoir des effets «objectivement» plus contestataires que des professions de foi révolutionnaires. Or, bien avant Hodler, des générations de génies picturaux ont déjoué la «littérature» idéologique, religieuse ou politique, par le langage irrécupérable de l’art.
De la langue «fasciste» à la vérité des poètes
Dans la foulée de Roland Barthes, qui voyait en la langue une réalité «fasciste» en cela qu’elle «formate» notre pensée et qu’elle discrimine, Michel Thévoz pousse le bouchon plus loin en affirmant que la langue est «structurellement capitaliste» et qu’on n’en sortira que par des «moyens d’expression moins catégoriaux», du côté des arts plastiques. Et de nous balancer cette pseudo-vérité combien rassurante selon laquelle le langage verbal, «de par sa nature assertive», serait moins à même d’exprimer la complexité du réel que les arts visuels.
Pourtant c’est bel et bien à un poète, Léon-Paul Fargue, que Thévoz emprunte une pensée valable et pour l’artiste et pour l’écrivain: «L’artiste contient l’intellectuel. La réciproque est rarement vraie». Du moins l’intellectuel Michel Thévoz a-t-il, parfois, le mérite d’écouter vraiment les artistes et d’en parler, ici et là, en homme sensible plus qu’en pion jargonnant.
Une Suisse, une Europe, un monde à réinventer…
Dans l’introduction de son livre, Michel Thévoz cite le plus artiste des philosophes contemporains, en la personne du penseur allemand Peter Sloterdijk. Quarante ans après la parution de L’Avenir est notre affaire de Denis de Rougemont, qui me dit alors en interview que la seule Europe en laquelle il croyait était l’Europe des cultures, Sloterdijk plaide lui aussi, comme son ami français Bruno Latour, pour une Europe des petites unités requalifiées dont la fédération s’opposerait aux grands ensembles des empires, où la culture de toutes les régions se revivifierait.
Dans un texte de 1914 intitulé Raison d’être, Ramuz, qui récusait l’idée même d’une «littérature suisse», invoquait son lieu d’élection et de possible expression dans la courbe d’un rivage, entre Cully et Rivaz, pour toucher peut-être à l’universel. À Saint-Saphorin, à un coup d’aile de Rivaz, se rencontrèrent Ramuz et Stravinski ou Charles-Albert Cingria et Paul Budry, mais aussi la flamboyante Lélo Fiaux et le poète vaudois anarchisant Jean-Vilard Gilles – bref, une flopée d’artistes et d’écrivains plus ou moins Suisses et plus ou moins bohèmes que Michel Thévoz aurait pu citer sur son tableau d’honneur, où le Lausannois Olivier Charles et le Genevois Thierry Vernet auraient fait aussi éclatante figure qu’un Karl Landolt prolongeant le lyrisme hodlérien au bord du lac de Zurich, ou que le Grison Robert Indermaur déployant, sur son coin de terre, tout proche du château de Blocher, sa fresque fellinienne d’une humanité américanisée en quête de nouvelles racines.
Tout cela qui n’a que peu à voir avec ce qu’est devenu l’art contemporain multinational du Grand Marché, qui trouve en Suisse son épicentre avec seize ports-francs hors douane. «On peut échanger une valise d’argent sale (pléonasme?) contre un Modigliani ou un Soutine qu’on prétendra avoir trouvé dans un grenier», commente Michel Thévoz avant d’ajouter en toute lucidité prosaïque: «Le marché de l’art, à l’instar du marché de la drogue, avec lequel il a d’ailleurs des accointances, a de quoi faire rêver les investisseurs: dégrevé de toute taxe et de toute réglementation, c’est l’application quintessenciée du néolibéralisme».
Autant dire alors que si l'art suisse n'existe pas, c'est tant mieux pour ces citoyens du monde que sont les artistes...
Michel Thévoz. L’Art suisse n’existe pas. Les Cahiers dessinés – Les écrits, 230p. 2018.
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Et, selon les cantons, les noms des Vaudois Alexandre Calame ou René Auberjonois, du symboliste grison Giovanni Segantini ou du gymnopédiste lucernois Hans Erni seront invoqués, entre cent autres, sans qu’on sache trop dire pour autant ce qu’il y a de spécifiquement suisse chez les uns et les autres, à part leur lieu de naissance et, pour certains, la représentation de tel paysage «typique» ou de telle «image du quotidien», etc. </p><p>Dans la même optique, si l’on excepte telle période significative (la Renaissance italienne ou le Siècle d’or espagnol) ou tel mouvement pictural particulier (l’abstraction lyrique américaine ou la trans-avant-garde italienne), qui dirait que l’art français ou allemand, autrichien ou portugais existent aujourd’hui plus que l’art suisse ? </p><h3><strong>Giacometti rime-t-il avec Betty Bossi ? </strong></h3><p>Pour en revenir à celui-ci, quel rapport peut-il y avoir entre l’effigie toute souriante et positive de Betty Bossi, représentant par excellence la Suisse tip-top propre-en-ordre, et l’œuvre d’un Albert Giacometti fumant comme un turc dans son atelier parisien mal balayé? </p><p>Les seuls termes d’Art, synonyme de liberté créatrice plus ou moins anarchisante, et de Suisse, exemple mondial de discipline et d’honnête labeur, ne sont-ils pas incompatibles voire opposés à la base ? Et de telles questions ont-elles le moindre sens, aujourd’hui, au pays des nains de jardins consuméristes à outrance et des œuvres d’art planquées dans des <em>safes</em> bancaires zurichois ? </p><p>C’est du moins à les poser que Michel Thévoz s’affaire dès l’introduction de son dernier recueil d’essais aussi intéressant que souvent exaspérant par son jargon psychanalysant ou sociologisant et son esprit parfois réducteur. </p><p>S’agissant de l’apparente contradiction dans les termes que présente l’expression «l’art suisse», Thévoz constate d’abord qu’il est discutable d’affirmer que l’art, non conformiste par essence, ne peut être suisse au motif que ce qualificatif désigne tout le contraire, pour autant qu’on s’en tienne au cliché de cette Suisse-là, blanchie comme un paradis fiscal et fermée à toute folie créatrice. </p><p>Parce que celle-ci est bel et bien présente en Suisse, avec pas mal d’artistes et autant d’écrivains dont très peu se veulent porte-drapeaux, du génial Louis Soutter (dont Michel Thévoz est le spécialiste cantonal, voire national et même mondial) au non moins irrécupérable Robert Walser, entre autres. </p><p>Donc on pourrait dire que l’art suisse n’existe pas en tant que valeur nationale spécifique à marque identifiable, mais qu’il y a de l’art en Suisse. Belle découverte n’est-ce pas?! De la même façon, le dernier panorama de la littérature helvétique de langue française ne s’intitule pas <em>Histoire de la littérature romande</em> mais <em>Histoire de la littérature en Suisse romande, </em>etc. </p><h3><strong>Vivacité de la pulsion de mort… </strong></h3><p>Michel Thévoz, ensuite, cherchant tout de même un dénominateur commun entre les artistes de ce pays, croit en déceler un dans leur rapport avec la pulsion de mort, au sens freudo-lacanien, dont le premier exemple serait le très fameux cadavre du <em>Christ au tombeau</em> de Hans Holbein – maître ancien à vrai dire plus allemand que suisse si l’on se fie à son passeport –, et qui fit dire à Dostoïevski que cette figure cadavérique si terriblement réaliste – d’une mort si vivante pourrait-on dire – était propre à susciter l’athéisme plus que la foi… </p><p>L’exemple est assez probant dans le «discours» de Michel Thévoz, comme il le sera devant <em>La Nuit</em> non moins célèbre de Ferdinand Hodler, dont l’évocation de la mort est elle aussi artistiquement tellement «vivante», comme le seront aussi les portraits de sa maîtresse Valentine mourante, d’une si lancinante beauté. </p><p>Mais où est la «pulsion de mort» dans tant d’autres œuvres d’Holbein ou chez le dernier Hodler, libéré des carcans de la représentation historique ou «littéraire», quand il exulte dans la couleur de ses derniers paysages, quasiment abstraits et si merveilleusement vibrants et vivants? </p><p>Tel le critique évoqué par Julien Gracq dans <em>La littérature à l’estomac, </em>pamphlet mémorable, Michel Thévoz, pour se convaincre que la pulsion de mort est le «motif dans le tapis» de l’art suisse selon ses critères, me semble forger une clef et s’affaire ensuite à forcer les œuvres pour en faire des serrures adéquates. </p><br><br><br><img class="img-responsive img-center " src="https://bonpourlatete.comhttps://media.bonpourlatete.com/default/w600/1531296534_lph42741024x684.jpg"><h4 style="text-align: center; ">La musique, une autre des passions de Michel Thévoz. © Lauren Pasche</h4><span style="font-family: Roboto, "Helvetica Neue", Arial, sans-serif;"><br></span><p>Ainsi, de Charles Gleyre à Félix Vallotton, ou de Jean Lecoultre à Suzanne Auber, réduit-il volontiers les œuvres à leur aspect le plus «frigide» ou le plus funèbrement «absolu», surtout bon à étayer son discours. </p><p>Cependant il convient de noter que rien n’est aussi simple, et que l’intelligence très poreuse, et la grande érudition de Michel Thévoz en matière esthétique et littéraire, à quoi s’ajoutent une vraie passion et une certaine folie personnelle, une mauvaise foi d’époque et une expérience non moins appréciable «sur le terrain» en tant que conservateur (ex) de la collection de l’Art brut, nous valent des pages très pertinentes sur ce qu’on pourrait dire le «noyau» de l’art dégagé des mimétismes sociaux ou de toute «littérature». </p><p>Donc allons-y pour le critère «pulsion de mort», même s’il relève lui aussi, d’une littérature d’époque, avec ses énormités fleurant parfois la jobardise intellectuelle, pour le moins risibles. </p><h3><strong>Anker pré-pédophile et Hodler «obscène» militariste?</strong></h3><p> Ainsi pouffera-t-on en lisant, dans le chapitre consacré à Albert Anker, que celui-ci, avec ses petites filles ravissantes et ses petits garçons aux joues roses, préfigurerait les lendemains pervers de la pédophilie, ou, à propos du dormeur éveillé de <em>La Nuit</em> hodlérienne, que la noire figure de la mort serait en train de sucer le gisant barbu «sous le manteau». </p><p>Michel Thévoz se demande à plusieurs reprises, en intellectuel typique de notre temps, comment un Holbein, homme à femmes notoire, peut être crédible quand il «fait» dans l’art religieux, ou comment un Charles Gleyre, socialiste en ses idées, s’y retrouve dans sa peinture de pompier au tour si «réactionnaire»? De la même façon, Il lui semble surprenant qu’Hodler, « doué d’une prodigieuse intelligence visuelle», puisse illustrer une «phraséologie spiritualiste» et célébrer de façon «obscène» les vaillants mercenaires helvétiques de <em>La Retraite de Marignan</em>. </p><p>Autant se demander pourquoi le grand Rousseau fut un gigolo de bas étage dans sa vie privée, Marx le révolutionnaire un despote familial sordide et Ibsen, chantre du féminisme, un misogyne avéré dans ses rapports amoureux! Mais là encore Thévoz est plus fin que le philistin parfait, en matière d’art, que reste un Pierre Bourdieu, notamment à propos de l’immense Ferdinand Hodler. </p><p>Rétif, en artiste indomptable, à la notion nouvelle de progrès préfigurant le futur conformisme des avant-gardes acclimatées de la seconde moitié du XXe siècle, Hodler joue avec les poncifs de l’académisme, selon Thévoz, pour les «retourner» à sa façon. 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Ainsi, dans la foulée proche d’une Aude Seigne (née en 1985) et de ses <em>Chroniques d’un Occident nomade</em>, Guillaume Gagnière trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.</p> <p>Cela commence par un <em>Soliloque du corps </em>marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, et qui subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique, entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.</p> <h3><strong>Le cycle bouddhiste du pèlerinage, avec un grain de sel…</strong></h3> <p>Sans la candeur plus ou moins naïve, voire parfois jobarde, des routards des années 60-70 découvrant les spiritualités orientales, le pèlerin Guillaume, après s’être efforcé de ne penser à rien dans un centre de méditation thaïlandais proche de Chiang Mai (épisode comique finissant par « ça me gratte, qu’est-ce que c’est… un moustique, merde, concentre-toi, NE PENSEPAS! 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Rien pour autant de platement imitatif dans le récit du trentenaire, dont la poésie et la plasticité ont leur propre fraîcheur. Comme Bashô et Bouvier dans leur voyages respectifs, il multiplie ainsi les brèves notations, mais dans son langage à lui: «C’est alors qu’apparaissent les nuages, de larges masses d’un jaune de mégot froid», ou ceci: «Le soir, plat de curry en solitaire sous la Grande Ourse, les étoiles scintillent dans la casserole»…</p> <p>Parvenant au dernier des 88 temples, enfin, c’est avec un éclat de rire final qu’il fait ce constat: «Deux mois d’efforts sur plus de mille kilomètres, et à l’arrivée, un sommet baignant dans une épaisse purée de pois», ajoutant en sage mal rasé et puant sûrement le bouc: «Serait-ce un peu ça, le but: s’effacer à tel point que la notion de mort en devient naturelle». Et pour dépasser toute morosité nihiliste: «Finalement c’est peut-être ça, le «secret»: des montées, des descentes, des remontées et tout en haut, un grand calme: l’ataraxie. J’avais presque oublié à quel point cela pouvait être simple et beau, d’être en vie»…</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1591882458_unknown5.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="250" height="361" /></p> <h4><strong>Guillaume Gagnière, <em>Les Toupies d’Indigo Street</em>, Editions d’autre part, 2020. 110p.</strong></h4> <p> </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'du-bonheur-d-etre-bien-vivant-sur-le-chemin-de-n-importe-ou', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 590, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2406, 'homepage_order' => (int) 2646, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 94, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2378, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'La chronique de JLK', 'title' => 'Les passions de Gemma Salem faisaient la pige à la mort ', 'subtitle' => 'Décédée à Vienne le 20 mai dernier, l’auteure du Roman de Monsieur Bulgakov et de quatre livres évoquant (superbement) la figure de Thomas Bernhard, entre autres autofictions et pièces de théâtre, était le contraire d’un bas-bleu. 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Les écrits de Gemma Salem sont autant de défis à toutes les détresses, des écrits comme qui dirait «pour la vie», donc des écrits qui chialent comme vous et qui rient pour tous - des écrits comme dictés par la vie et qui survivront parce qu’ils sont plus que de simples «récits de vie»; des écrits qui ne sont pas que de plates copies de la vie mais qui ajoutent à celle-ci la valeur ajoutée de ce qu’on appelle l’Art avec une grande aile, ou la Littérature à crâne majuscule, ou la Poésie mais sans chichis - et surtout musique à l’appui: la poésie de Schubert qui écrivait spécialement pour cette cinglée de Gemma - croyait-elle dur comme fer -, la poésie de Beethoven et son grand mouvement de rumba, la poésie de ce cœur de chien de Boulgakov, la folle poésie décavée de Jean Rhys en ses propres Tropiques passionnels, la poésie martelante et martelée de TB alias Thomas Bernhard à jamais inatteignable et bien avant qu’il l’eut précédée par delà les eaux sombres. Thomas Bernhard mort? Et quoi encore!</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590690767_100073417_10223531313497816_3498760490526441472_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " /></p> <h3><strong>Au commencent était l’Artiste</strong></h3> <p>Gemma, qui n’était pas encore Gemma Salem l’écrivain (jamais je n’arriverai à la dire «écrivaine» ou «autrice»), m’est apparue à la toute fin d’une soirée dans un caveau lausannois enfumé qui symbolisait alors la bohème locale, à l’enseigne des Faux-Nez, et tout aussitôt j’ai pensé: Princesse persane, Reine sarrasine, Shéhérazade à Gauloises bleues - et c’était parti pour un bout de comédie avec l’Actrice, vu qu’à l’époque Gemma Salem se croyait faite pour le théâtre.</p> <p>Or notre première engueulade, avec Gemma championne du genre, remonte à cet instant où elle a senti, sans que je ne lui dise rien, que je ne croyais pas qu’elle fût le moins du monde actrice, convaincu qu’elle était trop elle-même pour incarner jamais un autre personnage sur une scène, et du coup elle m’en voulut à mort de le penser sans le dire vu qu’elle-même le sentait sans oser le reconnaître; et je ne fus guère surpris de la retrouver, plus tard, dans un autre rôle où elle pouvait incarner tous les personnages qui lui chantaient à sa guise, rien qu’avec une plume et du sang vif (du sang bleu s’il vous plaît) pour l’exprimer.</p> <p>Cependant l’essentiel demeurait: Gemma Salem l’écrivain avait remplacé l’actrice au pied levé et l’Artiste demeurait. Pas étonnant d’ailleurs que <em>L’Artiste</em> (La Table ronde, 1991 - prix Schiller) soit le titre d’un de ses livres. Mais plus que surprenant, réellement stupéfiante: l’immédiate puissance de l’écrivain, brassant une vie entière à pleines mains et en tirant un premier roman dense et vibrant d’émotion, formidablement vivant.</p> <h3><strong>Des passions vécues et sublimées par l’écriture</strong></h3> <p>L’histoire du <em>Roman de Monsieur Boulgakov (L’Âge d’Homme, 1982) </em>est celle d’une passion «incendiaire» autant qu’imaginaire. Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le <em>specimen </em>masculin de ses rêves: un écrivain russe fascinant mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre, donc, de type occulte…<br />La comédienne s’appelle Gemma Salem. L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du <em>Maître et Marguerite</em>, des <em>Oeufs fatidiques, </em>du <em>Roman théâtral </em>et de <em>Cœur de chie</em>n, mais aussi des <em>Récits d’un jeune médecin </em>qui l’apparentent à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.</p> <p>Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de <em>Diablerie</em>- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.<br />Plus précisément, Gemma Salem, dans <em>Le Roman de Monsieur Bulgakov, </em>reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang, fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.</p> <p>C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance, et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.<br />Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolution à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée <em>Les Journées des Tourbine</em>!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.</p> <p>De ce dernier, <em>Le Roman de Monsieur Boulgakov </em>nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. Or, d’une certaine manière, et ce sera vrai de tous ses livres, l’écrivain brosse son propre portrait en travaillant à celui de son modèle.<br />J’ai parlé de mimétisme à propos de la relation de Gemma Salem avec Boulgakov, dont le sort de David poétique en butte à l’écrasant Goliath soviétique ne pouvait qu’émouvoir la jeune femme blessée par la vie et en bisbille déclarée avec les pesanteurs de la famille et de la société, et c’est le même type de rapport - maintes fois décrit par un René Girard dans ses analyses de la passion mimétique -, qu’elle établira avec Thomas Bernhard, jusqu’à une identification redoutable du fait que l’imprécateur autrichien restait, lui, bien vivant…</p> <h3><strong>Que l’acte artistique relève de la conversion</strong></h3> <p>Tous les livres de Gemma Salem, jusqu’aux plus agressifs ou acides, comme <em>Mes amis et autres ennemis </em>(Zulma, 1995) ou <em>La Rumba de Beethoven </em>(Pierre-Guillaume de Roux, 2019) sont des histoires d’amour relevant de l’exorcisme et qui disent à la fois les beautés de la vie (les enfants et les animaux, la musique et les sentiments délicats) et le mal de vivre, l’exécration du mensonge sentimental ou «romantique», le mépris qu’elle partageait avec Thomas Bernhard de tous les simulacres sociaux ou culturels qu’elle pointe notamment dans ses tableaux au vitriol d’une certaine Suisse hypocritement convenable, notamment dans <em>Les exilés de Khorramshahr </em>(La Table ronde, 1986) et dans <em>Bétulia </em>(Flammarion, 1987), où la rage tonique de sa deuxième flamme littéraire se fait déjà sentir, qui se développera plus librement dans sa fameuse <em>Lettre à l’hermite autrichien </em>(La Table ronde, 1989), relancée dans <em>Thomas Bernhard et les siens </em>(La Table ronde 1993) et jusque dans son dernier livre, sur le ton plus apaisé d’un bilan existentiel très émouvant où elle «prend sur elle», comme on dit, en se reprochant son terrifiant amour propre…</p> <p>Il y a, de fait, chez Gemma Salem, comme chez le grand emmerdeur autrichien, un personnage à la fois solaire et son double farouchement ombrageux, pas loin des possédé(e)s de Dostoïevski, qui se rend parfois la vie aussi impossible qu’à son entourage, mais que l’Art, une fois encore, délivre - cela même qu’entend René Girard une fois encore, dans <em>Mensonge romantique et vérité romanesque</em>.</p> <p>La figure de Thomas Bernhard, assis sur un banc les mains aux poche, l’air de nous dire qu’il n’en a rien à fiche, trône sur la couverture d’<em>Où sont ceux que ton cœur aime </em>(Arléa, 2019), mais TB n’est qu’un truchement: le médiateur par excellence que Gemma n’a jamais pu enlacer «pour de vrai», une figure de la pureté dans un monde avachi par le kitsch, un contempteur de toutes les illusions à bon marché mais qui nous fait un clin d’œil amical comme Gemma, fumant son dernier pétard sur sa tombe, nous en vrille un plein d’amour…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590611352_100086091_10223508363404078_2347364566893068288_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="257" /></p> <h4><em>Où sont ceux que ton coeur aime, </em>Gemma Salem. 88 pages. 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De fait, l’historien américain combine tous les apports de l’histoire de l’art et de la connaissance scientifique accumulés à travers les siècles par ses prédécesseurs, autant que ceux des techniques actuelles en matière de recherche, pour aboutir à un récit fluide et chatoyant, riche de détails autant que de synthèses, avec une touche tout à fait personnelle et un allant communicatif.</p> <p>Mais alors quoi de commun avec Rose de Pinsec et l’enquêteur «mentaliste» de la fameuse série? J’y viens!</p> <h3><strong>Quand Rose de Pinsec disait de la télé: «Pas besoin!»</strong></h3> <p>La télévision - fenêtre sur le monde ou fabrique d’abrutis -, comme l’ordinateur - merveilleux instrument de connaissance et de communication ou puits sans fond de l’imbécillité -, ne seront jamais que ce que chacune et chacun en fait, comme il en va de notre «gestion» du confinement.</p> <p>Avant l’apparition de l’ordinateur et du smartphone dans nos vies, en 1977, Rose Monnet, solide paysanne de Pinsec répondait au réalisateur de la télévision romande Jacques Thévoz qui lui demandait, dans un reportage documentaire mémorable, si elle envisageait elle-même d’installer un jour la télévision dans son modeste mayen, d’un vigoureux et spontané «Pas besoin!»<strong>, </strong> réaction qui pourrait être interprétée comme l’expression d’une mentalité bornée, ou au contraire pleine de sagesse: j’ai la santé et mon parchet, j’ai ma vie et c’est tout bon…</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589526010_images4.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="371" /></p> <p>Or je ne sais pourquoi ce «pas besoin!» me poursuit, moi qui ai toujours été curieux de tout, non comme un frein ni comme une résignation piteuse mais comme un rappel de notre chance d’être au monde et un signe d’humilité et de reconnaissance. Ce «pas besoin!» s’enracine dans notre culture séculaire auto-suffisante et je le retrouve, exprimé de façon plus subtilement lyrique, dans cette page de <em>L’Institut Benjamenta</em> de Robert Walser: «Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait.</p> <p>Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. 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Chacune et chacun sait que le Panopticon est ce dispositif précis, dans une prison, qui permet au gardien de voir d’un même point central tous les prisonniers soumis à sa surveillance, mais c’est sans cet aspect disciplinaire que je l’entends: comme une observation simultanée et aussi tourbillonnante que le sont les idées et les figures de certaines peintures de Leonardo, à commencer par son incroyable esquisse de <em>L’Adoration des mages</em>, magnifiqueement analysée par Issacson, et comme en témoignent les milliers de pages de ses carnets aux mêmes observations kaléidoscopiques.</p> <p>La singularité de l’enquêteur Patrick Jane, à part sa mémoire phénoménale, tient à sa façon de relier les traits physiques et moraux, les tics et les pensées, les moindres frémissements expressifs et les émotions d’un personnages, exactement de la même façon que Leonardo puise, dans sa connaissance approfondie de l’anatomie humaine, les liens entre tel muscle et tel mouvement, tel trait et telle expression, non point de façon platement mécanique ou linéaire mais avec les nuances de la lumière sur la chair et le jeu des transparences. Là aussi, Walter Isaacson excelle à distinguer la finesse sensible extrême des nuances apportées par Leonard de Vinci aux tableaux peints en collaboration avec ses divers maîtres plus conventionnels de touche, comme on le voit dans le <em>Baptême du Christ</em> travaillé conjointement par Verrocchio et son élève.</p> <h3><strong>Ce que les crises révèlent du Bien et du Mal</strong></h3> <p>Certaines situations sont particulièrement révélatrices en ce qui concerne le Mal, au sens biologique ou moral le plus large, et nous l’aurons vérifié à l’occasion de la pandémie en cours, comme Leonardo à pu l’observer après la peste de son temps qui a décimé la ville de Florence et lui fit jeter les bases d’une ville idéale hygiéniquement sécurisée quand il se transporta de Toscane à Milan, au début de sa stupéfiante carrière parallèle d’ingénieur-urbaniste-musicien-showman-artiste.</p> <p>Or l’intuition hypersensible et l’imagination déductive, mais aussi la révolte contre le Mal apparient aussi Leonard de Vinci et Patrick Jane impatient de punir le Méchant qui a tué sa femme et sa fille. Je sais bien que ça fait un peu vieux jeu de défendre le Bien contre le Mal, mais le choix n’a rien d’abstrait ou d’idéologique: question de survie, autant que de style, même si la comparaison des deux personnages relève,une fois encore, du grand écart apparemment loufoque. Cependant, le virus se fiche des partis et des appartenances de classes ou de races autant que des niveaux de culture: il est égalitaire au contraire de la médecine trop humaine, et s’il est exagéré de prétendre que le héros blondin d’une série américaine est égal par son mérite à l’un des plus grands génies de notre chère espèce, il est prouvé en période de crise que la lutte contre le Mal relève décidément de la ressemblance humaine, amen.</p> <p>Bref nous avons vaincu la peste et, en attendant, par delà d’autres défis viraux, la panacée transhumaniste que nous promettent les nouveaux prophètes de Dieu sait quelle ennuyeuse immortalité, la quarantaine nous a permis de lire de beaux livres et de voir ou revoir des tas de bons films et quelques séries qui valent peut-être les feuilletons que Rose de Pinsec lisait le soir avant de s’endormir sans somnifères - pas besoin!</p> <hr /> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589482331_unknown.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="259" height="389" />Walter Isaacson. Léonard de Vinci – La biographie. Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sophie De Clercq et Jérémie Gerlier. Quanto / Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019.</strong></h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589485311_1923857_18977019860_6515_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="258" height="206" /><strong><em>Le Mentaliste.</em></strong><strong> Série télévisée de Bruno Heller en 151 épisodes et 7 saisons (2008-2013), reprise sur Prime Video.</strong></h4> <p> </p> <p> </p> <p> </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'quand-leonard-de-vinci-luttait-contre-le-virus-du-mal', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 639, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2348, 'homepage_order' => (int) 2588, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 94, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2293, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'La chronique de JL K', 'title' => 'Voici le bon, le beau moment venu d’apprendre à parler à une pierre', 'subtitle' => 'Deux petits livres immenses signés Annie Dillard, géniale auteure américaine, nous rappellent cette évidence que la merveille du monde fut infectée de tout temps, que le Dieu parfait tolère la naissance d’enfants malformés et de massacres en son nom, enfin que nous vivons la plupart du temps aveuglés par des paupières de plomb, faute de nous éveiller comme ces gosses se levant tôt pour explorer notre terre qui, parfois, reste si jolie… ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Le moment que nous vivons est extraordinaire, mais ce n’est rien de le dire: il n’est que de le vivre et de mille façons diverses qui procèdent du même éveil et du même bond les yeux ouverts devant la merveille.</p> <p>«Merveille des merveilles sous le lilas fleuri, merveille: je m’éveille», écrivait le poète Jean-Pierre Schlunegger qui finit, désespéré, par se jeter d’un pont, non loin d’où nous vivons, pour se fracasser sur les rochers de la rivière, tout en bas.</p> <p>Or nous vivons tous ces jours sous la double instance de telle merveille et de son envers mortel, et ce n’est pas d’hier, nous l’oublions trop souvent, mais quelque temps nous voici comme au pied d’un mur et c’est le bon moment - le beau moment d’apprendre à voir le monde les yeux ouverts et d’apprendre à parler à une pierre.</p> <p>La merveille des merveilles est à la portée de chacune et chacun , et ma conviction s’en est trouvée confortée, l’autre jour, en notre quarantaine à tous, lorsque tel cher ami m’apprit au téléphone que tous les matins il conduisait son petit lascar Luca de dix ans et son compère Arthur de trois ans son aîné familier par son père argentin des colibris de la jungle de son pays, à la lisière des bois vaudois où ils s’enfoncent tout appareillés d’instruments d’observation et autres chasses subtiles - toute la journée rien qu’à eux, fous de ferveur curieuse et de joyeuse adulation des multiples espèces de végétaux ou d’animaux divers tels les castors d’un soir passé - en somme prédisposés à apprendre un jour a parler aux pierres à l’imitation de ce jeune Américain dans la trentaine exercant, dans sa cabane perdue en pleine nature, le rituel censé faire parler une «pierre à souhaits»…</p> <h3><strong>En osmose intime avec le cosmos</strong></h3> <p>Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. Certains livres ouvrent des fenêtres et d'autres explorent les multiples recoins qu'il y a dans la maison. Certains livres ne font que passer et d'autres vont rester. Certains livres ne sont que des aspects de la vie et d'autres en font la somme; et c'est un peu tout ça que je ressens en revenant sans cesse aux récits et aux réflexions, aux observations et aux intuitions émaillant l’œuvre incomparable d’Annie Dillard, à commencer par les deux recueils de fragments que représentent <em>Au présent</em> et <em>Apprendre à parler à une pierre.</em></p> <p>On est là dans la maison du monde en parcourant ce livre à la fois très physique et vertigineusement métaphysique, hyperréaliste et non moins réellement habité par l'Esprit qui s'intitule <em>Au présent</em> et conjugue les pires effrois et les plus hauts émois du cœur et de l’âme.</p> <p>Le théâtre actuel de la pandémie, avec ses milliards d’histoires individuelles bouleversantes ou affligeantes de médiocrité, ses rages et ses courages, ses bontés discrètes et ses vilenies étalées, n’est guère différent des univers explorés par Annie Dillard dans les archives illustrées des «troupes humaines» victimes des pires monstruosités congénitale (nains à têtes d’oiseaux ou nourrissons sirénomèles, entre autres produits de la fantaisie «divine» salués par autant d’hymnes par les diverses traditions religieuses) ou sur le terrain de nos contemporains chinois ou palestiniens, sur les traces du paléontologue Teilhard de Chardin aux rêveries mystiques ou le long des fossés à ciel ouvert révélant une armée de combattants chinois de terre cuite enterrés comme le furent, encore vivants, tant de sujets d’un certain empereur Qin adulé par son descendant Mao… </p> <p>Annie Dillard est ce qu’on pourrait dire une pure poétesse de la pensée dont le génie - sans le moindre des chichis de ce que j’appelle la «poésie poétique», souvent obscure et prétentieuse, ou bavarde comme les pies des réseaux sociaux -, procède par fulgurants rapprochements, parlant aussi bien de la stupéfaction qu’elle éprouve à la rencontre inopinée d’une fouine au coin d’un fourré ou à la vision de ce vieux lecteur du Coran assis contre le pilier d’une mosquée de Jérusalem filant discrètement des bonbons en papillotes aux gamins pieds nus, des prodiges émaillant les vies de saints hassidim ou d’un chevreuil piégé se débattant dans la jungle amazonienne, de la formation des déserts et des nuages ou de la naissance de tel enfant à longue queue et fentes brachiales au cou semblables à celle du requin qui nous incite à penser que «si l’homme devait appréhender pleinement la condition humaine il deviendrait fou». Et les énumérations d’aligner leurs chiffres avérés, et le rappel d’innombrables faits remarquables ou affolants (140.000 noyés ce jour-là au Bengladesh, etc.) d’alterner avec les statistiques même pas bonnes à soutirer des larmes aux pierres…</p> <p>De son propre aveu, l’auteure d’<em>Une enfance américaine</em>, de <em>Pèlerinage à Tinter Creek</em> - dont la verve naturaliste évoque si fort le «philosophe dans le bois» Henry Thoreau -, ou encore de la stupéfiante chronique de la conquête de la côte pacifique nord-ouest des States par les puritains amis ou ennemis des Indiens, intitulée <em>Les vivants </em>- fut une enfant si étonnamment étonnée et étonnante que sa propre mère se demandait ce qu’on pourrait jamais en faire dans ce monde...</p> <p>Et que faire des livres d’Annie Dillard, honneur littéraire d’une nation dont le Président est la honte; que faire de cette bonne fée dans un monde dont le personnage supposé le plus puissant présente tous les traits d’un mufle inculte, terrifiante incarnation d’un empire du vide et du faux?</p> <p>Simplement cela: les ouvrir et leur permettre de nous éveiller. </p> <p>Merveille des merveilles, les enfants: il vous reste un monde à explorer, il vous incombe d’apprendre à chanter aux pierres…</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1588255173_anniedillard.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="219" height="373" /></h4> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1588255241_christianbourgois.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="218" height="362" /></strong></h4> <h4><strong>Annie Dillard <em>Au présent</em>. Traduit de l’anglais par Sabine Porte.</strong></h4> <h4><strong>Christian Bourgois, 219p, 2001; <em>Apprendre à parler à une pierre</em>. 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1 Commentaire
@Gaspo 14.07.2018 | 10h59
«Un peu de pitié pour le lecteur ne nuirait pas à la clarté du propos.
Du verbe, du verbe... et beaucoup de vent...
Thierry.»