Chronique / Etienne Barilier a signé un roman des plus importants
© 2018 Bon pour la tête / Matthias Rihs
«Dans Khartoum assiégée», cinquante-troisième livre d’Etienne Barilier, constitue sans doute le chef-d’œuvre de l’écrivain à ce jour. Bien plus qu’un «roman historique» ou le «portrait d’un héros», cet ouvrage polyphonique brasse les questions cruciales liées à l’affrontement des empires, des cultures, des croyances et des destinées personnelles, à la source de l’État islamique. Incarné par une frise de personnages admirablement individualisés, ce roman captivant est porté par un souffle puissant et modulé par une écriture vivante et vibrante, d’une profonde poésie. Pas un roman de cette envergure n’a été publié en Suisse depuis C.F. Ramuz et Max Frisch, et quel équivalent en France actuelle? Présentation et entretien exclusif.
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Une métaphore astronomique marque d’ailleurs l’ouverture du roman sous la forme d’une comète dont l’apparition sera interprétée fort différemment (!) par les uns et les autres, présage de victoire ou de déroute; et c’est bien de la multiplication des points de vue que se nourrit ce roman combinant la vue générale (de Sirius, sinon de la comète) et l’immersion nous faisant croire que nous sommes, nous lecteurs, plongés dans le maelström humain de cette ville dont la topologie se construit comme «autour» de nous… </p><p>Friedrich Dürrenmatt – que Barilier a beaucoup traduit, soit dit en passant, et auquel il fait un clin d’œil en inventant le couple de serviteurs nubiens Hamza & Hamza employés par l’infâme Veyssieux – disait écrire entre le cendrier et l’étoile, et de même pourrait-on dire que Barilier écrit entre le cognac, qu’il fait boire à Gordon de manière compulsive, et le cosmos où son personnage lit son propre avenir «éternel» entre deux méditations empruntées au cardinal Newman, mystique et poète. </p><h3><strong>Un saut «quantique» de l’essai au roman... </strong></h3><p>Dans l’essai percutant intitulé <em>Vertige de la force</em>, paru en 2016, Etienne Barilier a déjà montré sa parfaite connaissance du «sujet islam» en abordant, avec une largeur de vues d’humaniste, la question de la violence par «devoir sacré» englobant celle des croisés chrétiens, de l’Inquisition espagnole ou du djihadisme actuel. </p><p><em>Dans Khartoum assiégée</em> nous fait cependant passer de l’essai au roman filtrant tous les aspects de la réalité, laquelle est captée, dans sa profusion, par le détail. Comme on se rappelle l’épisode, dans Tintin, du sparadrap collé au nez ou au talon du capitaine Haddock, le roman de Barilier grave en notre mémoire une profusion de détails significatifs. </p><p>«Laissez venir l’immensité des choses», disait Ramuz, et c’est, pour ne prendre que ces exemples, le recours compulsif de Gordon l’ascète à sa bouteille de Cognac, ou le télescope avec lequel, juché sur le toit de son palais comme un veilleur à la Garcia Marquez, il surveille la progression des troupes du Mahdi par-delà les eaux du fleuve. Du détail à l’ensemble, le romancier se fait ingénieur, stratège au fait de la pose des mines et du consolidement des fortifications, peintre orientalisant (une scène fameuse de danse du ventre où l’archéologue se fait plumer par ceux qui sont supposés le guider), érudit ou théologien (Barilier est fils de pasteur comme Dürrenmatt), historien ou sondeur d’abysses métaphysiques… </p><p>Si tous les personnages de ce roman ont raison, c’est que le romancier est allé partout à leur rencontre et à leur écoute. Aucun détour, aucune digression, aucune invention romanesque n’y sont gratuits. Tout sonne juste parce que tout est vrai. On devine l’énorme documentation accumulée par l’auteur pour aboutir à cette prodigieuse masse d’informations filtrées, dont le poids ne se fait jamais sentir, alors que la tension et l’émotion montent quand le siège impose la famine après force trahisons et fuites <em>in extremis</em>, jusqu’au grand massacre final. </p><p>Or une sorte de basse continue traverse tout le roman, qu’on pourrait dire la conscience lucide du tragique de la condition humaine, vécue par Gordon comme une inguérissable douleur d’enfance et une mort annoncée et finalement assumée «pour l’honneur» non sans augmenter l’horreur imposée aux autres, présente aussi chez l’athée Darrel et muettement subie par la religieuse Matilda qui se défénestre pour échapper à la meute des violeurs – et dans la mêlée ce sera Gordon décapité, des dizaines de milliers d’innocents à ajouter aux «dommages collatéraux» des causes diverses, le Mahdi mort peu après du typhus mais son sang roulant dans les veines de ses descendants revenus au pouvoir, bénis en 1990 par un certain Ben Laden, et sus aux impies! </p><p>L’incomparable penseur-lecteur que fut René Girard a décrit, dans <em>Mensonge romantique et verité romanesque,</em> le processus qui, dans la création littéraire, tend à une façon de purification spirituelle, et c’est cette élévation que nous vivons, précisément, par delà la montée aux extrêmes des dernier chapitres de ce roman, où la tragédie historico-politique se trouve à la fois dite dans le moindre détail, jusqu’à l’atroce, et comme sublimée par le chant du poète.</p><p></p><hr><p></p><h2><br>Entretien avec Etienne Barilier</h2><img class="img-responsive img-float-left " src="https://bonpourlatete.comhttps://media.bonpourlatete.com/default/w600/1534343719_2543818024.3.jpeg"><h2><strong><br></strong></h2><p><strong>Comment êtes-vous arrivé à Khartoum?</strong> </p><p>Je ne parviens pas à retrouver quand j’ai entendu parler pour la première fois du général Gordon. Mais dès que ce fut le cas, et dès que j’ai su que cet homme avait tenu un journal pendant le siège de la ville qu’il voulut défendre contre le Mahdi (journal dont hélas les derniers cahiers ont été détruits quand la ville fut prise), sa personne et son drame, comme le drame collectif dont il fut un des acteurs, m’ont fasciné. Le reste a suivi. </p><p><strong>De quel matériau documentaire vous êtes-vous servi? </strong></p><p>Nous avons la chance de posséder sur Gordon et sur le mahdisme nombre de témoignages de première main. Slatin a écrit sur sa captivité, ainsi que d’autres prisonniers du Mahdi, dont le père Ohrwalder. De Gordon lui-même, outre son journal, nous avons divers textes, dont des lettres à sa sœur ou des <em>Reflections in Palestine</em>. Sur Gordon, il existe moult ouvrages en anglais, et même en français. Gordon est un des Victoriens éminents dont Lytton Strachey fait le portrait au vitriol, mais sans parvenir à cacher tout à fait l’admiration que cet étrange personnage lui inspire. </p><p><strong>Y a-t-il un document (le journal de Gordon ?) qui vous ait servi plus que d’autres? </strong></p><p>Tout ce qui pouvait faire vivre et revivre ces événements et ces lieux m’a nourri. Même si, bien sûr, je n’ai jamais perdu de vue le journal de Gordon, où transparaît ce mélange d’idéalisme intransigeant et de pragmatisme ironique, de foi naïve et d’intelligence aiguë, qui en font un personnage si intensément attachant. </p><p><strong>Le roman découle-t-il d’un plan préétabli précis, ou s’est il construit «au fur et à mesure»? Comment avez-vous « construit » la ville de Khartoum? </strong></p><p>Comme lorsque j’écrivais <em>Le Dixième ciel</em>, je me suis établi une chronologie, la plus détaillée possible, qui énumère, sur deux colonnes parallèles, les événements de la vie de Gordon et ceux du monde qui l’entoure. Mais comme pour le <em>Dixième ciel</em>, si ce tableau m’a aidé à rester fidèle aux événements historiques, il ne m’a pas pour autant servi de plan. Quand bien même ce n’est pas moi qui choisissais les événements, j’ai écrit ce roman comme tous les autres, «au fur et à mesure». Les personnages ont évolué selon leur loi propre – j’allais dire, même si c’est paradoxal: y compris les personnages dont tous les faits et gestes sont connus par l’histoire; les profondeurs d’un être humain, fût-il «historique», restent toujours un mystère, dont le roman, peut-être, parvient à s’approcher parfois, parce que l’humanité, après tout, nous est commune à tous. Quant à la ville de Khartoum, ce fut aussi un personnage, bien sûr, dont les traits m’ont été fournis par mes lectures, mais que je devais et voulais aussi faire revivre par l’imagination – l’imagination, cette «reine des facultés», n’étant rien d’autre que la vive intuition du réel. </p><p><strong>Comment les personnages de semi-fiction et de fiction vous sont-ils apparus dans la foulée des figures historiques? </strong></p><p><strong></strong>Précisément, il est un lieu, le roman, où réel et fiction cessent d’être perçus contradictoirement! Veyssieux et Darrel sont des semi-fictions, au sens je me suis inspiré, pour l’un, d’un personnage exploiteur, violeur et tueur, qui a bien existé mais dont on sait relativement peu de chose. Et pour l’autre, j’ai pris pour modèles à la fois Paschal Grousset, ancien communard, connaisseur de l’Afrique, auteur de romans à la Jules Verne et… traducteur de Gordon, et Olivier Pain, autre ancien communard qui, lui, a carrément rejoint les troupes du Mahdi avant d’y mourir misérablement, de maladie et d’épuisement. Ainsi, je savais que je n’«exagérais» pas en mettant face à face un ex-communard et Gordon! Pour sœur Matilda ou Marie, qui n’ont pas de «modèle» direct dans ce qu’il est convenu d’appeler la réalité, ma lecture de témoignages poignants sur des religieuses prisonnières m’a donné une idée de leur courage et de leurs souffrances. Mais je le répète, dans un roman, il n’y a plus de personnages «réels» et de personnages «inventés», il n’y a que des êtres humains. </p><p><strong>Pourriez-vous situer le roman par rapport à <em>Vertige de la force</em> ? Ou plus précisément : qu’apporte le roman, selon vous, de plus (ou d’autre) que l’essai? </strong></p><p>Lorsque j’écris un essai, je parle à la première personne et je dis mes convictions. Lorsque j’écris un roman, je laisse parler mes personnages. Un romancier ne juge personne, il habite ou du moins tente d’habiter la vérité de tous. En particulier, dans un chapitre du début du livre, lorsque la parole est donnée aux croyants musulmans, partisans du Mahdi, j’écoute leur voix plutôt que je ne les fais parler. Je pourrais dire aussi que je suis mes personnages, au double sens du verbe suivre et du verbe être. Bien sûr, le roman est aussi une mise en œuvre des paroles des personnages, la tentative de faire de toutes ces voix une symphonie. L’écrivain-compositeur met peut-être en valeur, fût-ce sans le vouloir, telle voix plutôt que telle autre, et je ne dis pas qu’on ne puisse reconnaître, dans Khartoum, les convictions de son auteur. Néanmoins, ce ne sont pas elles qui comptent d’abord. Ce qui compte, c’est de faire vivre un monde, et de l’offrir à la liberté des lecteurs. Et la fiction a cet avantage sur l’ouvrage d’histoire, que tout en ordonnant le réel, elle ne le fige pas dans une interprétation. Je ne dis pas qu’elle ne travaille pas à rendre le monde intelligible; l’œuvre du romancier, qui est œuvre d’intuition, de sensibilité, de passion, est aussi œuvre d’intelligence. Mais c’est l’intelligence du mystère humain, qui demeure mystère.</p><p></p><hr><p></p> <p><img class="img-responsive img-center " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w300/1534343924_38789164_1850348668427177_3022949539435773952_n.jpg"><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;"></span></p><p style="text-align: center;"><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;">Etienne Barilier. </span><em style="color: inherit; font-size: 1.4rem;">Dans Khartoum assiégée</em><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;">. Phébus, 476p. Paris, 2018</span></p><p style="text-align: center;"><font face="GT America Standard Regular"><span style="font-size: 14px;"><br></span></font><img class="img-responsive img-center " src="https://bonpourlatete.comhttps://media.bonpourlatete.com/default/w300/1534344011_1102169_f.jpg.gif"><em style="color: inherit; font-size: 1.4rem;">Vertige de la force</em><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;">. 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Une métaphore astronomique marque d’ailleurs l’ouverture du roman sous la forme d’une comète dont l’apparition sera interprétée fort différemment (!) par les uns et les autres, présage de victoire ou de déroute; et c’est bien de la multiplication des points de vue que se nourrit ce roman combinant la vue générale (de Sirius, sinon de la comète) et l’immersion nous faisant croire que nous sommes, nous lecteurs, plongés dans le maelström humain de cette ville dont la topologie se construit comme «autour» de nous… </p><p>Friedrich Dürrenmatt – que Barilier a beaucoup traduit, soit dit en passant, et auquel il fait un clin d’œil en inventant le couple de serviteurs nubiens Hamza & Hamza employés par l’infâme Veyssieux – disait écrire entre le cendrier et l’étoile, et de même pourrait-on dire que Barilier écrit entre le cognac, qu’il fait boire à Gordon de manière compulsive, et le cosmos où son personnage lit son propre avenir «éternel» entre deux méditations empruntées au cardinal Newman, mystique et poète. </p><h3><strong>Un saut «quantique» de l’essai au roman... </strong></h3><p>Dans l’essai percutant intitulé <em>Vertige de la force</em>, paru en 2016, Etienne Barilier a déjà montré sa parfaite connaissance du «sujet islam» en abordant, avec une largeur de vues d’humaniste, la question de la violence par «devoir sacré» englobant celle des croisés chrétiens, de l’Inquisition espagnole ou du djihadisme actuel. </p><p><em>Dans Khartoum assiégée</em> nous fait cependant passer de l’essai au roman filtrant tous les aspects de la réalité, laquelle est captée, dans sa profusion, par le détail. Comme on se rappelle l’épisode, dans Tintin, du sparadrap collé au nez ou au talon du capitaine Haddock, le roman de Barilier grave en notre mémoire une profusion de détails significatifs. </p><p>«Laissez venir l’immensité des choses», disait Ramuz, et c’est, pour ne prendre que ces exemples, le recours compulsif de Gordon l’ascète à sa bouteille de Cognac, ou le télescope avec lequel, juché sur le toit de son palais comme un veilleur à la Garcia Marquez, il surveille la progression des troupes du Mahdi par-delà les eaux du fleuve. Du détail à l’ensemble, le romancier se fait ingénieur, stratège au fait de la pose des mines et du consolidement des fortifications, peintre orientalisant (une scène fameuse de danse du ventre où l’archéologue se fait plumer par ceux qui sont supposés le guider), érudit ou théologien (Barilier est fils de pasteur comme Dürrenmatt), historien ou sondeur d’abysses métaphysiques… </p><p>Si tous les personnages de ce roman ont raison, c’est que le romancier est allé partout à leur rencontre et à leur écoute. Aucun détour, aucune digression, aucune invention romanesque n’y sont gratuits. Tout sonne juste parce que tout est vrai. On devine l’énorme documentation accumulée par l’auteur pour aboutir à cette prodigieuse masse d’informations filtrées, dont le poids ne se fait jamais sentir, alors que la tension et l’émotion montent quand le siège impose la famine après force trahisons et fuites <em>in extremis</em>, jusqu’au grand massacre final. </p><p>Or une sorte de basse continue traverse tout le roman, qu’on pourrait dire la conscience lucide du tragique de la condition humaine, vécue par Gordon comme une inguérissable douleur d’enfance et une mort annoncée et finalement assumée «pour l’honneur» non sans augmenter l’horreur imposée aux autres, présente aussi chez l’athée Darrel et muettement subie par la religieuse Matilda qui se défénestre pour échapper à la meute des violeurs – et dans la mêlée ce sera Gordon décapité, des dizaines de milliers d’innocents à ajouter aux «dommages collatéraux» des causes diverses, le Mahdi mort peu après du typhus mais son sang roulant dans les veines de ses descendants revenus au pouvoir, bénis en 1990 par un certain Ben Laden, et sus aux impies! </p><p>L’incomparable penseur-lecteur que fut René Girard a décrit, dans <em>Mensonge romantique et verité romanesque,</em> le processus qui, dans la création littéraire, tend à une façon de purification spirituelle, et c’est cette élévation que nous vivons, précisément, par delà la montée aux extrêmes des dernier chapitres de ce roman, où la tragédie historico-politique se trouve à la fois dite dans le moindre détail, jusqu’à l’atroce, et comme sublimée par le chant du poète.</p><p></p><hr><p></p><h2><br>Entretien avec Etienne Barilier</h2><img class="img-responsive img-float-left " src="https://bonpourlatete.comhttps://media.bonpourlatete.com/default/w600/1534343719_2543818024.3.jpeg"><h2><strong><br></strong></h2><p><strong>Comment êtes-vous arrivé à Khartoum?</strong> </p><p>Je ne parviens pas à retrouver quand j’ai entendu parler pour la première fois du général Gordon. Mais dès que ce fut le cas, et dès que j’ai su que cet homme avait tenu un journal pendant le siège de la ville qu’il voulut défendre contre le Mahdi (journal dont hélas les derniers cahiers ont été détruits quand la ville fut prise), sa personne et son drame, comme le drame collectif dont il fut un des acteurs, m’ont fasciné. Le reste a suivi. </p><p><strong>De quel matériau documentaire vous êtes-vous servi? </strong></p><p>Nous avons la chance de posséder sur Gordon et sur le mahdisme nombre de témoignages de première main. Slatin a écrit sur sa captivité, ainsi que d’autres prisonniers du Mahdi, dont le père Ohrwalder. De Gordon lui-même, outre son journal, nous avons divers textes, dont des lettres à sa sœur ou des <em>Reflections in Palestine</em>. Sur Gordon, il existe moult ouvrages en anglais, et même en français. Gordon est un des Victoriens éminents dont Lytton Strachey fait le portrait au vitriol, mais sans parvenir à cacher tout à fait l’admiration que cet étrange personnage lui inspire. </p><p><strong>Y a-t-il un document (le journal de Gordon ?) qui vous ait servi plus que d’autres? </strong></p><p>Tout ce qui pouvait faire vivre et revivre ces événements et ces lieux m’a nourri. Même si, bien sûr, je n’ai jamais perdu de vue le journal de Gordon, où transparaît ce mélange d’idéalisme intransigeant et de pragmatisme ironique, de foi naïve et d’intelligence aiguë, qui en font un personnage si intensément attachant. </p><p><strong>Le roman découle-t-il d’un plan préétabli précis, ou s’est il construit «au fur et à mesure»? Comment avez-vous « construit » la ville de Khartoum? </strong></p><p>Comme lorsque j’écrivais <em>Le Dixième ciel</em>, je me suis établi une chronologie, la plus détaillée possible, qui énumère, sur deux colonnes parallèles, les événements de la vie de Gordon et ceux du monde qui l’entoure. Mais comme pour le <em>Dixième ciel</em>, si ce tableau m’a aidé à rester fidèle aux événements historiques, il ne m’a pas pour autant servi de plan. Quand bien même ce n’est pas moi qui choisissais les événements, j’ai écrit ce roman comme tous les autres, «au fur et à mesure». Les personnages ont évolué selon leur loi propre – j’allais dire, même si c’est paradoxal: y compris les personnages dont tous les faits et gestes sont connus par l’histoire; les profondeurs d’un être humain, fût-il «historique», restent toujours un mystère, dont le roman, peut-être, parvient à s’approcher parfois, parce que l’humanité, après tout, nous est commune à tous. Quant à la ville de Khartoum, ce fut aussi un personnage, bien sûr, dont les traits m’ont été fournis par mes lectures, mais que je devais et voulais aussi faire revivre par l’imagination – l’imagination, cette «reine des facultés», n’étant rien d’autre que la vive intuition du réel. </p><p><strong>Comment les personnages de semi-fiction et de fiction vous sont-ils apparus dans la foulée des figures historiques? </strong></p><p><strong></strong>Précisément, il est un lieu, le roman, où réel et fiction cessent d’être perçus contradictoirement! Veyssieux et Darrel sont des semi-fictions, au sens je me suis inspiré, pour l’un, d’un personnage exploiteur, violeur et tueur, qui a bien existé mais dont on sait relativement peu de chose. Et pour l’autre, j’ai pris pour modèles à la fois Paschal Grousset, ancien communard, connaisseur de l’Afrique, auteur de romans à la Jules Verne et… traducteur de Gordon, et Olivier Pain, autre ancien communard qui, lui, a carrément rejoint les troupes du Mahdi avant d’y mourir misérablement, de maladie et d’épuisement. Ainsi, je savais que je n’«exagérais» pas en mettant face à face un ex-communard et Gordon! Pour sœur Matilda ou Marie, qui n’ont pas de «modèle» direct dans ce qu’il est convenu d’appeler la réalité, ma lecture de témoignages poignants sur des religieuses prisonnières m’a donné une idée de leur courage et de leurs souffrances. Mais je le répète, dans un roman, il n’y a plus de personnages «réels» et de personnages «inventés», il n’y a que des êtres humains. </p><p><strong>Pourriez-vous situer le roman par rapport à <em>Vertige de la force</em> ? Ou plus précisément : qu’apporte le roman, selon vous, de plus (ou d’autre) que l’essai? </strong></p><p>Lorsque j’écris un essai, je parle à la première personne et je dis mes convictions. Lorsque j’écris un roman, je laisse parler mes personnages. Un romancier ne juge personne, il habite ou du moins tente d’habiter la vérité de tous. En particulier, dans un chapitre du début du livre, lorsque la parole est donnée aux croyants musulmans, partisans du Mahdi, j’écoute leur voix plutôt que je ne les fais parler. Je pourrais dire aussi que je suis mes personnages, au double sens du verbe suivre et du verbe être. Bien sûr, le roman est aussi une mise en œuvre des paroles des personnages, la tentative de faire de toutes ces voix une symphonie. L’écrivain-compositeur met peut-être en valeur, fût-ce sans le vouloir, telle voix plutôt que telle autre, et je ne dis pas qu’on ne puisse reconnaître, dans Khartoum, les convictions de son auteur. Néanmoins, ce ne sont pas elles qui comptent d’abord. Ce qui compte, c’est de faire vivre un monde, et de l’offrir à la liberté des lecteurs. Et la fiction a cet avantage sur l’ouvrage d’histoire, que tout en ordonnant le réel, elle ne le fige pas dans une interprétation. Je ne dis pas qu’elle ne travaille pas à rendre le monde intelligible; l’œuvre du romancier, qui est œuvre d’intuition, de sensibilité, de passion, est aussi œuvre d’intelligence. Mais c’est l’intelligence du mystère humain, qui demeure mystère.</p><p></p><hr><p></p> <p><img class="img-responsive img-center " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w300/1534343924_38789164_1850348668427177_3022949539435773952_n.jpg"><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;"></span></p><p style="text-align: center;"><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;">Etienne Barilier. </span><em style="color: inherit; font-size: 1.4rem;">Dans Khartoum assiégée</em><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;">. Phébus, 476p. Paris, 2018</span></p><p style="text-align: center;"><font face="GT America Standard Regular"><span style="font-size: 14px;"><br></span></font><img class="img-responsive img-center " src="https://bonpourlatete.comhttps://media.bonpourlatete.com/default/w300/1534344011_1102169_f.jpg.gif"><em style="color: inherit; font-size: 1.4rem;">Vertige de la force</em><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;">. 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Ainsi, dans la foulée proche d’une Aude Seigne (née en 1985) et de ses <em>Chroniques d’un Occident nomade</em>, Guillaume Gagnière trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.</p> <p>Cela commence par un <em>Soliloque du corps </em>marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, et qui subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique, entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.</p> <h3><strong>Le cycle bouddhiste du pèlerinage, avec un grain de sel…</strong></h3> <p>Sans la candeur plus ou moins naïve, voire parfois jobarde, des routards des années 60-70 découvrant les spiritualités orientales, le pèlerin Guillaume, après s’être efforcé de ne penser à rien dans un centre de méditation thaïlandais proche de Chiang Mai (épisode comique finissant par « ça me gratte, qu’est-ce que c’est… un moustique, merde, concentre-toi, NE PENSEPAS! (…) Oh, une mésange !»), s’impose bel et bien les rigueurs de la longue marche japonaise, qu’il distingue clairement des chemins de Compostelle: «Dans le bouddhisme, le nirvana n’est pas l’équivalent de notre paradis: c’est le grand rien, la fin de tout désir. Le circuit des 88 temples de Shikoku, un cercle, se distingue des pèlerinages chrétiens qui tracent une droite. On ne marche pas du point A au point B en remportant à l’arrivée un prix de tombola spirituelle, on parcourt un cycle, partant de A pour revenir à A, puis l’on remet son ticket en jeu, encore et encore, jusqu’à ce que le concept de but ou de récompense s’épuise de lui-même».</p> <p>Or son livre reproduit pour ainsi dire le même tracé cyclique partant de la rue Indigo sri lankaise évoquée par Nicolas Bouvier, pour y revenir, non sans une pointe de mélancolie («la rue du récit, <em>sa </em>rue a sombré», avec une affectueuse lettre posthume du jeune homme à son modèle tutélaire. Rien pour autant de platement imitatif dans le récit du trentenaire, dont la poésie et la plasticité ont leur propre fraîcheur. Comme Bashô et Bouvier dans leur voyages respectifs, il multiplie ainsi les brèves notations, mais dans son langage à lui: «C’est alors qu’apparaissent les nuages, de larges masses d’un jaune de mégot froid», ou ceci: «Le soir, plat de curry en solitaire sous la Grande Ourse, les étoiles scintillent dans la casserole»…</p> <p>Parvenant au dernier des 88 temples, enfin, c’est avec un éclat de rire final qu’il fait ce constat: «Deux mois d’efforts sur plus de mille kilomètres, et à l’arrivée, un sommet baignant dans une épaisse purée de pois», ajoutant en sage mal rasé et puant sûrement le bouc: «Serait-ce un peu ça, le but: s’effacer à tel point que la notion de mort en devient naturelle». 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Hommage reconnaissant à l'Amie et à l'Écrivain. ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>C’est entendu: vous avez chialé un bon coup après vous être exclamé «non mais c’est pas vrai!», et quand vous avez compris que c’était vrai vous avez fait votre job de vivants qui est de se lamenter à la cantonade, saules pleureurs et pleureuse éplorées que vous êtes alors que déjà, là-bas, Gemma se rallumait une nouvelle clope dans son cimetière autrichien avant d’éclater de rire en s’imaginant, bande d’éclopés, ses fistons et leur smala, ses amis et autres ennemis, vos pauvres mines d’enterrement!</p> <p>Gemma Salem les pieds devant: non mais t’imagines! Bien plutôt, après le pied au cul de sa mère - elle l’avait écrit noir sur blanc -, cette dernière fois au derche de la mère du monde qui vous fauchera toutes et tous à la fin, ça aussi c’est écrit!</p> <p>Et c’est ça aussi qui nous reste: ce qui est écrit. Les écrits de Gemma Salem sont autant de défis à toutes les détresses, des écrits comme qui dirait «pour la vie», donc des écrits qui chialent comme vous et qui rient pour tous - des écrits comme dictés par la vie et qui survivront parce qu’ils sont plus que de simples «récits de vie»; des écrits qui ne sont pas que de plates copies de la vie mais qui ajoutent à celle-ci la valeur ajoutée de ce qu’on appelle l’Art avec une grande aile, ou la Littérature à crâne majuscule, ou la Poésie mais sans chichis - et surtout musique à l’appui: la poésie de Schubert qui écrivait spécialement pour cette cinglée de Gemma - croyait-elle dur comme fer -, la poésie de Beethoven et son grand mouvement de rumba, la poésie de ce cœur de chien de Boulgakov, la folle poésie décavée de Jean Rhys en ses propres Tropiques passionnels, la poésie martelante et martelée de TB alias Thomas Bernhard à jamais inatteignable et bien avant qu’il l’eut précédée par delà les eaux sombres. Thomas Bernhard mort? Et quoi encore!</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590690767_100073417_10223531313497816_3498760490526441472_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " /></p> <h3><strong>Au commencent était l’Artiste</strong></h3> <p>Gemma, qui n’était pas encore Gemma Salem l’écrivain (jamais je n’arriverai à la dire «écrivaine» ou «autrice»), m’est apparue à la toute fin d’une soirée dans un caveau lausannois enfumé qui symbolisait alors la bohème locale, à l’enseigne des Faux-Nez, et tout aussitôt j’ai pensé: Princesse persane, Reine sarrasine, Shéhérazade à Gauloises bleues - et c’était parti pour un bout de comédie avec l’Actrice, vu qu’à l’époque Gemma Salem se croyait faite pour le théâtre.</p> <p>Or notre première engueulade, avec Gemma championne du genre, remonte à cet instant où elle a senti, sans que je ne lui dise rien, que je ne croyais pas qu’elle fût le moins du monde actrice, convaincu qu’elle était trop elle-même pour incarner jamais un autre personnage sur une scène, et du coup elle m’en voulut à mort de le penser sans le dire vu qu’elle-même le sentait sans oser le reconnaître; et je ne fus guère surpris de la retrouver, plus tard, dans un autre rôle où elle pouvait incarner tous les personnages qui lui chantaient à sa guise, rien qu’avec une plume et du sang vif (du sang bleu s’il vous plaît) pour l’exprimer.</p> <p>Cependant l’essentiel demeurait: Gemma Salem l’écrivain avait remplacé l’actrice au pied levé et l’Artiste demeurait. Pas étonnant d’ailleurs que <em>L’Artiste</em> (La Table ronde, 1991 - prix Schiller) soit le titre d’un de ses livres. Mais plus que surprenant, réellement stupéfiante: l’immédiate puissance de l’écrivain, brassant une vie entière à pleines mains et en tirant un premier roman dense et vibrant d’émotion, formidablement vivant.</p> <h3><strong>Des passions vécues et sublimées par l’écriture</strong></h3> <p>L’histoire du <em>Roman de Monsieur Boulgakov (L’Âge d’Homme, 1982) </em>est celle d’une passion «incendiaire» autant qu’imaginaire. Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le <em>specimen </em>masculin de ses rêves: un écrivain russe fascinant mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre, donc, de type occulte…<br />La comédienne s’appelle Gemma Salem. L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du <em>Maître et Marguerite</em>, des <em>Oeufs fatidiques, </em>du <em>Roman théâtral </em>et de <em>Cœur de chie</em>n, mais aussi des <em>Récits d’un jeune médecin </em>qui l’apparentent à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.</p> <p>Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de <em>Diablerie</em>- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.<br />Plus précisément, Gemma Salem, dans <em>Le Roman de Monsieur Bulgakov, </em>reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang, fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.</p> <p>C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance, et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.<br />Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolution à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée <em>Les Journées des Tourbine</em>!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.</p> <p>De ce dernier, <em>Le Roman de Monsieur Boulgakov </em>nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. Or, d’une certaine manière, et ce sera vrai de tous ses livres, l’écrivain brosse son propre portrait en travaillant à celui de son modèle.<br />J’ai parlé de mimétisme à propos de la relation de Gemma Salem avec Boulgakov, dont le sort de David poétique en butte à l’écrasant Goliath soviétique ne pouvait qu’émouvoir la jeune femme blessée par la vie et en bisbille déclarée avec les pesanteurs de la famille et de la société, et c’est le même type de rapport - maintes fois décrit par un René Girard dans ses analyses de la passion mimétique -, qu’elle établira avec Thomas Bernhard, jusqu’à une identification redoutable du fait que l’imprécateur autrichien restait, lui, bien vivant…</p> <h3><strong>Que l’acte artistique relève de la conversion</strong></h3> <p>Tous les livres de Gemma Salem, jusqu’aux plus agressifs ou acides, comme <em>Mes amis et autres ennemis </em>(Zulma, 1995) ou <em>La Rumba de Beethoven </em>(Pierre-Guillaume de Roux, 2019) sont des histoires d’amour relevant de l’exorcisme et qui disent à la fois les beautés de la vie (les enfants et les animaux, la musique et les sentiments délicats) et le mal de vivre, l’exécration du mensonge sentimental ou «romantique», le mépris qu’elle partageait avec Thomas Bernhard de tous les simulacres sociaux ou culturels qu’elle pointe notamment dans ses tableaux au vitriol d’une certaine Suisse hypocritement convenable, notamment dans <em>Les exilés de Khorramshahr </em>(La Table ronde, 1986) et dans <em>Bétulia </em>(Flammarion, 1987), où la rage tonique de sa deuxième flamme littéraire se fait déjà sentir, qui se développera plus librement dans sa fameuse <em>Lettre à l’hermite autrichien </em>(La Table ronde, 1989), relancée dans <em>Thomas Bernhard et les siens </em>(La Table ronde 1993) et jusque dans son dernier livre, sur le ton plus apaisé d’un bilan existentiel très émouvant où elle «prend sur elle», comme on dit, en se reprochant son terrifiant amour propre…</p> <p>Il y a, de fait, chez Gemma Salem, comme chez le grand emmerdeur autrichien, un personnage à la fois solaire et son double farouchement ombrageux, pas loin des possédé(e)s de Dostoïevski, qui se rend parfois la vie aussi impossible qu’à son entourage, mais que l’Art, une fois encore, délivre - cela même qu’entend René Girard une fois encore, dans <em>Mensonge romantique et vérité romanesque</em>.</p> <p>La figure de Thomas Bernhard, assis sur un banc les mains aux poche, l’air de nous dire qu’il n’en a rien à fiche, trône sur la couverture d’<em>Où sont ceux que ton cœur aime </em>(Arléa, 2019), mais TB n’est qu’un truchement: le médiateur par excellence que Gemma n’a jamais pu enlacer «pour de vrai», une figure de la pureté dans un monde avachi par le kitsch, un contempteur de toutes les illusions à bon marché mais qui nous fait un clin d’œil amical comme Gemma, fumant son dernier pétard sur sa tombe, nous en vrille un plein d’amour…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590611352_100086091_10223508363404078_2347364566893068288_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="257" /></p> <h4><em>Où sont ceux que ton coeur aime, </em>Gemma Salem. 88 pages. 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De fait, l’historien américain combine tous les apports de l’histoire de l’art et de la connaissance scientifique accumulés à travers les siècles par ses prédécesseurs, autant que ceux des techniques actuelles en matière de recherche, pour aboutir à un récit fluide et chatoyant, riche de détails autant que de synthèses, avec une touche tout à fait personnelle et un allant communicatif.</p> <p>Mais alors quoi de commun avec Rose de Pinsec et l’enquêteur «mentaliste» de la fameuse série? J’y viens!</p> <h3><strong>Quand Rose de Pinsec disait de la télé: «Pas besoin!»</strong></h3> <p>La télévision - fenêtre sur le monde ou fabrique d’abrutis -, comme l’ordinateur - merveilleux instrument de connaissance et de communication ou puits sans fond de l’imbécillité -, ne seront jamais que ce que chacune et chacun en fait, comme il en va de notre «gestion» du confinement.</p> <p>Avant l’apparition de l’ordinateur et du smartphone dans nos vies, en 1977, Rose Monnet, solide paysanne de Pinsec répondait au réalisateur de la télévision romande Jacques Thévoz qui lui demandait, dans un reportage documentaire mémorable, si elle envisageait elle-même d’installer un jour la télévision dans son modeste mayen, d’un vigoureux et spontané «Pas besoin!»<strong>, </strong> réaction qui pourrait être interprétée comme l’expression d’une mentalité bornée, ou au contraire pleine de sagesse: j’ai la santé et mon parchet, j’ai ma vie et c’est tout bon…</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589526010_images4.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="371" /></p> <p>Or je ne sais pourquoi ce «pas besoin!» me poursuit, moi qui ai toujours été curieux de tout, non comme un frein ni comme une résignation piteuse mais comme un rappel de notre chance d’être au monde et un signe d’humilité et de reconnaissance. Ce «pas besoin!» s’enracine dans notre culture séculaire auto-suffisante et je le retrouve, exprimé de façon plus subtilement lyrique, dans cette page de <em>L’Institut Benjamenta</em> de Robert Walser: «Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait.</p> <p>Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. 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Or l’élégance de Patrick Jane, toujours en costume trois pièces et refusant de porter aucune arme, et sa gentillesse frottée d’insolence, sa bonté naturelle envers les animaux et les enfants n’ont cessé de me revenir à l’esprit en imaginant Léonard déambulant en beaux atours dans les ruelles de Florence, aimable avec tous et ne répondant point aux piques dures des jaloux ou des ombrageux à la Michel-Ange, conscient de son génie et triste sous l’agression des malveillants moralisants comme il y en a plus que jamais aujourd’hui, joyeux et non moins fragile en sa solitude éprise d’absolu esthétique.</p> <h3><strong>Une vision panoptique qui relie le détail à l’ensemble</strong></h3> <p>La vision de Léonard de Vinci, dans les petites et les grandes largeurs, relève d’une observation panoptique. Chacune et chacun sait que le Panopticon est ce dispositif précis, dans une prison, qui permet au gardien de voir d’un même point central tous les prisonniers soumis à sa surveillance, mais c’est sans cet aspect disciplinaire que je l’entends: comme une observation simultanée et aussi tourbillonnante que le sont les idées et les figures de certaines peintures de Leonardo, à commencer par son incroyable esquisse de <em>L’Adoration des mages</em>, magnifiqueement analysée par Issacson, et comme en témoignent les milliers de pages de ses carnets aux mêmes observations kaléidoscopiques.</p> <p>La singularité de l’enquêteur Patrick Jane, à part sa mémoire phénoménale, tient à sa façon de relier les traits physiques et moraux, les tics et les pensées, les moindres frémissements expressifs et les émotions d’un personnages, exactement de la même façon que Leonardo puise, dans sa connaissance approfondie de l’anatomie humaine, les liens entre tel muscle et tel mouvement, tel trait et telle expression, non point de façon platement mécanique ou linéaire mais avec les nuances de la lumière sur la chair et le jeu des transparences. Là aussi, Walter Isaacson excelle à distinguer la finesse sensible extrême des nuances apportées par Leonard de Vinci aux tableaux peints en collaboration avec ses divers maîtres plus conventionnels de touche, comme on le voit dans le <em>Baptême du Christ</em> travaillé conjointement par Verrocchio et son élève.</p> <h3><strong>Ce que les crises révèlent du Bien et du Mal</strong></h3> <p>Certaines situations sont particulièrement révélatrices en ce qui concerne le Mal, au sens biologique ou moral le plus large, et nous l’aurons vérifié à l’occasion de la pandémie en cours, comme Leonardo à pu l’observer après la peste de son temps qui a décimé la ville de Florence et lui fit jeter les bases d’une ville idéale hygiéniquement sécurisée quand il se transporta de Toscane à Milan, au début de sa stupéfiante carrière parallèle d’ingénieur-urbaniste-musicien-showman-artiste.</p> <p>Or l’intuition hypersensible et l’imagination déductive, mais aussi la révolte contre le Mal apparient aussi Leonard de Vinci et Patrick Jane impatient de punir le Méchant qui a tué sa femme et sa fille. Je sais bien que ça fait un peu vieux jeu de défendre le Bien contre le Mal, mais le choix n’a rien d’abstrait ou d’idéologique: question de survie, autant que de style, même si la comparaison des deux personnages relève,une fois encore, du grand écart apparemment loufoque. Cependant, le virus se fiche des partis et des appartenances de classes ou de races autant que des niveaux de culture: il est égalitaire au contraire de la médecine trop humaine, et s’il est exagéré de prétendre que le héros blondin d’une série américaine est égal par son mérite à l’un des plus grands génies de notre chère espèce, il est prouvé en période de crise que la lutte contre le Mal relève décidément de la ressemblance humaine, amen.</p> <p>Bref nous avons vaincu la peste et, en attendant, par delà d’autres défis viraux, la panacée transhumaniste que nous promettent les nouveaux prophètes de Dieu sait quelle ennuyeuse immortalité, la quarantaine nous a permis de lire de beaux livres et de voir ou revoir des tas de bons films et quelques séries qui valent peut-être les feuilletons que Rose de Pinsec lisait le soir avant de s’endormir sans somnifères - pas besoin!</p> <hr /> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589482331_unknown.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="259" height="389" />Walter Isaacson. Léonard de Vinci – La biographie. Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sophie De Clercq et Jérémie Gerlier. Quanto / Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019.</strong></h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589485311_1923857_18977019860_6515_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="258" height="206" /><strong><em>Le Mentaliste.</em></strong><strong> Série télévisée de Bruno Heller en 151 épisodes et 7 saisons (2008-2013), reprise sur Prime Video.</strong></h4> <p> </p> <p> </p> <p> </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'quand-leonard-de-vinci-luttait-contre-le-virus-du-mal', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 646, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2348, 'homepage_order' => (int) 2588, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 94, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2293, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'La chronique de JL K', 'title' => 'Voici le bon, le beau moment venu d’apprendre à parler à une pierre', 'subtitle' => 'Deux petits livres immenses signés Annie Dillard, géniale auteure américaine, nous rappellent cette évidence que la merveille du monde fut infectée de tout temps, que le Dieu parfait tolère la naissance d’enfants malformés et de massacres en son nom, enfin que nous vivons la plupart du temps aveuglés par des paupières de plomb, faute de nous éveiller comme ces gosses se levant tôt pour explorer notre terre qui, parfois, reste si jolie… ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Le moment que nous vivons est extraordinaire, mais ce n’est rien de le dire: il n’est que de le vivre et de mille façons diverses qui procèdent du même éveil et du même bond les yeux ouverts devant la merveille.</p> <p>«Merveille des merveilles sous le lilas fleuri, merveille: je m’éveille», écrivait le poète Jean-Pierre Schlunegger qui finit, désespéré, par se jeter d’un pont, non loin d’où nous vivons, pour se fracasser sur les rochers de la rivière, tout en bas.</p> <p>Or nous vivons tous ces jours sous la double instance de telle merveille et de son envers mortel, et ce n’est pas d’hier, nous l’oublions trop souvent, mais quelque temps nous voici comme au pied d’un mur et c’est le bon moment - le beau moment d’apprendre à voir le monde les yeux ouverts et d’apprendre à parler à une pierre.</p> <p>La merveille des merveilles est à la portée de chacune et chacun , et ma conviction s’en est trouvée confortée, l’autre jour, en notre quarantaine à tous, lorsque tel cher ami m’apprit au téléphone que tous les matins il conduisait son petit lascar Luca de dix ans et son compère Arthur de trois ans son aîné familier par son père argentin des colibris de la jungle de son pays, à la lisière des bois vaudois où ils s’enfoncent tout appareillés d’instruments d’observation et autres chasses subtiles - toute la journée rien qu’à eux, fous de ferveur curieuse et de joyeuse adulation des multiples espèces de végétaux ou d’animaux divers tels les castors d’un soir passé - en somme prédisposés à apprendre un jour a parler aux pierres à l’imitation de ce jeune Américain dans la trentaine exercant, dans sa cabane perdue en pleine nature, le rituel censé faire parler une «pierre à souhaits»…</p> <h3><strong>En osmose intime avec le cosmos</strong></h3> <p>Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. Certains livres ouvrent des fenêtres et d'autres explorent les multiples recoins qu'il y a dans la maison. Certains livres ne font que passer et d'autres vont rester. Certains livres ne sont que des aspects de la vie et d'autres en font la somme; et c'est un peu tout ça que je ressens en revenant sans cesse aux récits et aux réflexions, aux observations et aux intuitions émaillant l’œuvre incomparable d’Annie Dillard, à commencer par les deux recueils de fragments que représentent <em>Au présent</em> et <em>Apprendre à parler à une pierre.</em></p> <p>On est là dans la maison du monde en parcourant ce livre à la fois très physique et vertigineusement métaphysique, hyperréaliste et non moins réellement habité par l'Esprit qui s'intitule <em>Au présent</em> et conjugue les pires effrois et les plus hauts émois du cœur et de l’âme.</p> <p>Le théâtre actuel de la pandémie, avec ses milliards d’histoires individuelles bouleversantes ou affligeantes de médiocrité, ses rages et ses courages, ses bontés discrètes et ses vilenies étalées, n’est guère différent des univers explorés par Annie Dillard dans les archives illustrées des «troupes humaines» victimes des pires monstruosités congénitale (nains à têtes d’oiseaux ou nourrissons sirénomèles, entre autres produits de la fantaisie «divine» salués par autant d’hymnes par les diverses traditions religieuses) ou sur le terrain de nos contemporains chinois ou palestiniens, sur les traces du paléontologue Teilhard de Chardin aux rêveries mystiques ou le long des fossés à ciel ouvert révélant une armée de combattants chinois de terre cuite enterrés comme le furent, encore vivants, tant de sujets d’un certain empereur Qin adulé par son descendant Mao… </p> <p>Annie Dillard est ce qu’on pourrait dire une pure poétesse de la pensée dont le génie - sans le moindre des chichis de ce que j’appelle la «poésie poétique», souvent obscure et prétentieuse, ou bavarde comme les pies des réseaux sociaux -, procède par fulgurants rapprochements, parlant aussi bien de la stupéfaction qu’elle éprouve à la rencontre inopinée d’une fouine au coin d’un fourré ou à la vision de ce vieux lecteur du Coran assis contre le pilier d’une mosquée de Jérusalem filant discrètement des bonbons en papillotes aux gamins pieds nus, des prodiges émaillant les vies de saints hassidim ou d’un chevreuil piégé se débattant dans la jungle amazonienne, de la formation des déserts et des nuages ou de la naissance de tel enfant à longue queue et fentes brachiales au cou semblables à celle du requin qui nous incite à penser que «si l’homme devait appréhender pleinement la condition humaine il deviendrait fou». Et les énumérations d’aligner leurs chiffres avérés, et le rappel d’innombrables faits remarquables ou affolants (140.000 noyés ce jour-là au Bengladesh, etc.) d’alterner avec les statistiques même pas bonnes à soutirer des larmes aux pierres…</p> <p>De son propre aveu, l’auteure d’<em>Une enfance américaine</em>, de <em>Pèlerinage à Tinter Creek</em> - dont la verve naturaliste évoque si fort le «philosophe dans le bois» Henry Thoreau -, ou encore de la stupéfiante chronique de la conquête de la côte pacifique nord-ouest des States par les puritains amis ou ennemis des Indiens, intitulée <em>Les vivants </em>- fut une enfant si étonnamment étonnée et étonnante que sa propre mère se demandait ce qu’on pourrait jamais en faire dans ce monde...</p> <p>Et que faire des livres d’Annie Dillard, honneur littéraire d’une nation dont le Président est la honte; que faire de cette bonne fée dans un monde dont le personnage supposé le plus puissant présente tous les traits d’un mufle inculte, terrifiante incarnation d’un empire du vide et du faux?</p> <p>Simplement cela: les ouvrir et leur permettre de nous éveiller. </p> <p>Merveille des merveilles, les enfants: il vous reste un monde à explorer, il vous incombe d’apprendre à chanter aux pierres…</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1588255173_anniedillard.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="219" height="373" /></h4> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1588255241_christianbourgois.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="218" height="362" /></strong></h4> <h4><strong>Annie Dillard <em>Au présent</em>. Traduit de l’anglais par Sabine Porte.</strong></h4> <h4><strong>Christian Bourgois, 219p, 2001; <em>Apprendre à parler à une pierre</em>. 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Le génial romancier anglo-américain Henry James estimait que ce qui caractérise un grand roman tient au fait que tous les personnages y ont raison, et c’est ce qu’on se dit aussi bien en achevant la lecture du formidable roman intitulé Dans Khartoum assiégée, dont les protagonistes «historiques», semi-fictifs ou imaginés par l’auteur nous semblent avoir, sinon raison dans l’absolu, du moins leurs raisons respectives que le romancier détaille avec une remarquable équité, s’agissant par exemple d’une jeune religieuse italienne torturée ou d’un aristocrate français trafiquant d’ivoire et d’esclaves d’une abjection caractérisée, entre tant d’autres.
Au premier rang de tous, héros déjà fameux au moment où il est envoyé à Khartoum par le Gouvernement anglais, le général Charles Gordon est lui-même l’incarnation d’une contradiction fondamentale en sa double qualité d’âme sensible et de militaire, mystique lisant tous les soirs l’Imitation de Jésus-Christ et comptant à son actif divers massacres «au nom de Sa Majesté», tendre avec les enfants et les animaux et non moins inflexible en sa fonction, notamment en Chine où il a réprimé la révolte des Taïpings dans le sang.
De la même façon, «face» à Gordon, qui ne le rencontrera jamais en personne, le chef de guerre «de droit divin» Mohammed Ahmed, dit le Mahdi (terme supposé tombé de la bouche même du Prophète, signifiant le Bien-Guidé), est à la fois un héritier de la plus haute spiritualité islamique (ses maîtres inspirateurs ont été les mystique soufis Al Ghazali et Ibn Arabi), le libérateur autoproclamé du peuple soudanais colonisé, un conquérant fanatique et un grand seigneur prêt à sauver la vie de son adversaire respecté au prix de sa conversion, sinon pas de quartiers au nom d’Allah miséricordieux!
Une frise de personnages fascinants
Or, tel est le premier mérite de ce roman: de camper sans parti pris (ou peu s’en faut, tant le parti du Mahdi semble difficile à endosser jusqu’au bout) deux grandes figures «absolutistes» et des personnages «secondaires» non moins importants, qui constituent la chair vivante du roman de Barilier, illustrant le microcosme de Khartoum.
Ville «jeune» (elle n’a été fondée qu’en 1823) et décatie à la fois, menacée de ruine à tout moment en ses murs de terre croulant en boue, garnison de colonie anglaise finissante sous-traitée par le khédive égyptien, ramassis d’aventuriers pratiquant (notamment) les trafics d’ivoire et d’esclaves, avec quelque chose d’un rêve oriental, des jardins édéniques le long du Nil, une mission chrétienne à l’adorable chapelle franciscaine et des bordels, une place pour les exécutions publiques, des marchés bigarrés en veux-tu et des intrigues pourries en voilà: telle est Khartoum à cette époque même où Rimbaud traficote à Harar…
Le pouvoir anglais, les religieux catholiques, les oulémas, les mercenaires égyptiens, les Soudanais dressés à la courbache ou ployant sous les dettes: un vrai souk en plan large. Et en cadre plus serré: quels personnages!
Voici donc, au masculin singulier, Hansal le consul d’Autriche-Hongrie, flanqué de sa femme soudanaise et figurant l’homme plutôt débonnaire et même bon; le comte français Alphonse de Veyssieux, débarqué à Khartoum sans un sou, enrichi dans les trafics à la tête d’une armée de forbans, tenant les Noirs pour des «singes» et cependant passionné de cartographie et d’ornithologie; Pascal Darrel l’ancien communard, journaliste et écrivain qui voit en le Mahdi un révolutionnaire incarnant l’avenir de l’Afrique; ou l’archéologue autrichien Karl Richard Lepuschütz en quête d’une élucidation «sur le terrain» de l’écriture méroïque, langue non encore déchiffrée de l’antique royaume de Koush…
Ou voilà, au féminin pluriel, si l’on passe un peu vite sur une Lady anglaise anti-esclavagiste entichée (pas pour longtemps) de Gordon: la figure lumineuse de Marie, fille de Darrel vouée à la garde de son père et au service des enfants – du pur Barilier; ou sœur Matilda, pendant féminin du général, en plus impénétrable – elle lit le nihiliste Leopardi et tentera de s’ouvrir les veines –, et au sort final non moins affreux…
Enfin, à part celles-ci et ceux-là, sortis de l’imagination du romancier: trois «anges» d’innocence au destin également déchirant, en les personnes des jeunes James et Lual, qu’on pourrait croire les fils adoptifs de Gordon; et de sœur Concetta venue de Vérone toute soumise au service de son Seigneur doux et tombée aux mains des mahdistes qui lui réservent une fin de martyre relatée dans l’un des plus beaux et terribles chapitres du roman, intitulé Nativité…
Comme une «scène primitive»
La tragique prise de Khartoum en janvier 1885, par les troupes du Mahdi, fait figure aujourd’hui de «scène primitive» d’un affrontement à la fois terrestre et «cosmique» qui n’en finit pas de ravager le monde contemporain, quand bien même l’origine du conflit remonterait à la nuit des temps. Une métaphore astronomique marque d’ailleurs l’ouverture du roman sous la forme d’une comète dont l’apparition sera interprétée fort différemment (!) par les uns et les autres, présage de victoire ou de déroute; et c’est bien de la multiplication des points de vue que se nourrit ce roman combinant la vue générale (de Sirius, sinon de la comète) et l’immersion nous faisant croire que nous sommes, nous lecteurs, plongés dans le maelström humain de cette ville dont la topologie se construit comme «autour» de nous…
Friedrich Dürrenmatt – que Barilier a beaucoup traduit, soit dit en passant, et auquel il fait un clin d’œil en inventant le couple de serviteurs nubiens Hamza & Hamza employés par l’infâme Veyssieux – disait écrire entre le cendrier et l’étoile, et de même pourrait-on dire que Barilier écrit entre le cognac, qu’il fait boire à Gordon de manière compulsive, et le cosmos où son personnage lit son propre avenir «éternel» entre deux méditations empruntées au cardinal Newman, mystique et poète.
Un saut «quantique» de l’essai au roman...
Dans l’essai percutant intitulé Vertige de la force, paru en 2016, Etienne Barilier a déjà montré sa parfaite connaissance du «sujet islam» en abordant, avec une largeur de vues d’humaniste, la question de la violence par «devoir sacré» englobant celle des croisés chrétiens, de l’Inquisition espagnole ou du djihadisme actuel.
Dans Khartoum assiégée nous fait cependant passer de l’essai au roman filtrant tous les aspects de la réalité, laquelle est captée, dans sa profusion, par le détail. Comme on se rappelle l’épisode, dans Tintin, du sparadrap collé au nez ou au talon du capitaine Haddock, le roman de Barilier grave en notre mémoire une profusion de détails significatifs.
«Laissez venir l’immensité des choses», disait Ramuz, et c’est, pour ne prendre que ces exemples, le recours compulsif de Gordon l’ascète à sa bouteille de Cognac, ou le télescope avec lequel, juché sur le toit de son palais comme un veilleur à la Garcia Marquez, il surveille la progression des troupes du Mahdi par-delà les eaux du fleuve. Du détail à l’ensemble, le romancier se fait ingénieur, stratège au fait de la pose des mines et du consolidement des fortifications, peintre orientalisant (une scène fameuse de danse du ventre où l’archéologue se fait plumer par ceux qui sont supposés le guider), érudit ou théologien (Barilier est fils de pasteur comme Dürrenmatt), historien ou sondeur d’abysses métaphysiques…
Si tous les personnages de ce roman ont raison, c’est que le romancier est allé partout à leur rencontre et à leur écoute. Aucun détour, aucune digression, aucune invention romanesque n’y sont gratuits. Tout sonne juste parce que tout est vrai. On devine l’énorme documentation accumulée par l’auteur pour aboutir à cette prodigieuse masse d’informations filtrées, dont le poids ne se fait jamais sentir, alors que la tension et l’émotion montent quand le siège impose la famine après force trahisons et fuites in extremis, jusqu’au grand massacre final.
Or une sorte de basse continue traverse tout le roman, qu’on pourrait dire la conscience lucide du tragique de la condition humaine, vécue par Gordon comme une inguérissable douleur d’enfance et une mort annoncée et finalement assumée «pour l’honneur» non sans augmenter l’horreur imposée aux autres, présente aussi chez l’athée Darrel et muettement subie par la religieuse Matilda qui se défénestre pour échapper à la meute des violeurs – et dans la mêlée ce sera Gordon décapité, des dizaines de milliers d’innocents à ajouter aux «dommages collatéraux» des causes diverses, le Mahdi mort peu après du typhus mais son sang roulant dans les veines de ses descendants revenus au pouvoir, bénis en 1990 par un certain Ben Laden, et sus aux impies!
L’incomparable penseur-lecteur que fut René Girard a décrit, dans Mensonge romantique et verité romanesque, le processus qui, dans la création littéraire, tend à une façon de purification spirituelle, et c’est cette élévation que nous vivons, précisément, par delà la montée aux extrêmes des dernier chapitres de ce roman, où la tragédie historico-politique se trouve à la fois dite dans le moindre détail, jusqu’à l’atroce, et comme sublimée par le chant du poète.
Entretien avec Etienne Barilier
Comment êtes-vous arrivé à Khartoum?
Je ne parviens pas à retrouver quand j’ai entendu parler pour la première fois du général Gordon. Mais dès que ce fut le cas, et dès que j’ai su que cet homme avait tenu un journal pendant le siège de la ville qu’il voulut défendre contre le Mahdi (journal dont hélas les derniers cahiers ont été détruits quand la ville fut prise), sa personne et son drame, comme le drame collectif dont il fut un des acteurs, m’ont fasciné. Le reste a suivi.
De quel matériau documentaire vous êtes-vous servi?
Nous avons la chance de posséder sur Gordon et sur le mahdisme nombre de témoignages de première main. Slatin a écrit sur sa captivité, ainsi que d’autres prisonniers du Mahdi, dont le père Ohrwalder. De Gordon lui-même, outre son journal, nous avons divers textes, dont des lettres à sa sœur ou des Reflections in Palestine. Sur Gordon, il existe moult ouvrages en anglais, et même en français. Gordon est un des Victoriens éminents dont Lytton Strachey fait le portrait au vitriol, mais sans parvenir à cacher tout à fait l’admiration que cet étrange personnage lui inspire.
Y a-t-il un document (le journal de Gordon ?) qui vous ait servi plus que d’autres?
Tout ce qui pouvait faire vivre et revivre ces événements et ces lieux m’a nourri. Même si, bien sûr, je n’ai jamais perdu de vue le journal de Gordon, où transparaît ce mélange d’idéalisme intransigeant et de pragmatisme ironique, de foi naïve et d’intelligence aiguë, qui en font un personnage si intensément attachant.
Le roman découle-t-il d’un plan préétabli précis, ou s’est il construit «au fur et à mesure»? Comment avez-vous « construit » la ville de Khartoum?
Comme lorsque j’écrivais Le Dixième ciel, je me suis établi une chronologie, la plus détaillée possible, qui énumère, sur deux colonnes parallèles, les événements de la vie de Gordon et ceux du monde qui l’entoure. Mais comme pour le Dixième ciel, si ce tableau m’a aidé à rester fidèle aux événements historiques, il ne m’a pas pour autant servi de plan. Quand bien même ce n’est pas moi qui choisissais les événements, j’ai écrit ce roman comme tous les autres, «au fur et à mesure». Les personnages ont évolué selon leur loi propre – j’allais dire, même si c’est paradoxal: y compris les personnages dont tous les faits et gestes sont connus par l’histoire; les profondeurs d’un être humain, fût-il «historique», restent toujours un mystère, dont le roman, peut-être, parvient à s’approcher parfois, parce que l’humanité, après tout, nous est commune à tous. Quant à la ville de Khartoum, ce fut aussi un personnage, bien sûr, dont les traits m’ont été fournis par mes lectures, mais que je devais et voulais aussi faire revivre par l’imagination – l’imagination, cette «reine des facultés», n’étant rien d’autre que la vive intuition du réel.
Comment les personnages de semi-fiction et de fiction vous sont-ils apparus dans la foulée des figures historiques?
Précisément, il est un lieu, le roman, où réel et fiction cessent d’être perçus contradictoirement! Veyssieux et Darrel sont des semi-fictions, au sens je me suis inspiré, pour l’un, d’un personnage exploiteur, violeur et tueur, qui a bien existé mais dont on sait relativement peu de chose. Et pour l’autre, j’ai pris pour modèles à la fois Paschal Grousset, ancien communard, connaisseur de l’Afrique, auteur de romans à la Jules Verne et… traducteur de Gordon, et Olivier Pain, autre ancien communard qui, lui, a carrément rejoint les troupes du Mahdi avant d’y mourir misérablement, de maladie et d’épuisement. Ainsi, je savais que je n’«exagérais» pas en mettant face à face un ex-communard et Gordon! Pour sœur Matilda ou Marie, qui n’ont pas de «modèle» direct dans ce qu’il est convenu d’appeler la réalité, ma lecture de témoignages poignants sur des religieuses prisonnières m’a donné une idée de leur courage et de leurs souffrances. Mais je le répète, dans un roman, il n’y a plus de personnages «réels» et de personnages «inventés», il n’y a que des êtres humains.
Pourriez-vous situer le roman par rapport à Vertige de la force ? Ou plus précisément : qu’apporte le roman, selon vous, de plus (ou d’autre) que l’essai?
Lorsque j’écris un essai, je parle à la première personne et je dis mes convictions. Lorsque j’écris un roman, je laisse parler mes personnages. Un romancier ne juge personne, il habite ou du moins tente d’habiter la vérité de tous. En particulier, dans un chapitre du début du livre, lorsque la parole est donnée aux croyants musulmans, partisans du Mahdi, j’écoute leur voix plutôt que je ne les fais parler. Je pourrais dire aussi que je suis mes personnages, au double sens du verbe suivre et du verbe être. Bien sûr, le roman est aussi une mise en œuvre des paroles des personnages, la tentative de faire de toutes ces voix une symphonie. L’écrivain-compositeur met peut-être en valeur, fût-ce sans le vouloir, telle voix plutôt que telle autre, et je ne dis pas qu’on ne puisse reconnaître, dans Khartoum, les convictions de son auteur. Néanmoins, ce ne sont pas elles qui comptent d’abord. Ce qui compte, c’est de faire vivre un monde, et de l’offrir à la liberté des lecteurs. Et la fiction a cet avantage sur l’ouvrage d’histoire, que tout en ordonnant le réel, elle ne le fige pas dans une interprétation. Je ne dis pas qu’elle ne travaille pas à rendre le monde intelligible; l’œuvre du romancier, qui est œuvre d’intuition, de sensibilité, de passion, est aussi œuvre d’intelligence. Mais c’est l’intelligence du mystère humain, qui demeure mystère.
Etienne Barilier. Dans Khartoum assiégée. Phébus, 476p. Paris, 2018
Vertige de la force. Buchet-Chastel, 2016
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Et en cadre plus serré: quels personnages! </p><p>Voici donc, au masculin singulier, Hansal le consul d’Autriche-Hongrie, flanqué de sa femme soudanaise et figurant l’homme plutôt débonnaire et même bon; le comte français Alphonse de Veyssieux, débarqué à Khartoum sans un sou, enrichi dans les trafics à la tête d’une armée de forbans, tenant les Noirs pour des «singes» et cependant passionné de cartographie et d’ornithologie; Pascal Darrel l’ancien communard, journaliste et écrivain qui voit en le Mahdi un révolutionnaire incarnant l’avenir de l’Afrique; ou l’archéologue autrichien Karl Richard Lepuschütz en quête d’une élucidation «sur le terrain» de l’écriture méroïque, langue non encore déchiffrée de l’antique royaume de Koush… </p><p>Ou voilà, au féminin pluriel, si l’on passe un peu vite sur une Lady anglaise anti-esclavagiste entichée (pas pour longtemps) de Gordon: la figure lumineuse de Marie, fille de Darrel vouée à la garde de son père et au service des enfants – du pur Barilier; ou sœur Matilda, pendant féminin du général, en plus impénétrable – elle lit le nihiliste Leopardi et tentera de s’ouvrir les veines –, et au sort final non moins affreux… </p><p>Enfin, à part celles-ci et ceux-là, sortis de l’imagination du romancier: trois «anges» d’innocence au destin également déchirant, en les personnes des jeunes James et Lual, qu’on pourrait croire les fils adoptifs de Gordon; et de sœur Concetta venue de Vérone toute soumise au service de son Seigneur doux et tombée aux mains des mahdistes qui lui réservent une fin de martyre relatée dans l’un des plus beaux et terribles chapitres du roman, intitulé <em>Nativité</em>… </p><h3><strong>Comme une «scène primitive» </strong></h3><p>La tragique prise de Khartoum en janvier 1885, par les troupes du Mahdi, fait figure aujourd’hui de «scène primitive» d’un affrontement à la fois terrestre et «cosmique» qui n’en finit pas de ravager le monde contemporain, quand bien même l’origine du conflit remonterait à la nuit des temps. Une métaphore astronomique marque d’ailleurs l’ouverture du roman sous la forme d’une comète dont l’apparition sera interprétée fort différemment (!) par les uns et les autres, présage de victoire ou de déroute; et c’est bien de la multiplication des points de vue que se nourrit ce roman combinant la vue générale (de Sirius, sinon de la comète) et l’immersion nous faisant croire que nous sommes, nous lecteurs, plongés dans le maelström humain de cette ville dont la topologie se construit comme «autour» de nous… </p><p>Friedrich Dürrenmatt – que Barilier a beaucoup traduit, soit dit en passant, et auquel il fait un clin d’œil en inventant le couple de serviteurs nubiens Hamza & Hamza employés par l’infâme Veyssieux – disait écrire entre le cendrier et l’étoile, et de même pourrait-on dire que Barilier écrit entre le cognac, qu’il fait boire à Gordon de manière compulsive, et le cosmos où son personnage lit son propre avenir «éternel» entre deux méditations empruntées au cardinal Newman, mystique et poète. </p><h3><strong>Un saut «quantique» de l’essai au roman... </strong></h3><p>Dans l’essai percutant intitulé <em>Vertige de la force</em>, paru en 2016, Etienne Barilier a déjà montré sa parfaite connaissance du «sujet islam» en abordant, avec une largeur de vues d’humaniste, la question de la violence par «devoir sacré» englobant celle des croisés chrétiens, de l’Inquisition espagnole ou du djihadisme actuel. </p><p><em>Dans Khartoum assiégée</em> nous fait cependant passer de l’essai au roman filtrant tous les aspects de la réalité, laquelle est captée, dans sa profusion, par le détail. Comme on se rappelle l’épisode, dans Tintin, du sparadrap collé au nez ou au talon du capitaine Haddock, le roman de Barilier grave en notre mémoire une profusion de détails significatifs. </p><p>«Laissez venir l’immensité des choses», disait Ramuz, et c’est, pour ne prendre que ces exemples, le recours compulsif de Gordon l’ascète à sa bouteille de Cognac, ou le télescope avec lequel, juché sur le toit de son palais comme un veilleur à la Garcia Marquez, il surveille la progression des troupes du Mahdi par-delà les eaux du fleuve. Du détail à l’ensemble, le romancier se fait ingénieur, stratège au fait de la pose des mines et du consolidement des fortifications, peintre orientalisant (une scène fameuse de danse du ventre où l’archéologue se fait plumer par ceux qui sont supposés le guider), érudit ou théologien (Barilier est fils de pasteur comme Dürrenmatt), historien ou sondeur d’abysses métaphysiques… </p><p>Si tous les personnages de ce roman ont raison, c’est que le romancier est allé partout à leur rencontre et à leur écoute. Aucun détour, aucune digression, aucune invention romanesque n’y sont gratuits. Tout sonne juste parce que tout est vrai. On devine l’énorme documentation accumulée par l’auteur pour aboutir à cette prodigieuse masse d’informations filtrées, dont le poids ne se fait jamais sentir, alors que la tension et l’émotion montent quand le siège impose la famine après force trahisons et fuites <em>in extremis</em>, jusqu’au grand massacre final. </p><p>Or une sorte de basse continue traverse tout le roman, qu’on pourrait dire la conscience lucide du tragique de la condition humaine, vécue par Gordon comme une inguérissable douleur d’enfance et une mort annoncée et finalement assumée «pour l’honneur» non sans augmenter l’horreur imposée aux autres, présente aussi chez l’athée Darrel et muettement subie par la religieuse Matilda qui se défénestre pour échapper à la meute des violeurs – et dans la mêlée ce sera Gordon décapité, des dizaines de milliers d’innocents à ajouter aux «dommages collatéraux» des causes diverses, le Mahdi mort peu après du typhus mais son sang roulant dans les veines de ses descendants revenus au pouvoir, bénis en 1990 par un certain Ben Laden, et sus aux impies! </p><p>L’incomparable penseur-lecteur que fut René Girard a décrit, dans <em>Mensonge romantique et verité romanesque,</em> le processus qui, dans la création littéraire, tend à une façon de purification spirituelle, et c’est cette élévation que nous vivons, précisément, par delà la montée aux extrêmes des dernier chapitres de ce roman, où la tragédie historico-politique se trouve à la fois dite dans le moindre détail, jusqu’à l’atroce, et comme sublimée par le chant du poète.</p><p></p><hr><p></p><h2><br>Entretien avec Etienne Barilier</h2><img class="img-responsive img-float-left " src="https://bonpourlatete.comhttps://media.bonpourlatete.com/default/w600/1534343719_2543818024.3.jpeg"><h2><strong><br></strong></h2><p><strong>Comment êtes-vous arrivé à Khartoum?</strong> </p><p>Je ne parviens pas à retrouver quand j’ai entendu parler pour la première fois du général Gordon. Mais dès que ce fut le cas, et dès que j’ai su que cet homme avait tenu un journal pendant le siège de la ville qu’il voulut défendre contre le Mahdi (journal dont hélas les derniers cahiers ont été détruits quand la ville fut prise), sa personne et son drame, comme le drame collectif dont il fut un des acteurs, m’ont fasciné. Le reste a suivi. </p><p><strong>De quel matériau documentaire vous êtes-vous servi? </strong></p><p>Nous avons la chance de posséder sur Gordon et sur le mahdisme nombre de témoignages de première main. Slatin a écrit sur sa captivité, ainsi que d’autres prisonniers du Mahdi, dont le père Ohrwalder. De Gordon lui-même, outre son journal, nous avons divers textes, dont des lettres à sa sœur ou des <em>Reflections in Palestine</em>. Sur Gordon, il existe moult ouvrages en anglais, et même en français. 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Néanmoins, ce ne sont pas elles qui comptent d’abord. Ce qui compte, c’est de faire vivre un monde, et de l’offrir à la liberté des lecteurs. Et la fiction a cet avantage sur l’ouvrage d’histoire, que tout en ordonnant le réel, elle ne le fige pas dans une interprétation. Je ne dis pas qu’elle ne travaille pas à rendre le monde intelligible; l’œuvre du romancier, qui est œuvre d’intuition, de sensibilité, de passion, est aussi œuvre d’intelligence. 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Et en cadre plus serré: quels personnages! </p><p>Voici donc, au masculin singulier, Hansal le consul d’Autriche-Hongrie, flanqué de sa femme soudanaise et figurant l’homme plutôt débonnaire et même bon; le comte français Alphonse de Veyssieux, débarqué à Khartoum sans un sou, enrichi dans les trafics à la tête d’une armée de forbans, tenant les Noirs pour des «singes» et cependant passionné de cartographie et d’ornithologie; Pascal Darrel l’ancien communard, journaliste et écrivain qui voit en le Mahdi un révolutionnaire incarnant l’avenir de l’Afrique; ou l’archéologue autrichien Karl Richard Lepuschütz en quête d’une élucidation «sur le terrain» de l’écriture méroïque, langue non encore déchiffrée de l’antique royaume de Koush… </p><p>Ou voilà, au féminin pluriel, si l’on passe un peu vite sur une Lady anglaise anti-esclavagiste entichée (pas pour longtemps) de Gordon: la figure lumineuse de Marie, fille de Darrel vouée à la garde de son père et au service des enfants – du pur Barilier; ou sœur Matilda, pendant féminin du général, en plus impénétrable – elle lit le nihiliste Leopardi et tentera de s’ouvrir les veines –, et au sort final non moins affreux… </p><p>Enfin, à part celles-ci et ceux-là, sortis de l’imagination du romancier: trois «anges» d’innocence au destin également déchirant, en les personnes des jeunes James et Lual, qu’on pourrait croire les fils adoptifs de Gordon; et de sœur Concetta venue de Vérone toute soumise au service de son Seigneur doux et tombée aux mains des mahdistes qui lui réservent une fin de martyre relatée dans l’un des plus beaux et terribles chapitres du roman, intitulé <em>Nativité</em>… </p><h3><strong>Comme une «scène primitive» </strong></h3><p>La tragique prise de Khartoum en janvier 1885, par les troupes du Mahdi, fait figure aujourd’hui de «scène primitive» d’un affrontement à la fois terrestre et «cosmique» qui n’en finit pas de ravager le monde contemporain, quand bien même l’origine du conflit remonterait à la nuit des temps. Une métaphore astronomique marque d’ailleurs l’ouverture du roman sous la forme d’une comète dont l’apparition sera interprétée fort différemment (!) par les uns et les autres, présage de victoire ou de déroute; et c’est bien de la multiplication des points de vue que se nourrit ce roman combinant la vue générale (de Sirius, sinon de la comète) et l’immersion nous faisant croire que nous sommes, nous lecteurs, plongés dans le maelström humain de cette ville dont la topologie se construit comme «autour» de nous… </p><p>Friedrich Dürrenmatt – que Barilier a beaucoup traduit, soit dit en passant, et auquel il fait un clin d’œil en inventant le couple de serviteurs nubiens Hamza & Hamza employés par l’infâme Veyssieux – disait écrire entre le cendrier et l’étoile, et de même pourrait-on dire que Barilier écrit entre le cognac, qu’il fait boire à Gordon de manière compulsive, et le cosmos où son personnage lit son propre avenir «éternel» entre deux méditations empruntées au cardinal Newman, mystique et poète. </p><h3><strong>Un saut «quantique» de l’essai au roman... </strong></h3><p>Dans l’essai percutant intitulé <em>Vertige de la force</em>, paru en 2016, Etienne Barilier a déjà montré sa parfaite connaissance du «sujet islam» en abordant, avec une largeur de vues d’humaniste, la question de la violence par «devoir sacré» englobant celle des croisés chrétiens, de l’Inquisition espagnole ou du djihadisme actuel. </p><p><em>Dans Khartoum assiégée</em> nous fait cependant passer de l’essai au roman filtrant tous les aspects de la réalité, laquelle est captée, dans sa profusion, par le détail. Comme on se rappelle l’épisode, dans Tintin, du sparadrap collé au nez ou au talon du capitaine Haddock, le roman de Barilier grave en notre mémoire une profusion de détails significatifs. </p><p>«Laissez venir l’immensité des choses», disait Ramuz, et c’est, pour ne prendre que ces exemples, le recours compulsif de Gordon l’ascète à sa bouteille de Cognac, ou le télescope avec lequel, juché sur le toit de son palais comme un veilleur à la Garcia Marquez, il surveille la progression des troupes du Mahdi par-delà les eaux du fleuve. Du détail à l’ensemble, le romancier se fait ingénieur, stratège au fait de la pose des mines et du consolidement des fortifications, peintre orientalisant (une scène fameuse de danse du ventre où l’archéologue se fait plumer par ceux qui sont supposés le guider), érudit ou théologien (Barilier est fils de pasteur comme Dürrenmatt), historien ou sondeur d’abysses métaphysiques… </p><p>Si tous les personnages de ce roman ont raison, c’est que le romancier est allé partout à leur rencontre et à leur écoute. Aucun détour, aucune digression, aucune invention romanesque n’y sont gratuits. Tout sonne juste parce que tout est vrai. On devine l’énorme documentation accumulée par l’auteur pour aboutir à cette prodigieuse masse d’informations filtrées, dont le poids ne se fait jamais sentir, alors que la tension et l’émotion montent quand le siège impose la famine après force trahisons et fuites <em>in extremis</em>, jusqu’au grand massacre final. </p><p>Or une sorte de basse continue traverse tout le roman, qu’on pourrait dire la conscience lucide du tragique de la condition humaine, vécue par Gordon comme une inguérissable douleur d’enfance et une mort annoncée et finalement assumée «pour l’honneur» non sans augmenter l’horreur imposée aux autres, présente aussi chez l’athée Darrel et muettement subie par la religieuse Matilda qui se défénestre pour échapper à la meute des violeurs – et dans la mêlée ce sera Gordon décapité, des dizaines de milliers d’innocents à ajouter aux «dommages collatéraux» des causes diverses, le Mahdi mort peu après du typhus mais son sang roulant dans les veines de ses descendants revenus au pouvoir, bénis en 1990 par un certain Ben Laden, et sus aux impies! </p><p>L’incomparable penseur-lecteur que fut René Girard a décrit, dans <em>Mensonge romantique et verité romanesque,</em> le processus qui, dans la création littéraire, tend à une façon de purification spirituelle, et c’est cette élévation que nous vivons, précisément, par delà la montée aux extrêmes des dernier chapitres de ce roman, où la tragédie historico-politique se trouve à la fois dite dans le moindre détail, jusqu’à l’atroce, et comme sublimée par le chant du poète.</p><p></p><hr><p></p><h2><br>Entretien avec Etienne Barilier</h2><img class="img-responsive img-float-left " src="https://bonpourlatete.comhttps://media.bonpourlatete.com/default/w600/1534343719_2543818024.3.jpeg"><h2><strong><br></strong></h2><p><strong>Comment êtes-vous arrivé à Khartoum?</strong> </p><p>Je ne parviens pas à retrouver quand j’ai entendu parler pour la première fois du général Gordon. Mais dès que ce fut le cas, et dès que j’ai su que cet homme avait tenu un journal pendant le siège de la ville qu’il voulut défendre contre le Mahdi (journal dont hélas les derniers cahiers ont été détruits quand la ville fut prise), sa personne et son drame, comme le drame collectif dont il fut un des acteurs, m’ont fasciné. Le reste a suivi. </p><p><strong>De quel matériau documentaire vous êtes-vous servi? </strong></p><p>Nous avons la chance de posséder sur Gordon et sur le mahdisme nombre de témoignages de première main. Slatin a écrit sur sa captivité, ainsi que d’autres prisonniers du Mahdi, dont le père Ohrwalder. De Gordon lui-même, outre son journal, nous avons divers textes, dont des lettres à sa sœur ou des <em>Reflections in Palestine</em>. Sur Gordon, il existe moult ouvrages en anglais, et même en français. Gordon est un des Victoriens éminents dont Lytton Strachey fait le portrait au vitriol, mais sans parvenir à cacher tout à fait l’admiration que cet étrange personnage lui inspire. </p><p><strong>Y a-t-il un document (le journal de Gordon ?) qui vous ait servi plus que d’autres? </strong></p><p>Tout ce qui pouvait faire vivre et revivre ces événements et ces lieux m’a nourri. Même si, bien sûr, je n’ai jamais perdu de vue le journal de Gordon, où transparaît ce mélange d’idéalisme intransigeant et de pragmatisme ironique, de foi naïve et d’intelligence aiguë, qui en font un personnage si intensément attachant. </p><p><strong>Le roman découle-t-il d’un plan préétabli précis, ou s’est il construit «au fur et à mesure»? Comment avez-vous « construit » la ville de Khartoum? </strong></p><p>Comme lorsque j’écrivais <em>Le Dixième ciel</em>, je me suis établi une chronologie, la plus détaillée possible, qui énumère, sur deux colonnes parallèles, les événements de la vie de Gordon et ceux du monde qui l’entoure. Mais comme pour le <em>Dixième ciel</em>, si ce tableau m’a aidé à rester fidèle aux événements historiques, il ne m’a pas pour autant servi de plan. Quand bien même ce n’est pas moi qui choisissais les événements, j’ai écrit ce roman comme tous les autres, «au fur et à mesure». Les personnages ont évolué selon leur loi propre – j’allais dire, même si c’est paradoxal: y compris les personnages dont tous les faits et gestes sont connus par l’histoire; les profondeurs d’un être humain, fût-il «historique», restent toujours un mystère, dont le roman, peut-être, parvient à s’approcher parfois, parce que l’humanité, après tout, nous est commune à tous. Quant à la ville de Khartoum, ce fut aussi un personnage, bien sûr, dont les traits m’ont été fournis par mes lectures, mais que je devais et voulais aussi faire revivre par l’imagination – l’imagination, cette «reine des facultés», n’étant rien d’autre que la vive intuition du réel. </p><p><strong>Comment les personnages de semi-fiction et de fiction vous sont-ils apparus dans la foulée des figures historiques? </strong></p><p><strong></strong>Précisément, il est un lieu, le roman, où réel et fiction cessent d’être perçus contradictoirement! Veyssieux et Darrel sont des semi-fictions, au sens je me suis inspiré, pour l’un, d’un personnage exploiteur, violeur et tueur, qui a bien existé mais dont on sait relativement peu de chose. Et pour l’autre, j’ai pris pour modèles à la fois Paschal Grousset, ancien communard, connaisseur de l’Afrique, auteur de romans à la Jules Verne et… traducteur de Gordon, et Olivier Pain, autre ancien communard qui, lui, a carrément rejoint les troupes du Mahdi avant d’y mourir misérablement, de maladie et d’épuisement. Ainsi, je savais que je n’«exagérais» pas en mettant face à face un ex-communard et Gordon! Pour sœur Matilda ou Marie, qui n’ont pas de «modèle» direct dans ce qu’il est convenu d’appeler la réalité, ma lecture de témoignages poignants sur des religieuses prisonnières m’a donné une idée de leur courage et de leurs souffrances. Mais je le répète, dans un roman, il n’y a plus de personnages «réels» et de personnages «inventés», il n’y a que des êtres humains. </p><p><strong>Pourriez-vous situer le roman par rapport à <em>Vertige de la force</em> ? Ou plus précisément : qu’apporte le roman, selon vous, de plus (ou d’autre) que l’essai? </strong></p><p>Lorsque j’écris un essai, je parle à la première personne et je dis mes convictions. Lorsque j’écris un roman, je laisse parler mes personnages. Un romancier ne juge personne, il habite ou du moins tente d’habiter la vérité de tous. En particulier, dans un chapitre du début du livre, lorsque la parole est donnée aux croyants musulmans, partisans du Mahdi, j’écoute leur voix plutôt que je ne les fais parler. Je pourrais dire aussi que je suis mes personnages, au double sens du verbe suivre et du verbe être. Bien sûr, le roman est aussi une mise en œuvre des paroles des personnages, la tentative de faire de toutes ces voix une symphonie. L’écrivain-compositeur met peut-être en valeur, fût-ce sans le vouloir, telle voix plutôt que telle autre, et je ne dis pas qu’on ne puisse reconnaître, dans Khartoum, les convictions de son auteur. Néanmoins, ce ne sont pas elles qui comptent d’abord. Ce qui compte, c’est de faire vivre un monde, et de l’offrir à la liberté des lecteurs. Et la fiction a cet avantage sur l’ouvrage d’histoire, que tout en ordonnant le réel, elle ne le fige pas dans une interprétation. Je ne dis pas qu’elle ne travaille pas à rendre le monde intelligible; l’œuvre du romancier, qui est œuvre d’intuition, de sensibilité, de passion, est aussi œuvre d’intelligence. Mais c’est l’intelligence du mystère humain, qui demeure mystère.</p><p></p><hr><p></p> <p><img class="img-responsive img-center " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w300/1534343924_38789164_1850348668427177_3022949539435773952_n.jpg"><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;"></span></p><p style="text-align: center;"><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;">Etienne Barilier. </span><em style="color: inherit; font-size: 1.4rem;">Dans Khartoum assiégée</em><span style="color: inherit; font-family: "GT America Standard Regular"; font-size: 1.4rem;">. Phébus, 476p. 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De quoi se libérer un instant du poids du monde… ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Il faisait l’autre matin un temps à se pendre et je trouvais le monde affreux, infâme le Président américain brandisant sa Bible comme une arme et méprisable la meute de ses larbins racistes; et j’avais beau savoir, le vivant tous les jours, que ce quart d’heure de noir absolu se dissiperait comme un brouillard dès que je me remettrais en chemin en souriant à mon ange gardien: l’image de ce pauvre George Floyd qu’un imbécile de flic haineux avait empêché de respirer m’accablait de tout le poids du monde quand une autre image de rien du tout, surgie d’un fin petit livre que je venais de traverser comme sur des pattes de colombe, m’est revenue et avec elle le chant du monde, l’image heureuse recyclée par un jeune homme de trente ans pile, du poète japonais de l’époque de Girolamo Frescobaldi, au nom de Bashô (1644-1694) et qui avait peint cet haïku sur le ciel de soie: «À un piment, ajoutez des ailes: une libellule rouge»…</p> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1591882396_103195206_10223709763158946_742325142093952186_o.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " /></h4> <h4>Guillaume Gagnière et son bâton de pèlerin sur l’ile de Shikoku. © DR </h4> <h3><strong>Un poème itinérant qui n’exclut ni cloques ni claques</strong></h3> <p>Un an après une année d’errance, Guillaume Gagnière accomplit à peu près le même travail d’orfèvre que celui de Nicolas Bouvier ciselant les phrases du <em>Poisson-scorpion, </em>au fil d’un récit visant à la simplicité et au naturel, jamais trop visiblement «voulu poétique», bien incarné mais sans graisse, qui rend scrupuleusement les changements de relief et de couleurs du décor évoqué par Bouvier avec les détails propres aux virée de sa génération, la troisième ou la quatrième après Blaise Cendrars et Charles-Albert Cingria, les périples d’Ella Maillart et des compères Bouvier et Vernet, le «trip» des routards partis pour Katmandou et plus ou moins échoués à Goa dont Lorenzo Pestelli, dans <em>Le Long été</em>, a laissé la trace la plus scintillante quant au verbe et la plus désenchantée quant à l’esprit, et jusqu’aux <em>backpackers </em>actuels. Ainsi, dans la foulée proche d’une Aude Seigne (née en 1985) et de ses <em>Chroniques d’un Occident nomade</em>, Guillaume Gagnière trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.</p> <p>Cela commence par un <em>Soliloque du corps </em>marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, et qui subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique, entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.</p> <h3><strong>Le cycle bouddhiste du pèlerinage, avec un grain de sel…</strong></h3> <p>Sans la candeur plus ou moins naïve, voire parfois jobarde, des routards des années 60-70 découvrant les spiritualités orientales, le pèlerin Guillaume, après s’être efforcé de ne penser à rien dans un centre de méditation thaïlandais proche de Chiang Mai (épisode comique finissant par « ça me gratte, qu’est-ce que c’est… un moustique, merde, concentre-toi, NE PENSEPAS! (…) Oh, une mésange !»), s’impose bel et bien les rigueurs de la longue marche japonaise, qu’il distingue clairement des chemins de Compostelle: «Dans le bouddhisme, le nirvana n’est pas l’équivalent de notre paradis: c’est le grand rien, la fin de tout désir. Le circuit des 88 temples de Shikoku, un cercle, se distingue des pèlerinages chrétiens qui tracent une droite. On ne marche pas du point A au point B en remportant à l’arrivée un prix de tombola spirituelle, on parcourt un cycle, partant de A pour revenir à A, puis l’on remet son ticket en jeu, encore et encore, jusqu’à ce que le concept de but ou de récompense s’épuise de lui-même».</p> <p>Or son livre reproduit pour ainsi dire le même tracé cyclique partant de la rue Indigo sri lankaise évoquée par Nicolas Bouvier, pour y revenir, non sans une pointe de mélancolie («la rue du récit, <em>sa </em>rue a sombré», avec une affectueuse lettre posthume du jeune homme à son modèle tutélaire. Rien pour autant de platement imitatif dans le récit du trentenaire, dont la poésie et la plasticité ont leur propre fraîcheur. Comme Bashô et Bouvier dans leur voyages respectifs, il multiplie ainsi les brèves notations, mais dans son langage à lui: «C’est alors qu’apparaissent les nuages, de larges masses d’un jaune de mégot froid», ou ceci: «Le soir, plat de curry en solitaire sous la Grande Ourse, les étoiles scintillent dans la casserole»…</p> <p>Parvenant au dernier des 88 temples, enfin, c’est avec un éclat de rire final qu’il fait ce constat: «Deux mois d’efforts sur plus de mille kilomètres, et à l’arrivée, un sommet baignant dans une épaisse purée de pois», ajoutant en sage mal rasé et puant sûrement le bouc: «Serait-ce un peu ça, le but: s’effacer à tel point que la notion de mort en devient naturelle». Et pour dépasser toute morosité nihiliste: «Finalement c’est peut-être ça, le «secret»: des montées, des descentes, des remontées et tout en haut, un grand calme: l’ataraxie. J’avais presque oublié à quel point cela pouvait être simple et beau, d’être en vie»…</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1591882458_unknown5.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="250" height="361" /></p> <h4><strong>Guillaume Gagnière, <em>Les Toupies d’Indigo Street</em>, Editions d’autre part, 2020. 110p.</strong></h4> <p> </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'du-bonheur-d-etre-bien-vivant-sur-le-chemin-de-n-importe-ou', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 596, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2406, 'homepage_order' => (int) 2646, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 94, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2378, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'La chronique de JLK', 'title' => 'Les passions de Gemma Salem faisaient la pige à la mort ', 'subtitle' => 'Décédée à Vienne le 20 mai dernier, l’auteure du Roman de Monsieur Bulgakov et de quatre livres évoquant (superbement) la figure de Thomas Bernhard, entre autres autofictions et pièces de théâtre, était le contraire d’un bas-bleu. 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Les écrits de Gemma Salem sont autant de défis à toutes les détresses, des écrits comme qui dirait «pour la vie», donc des écrits qui chialent comme vous et qui rient pour tous - des écrits comme dictés par la vie et qui survivront parce qu’ils sont plus que de simples «récits de vie»; des écrits qui ne sont pas que de plates copies de la vie mais qui ajoutent à celle-ci la valeur ajoutée de ce qu’on appelle l’Art avec une grande aile, ou la Littérature à crâne majuscule, ou la Poésie mais sans chichis - et surtout musique à l’appui: la poésie de Schubert qui écrivait spécialement pour cette cinglée de Gemma - croyait-elle dur comme fer -, la poésie de Beethoven et son grand mouvement de rumba, la poésie de ce cœur de chien de Boulgakov, la folle poésie décavée de Jean Rhys en ses propres Tropiques passionnels, la poésie martelante et martelée de TB alias Thomas Bernhard à jamais inatteignable et bien avant qu’il l’eut précédée par delà les eaux sombres. Thomas Bernhard mort? Et quoi encore!</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590690767_100073417_10223531313497816_3498760490526441472_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " /></p> <h3><strong>Au commencent était l’Artiste</strong></h3> <p>Gemma, qui n’était pas encore Gemma Salem l’écrivain (jamais je n’arriverai à la dire «écrivaine» ou «autrice»), m’est apparue à la toute fin d’une soirée dans un caveau lausannois enfumé qui symbolisait alors la bohème locale, à l’enseigne des Faux-Nez, et tout aussitôt j’ai pensé: Princesse persane, Reine sarrasine, Shéhérazade à Gauloises bleues - et c’était parti pour un bout de comédie avec l’Actrice, vu qu’à l’époque Gemma Salem se croyait faite pour le théâtre.</p> <p>Or notre première engueulade, avec Gemma championne du genre, remonte à cet instant où elle a senti, sans que je ne lui dise rien, que je ne croyais pas qu’elle fût le moins du monde actrice, convaincu qu’elle était trop elle-même pour incarner jamais un autre personnage sur une scène, et du coup elle m’en voulut à mort de le penser sans le dire vu qu’elle-même le sentait sans oser le reconnaître; et je ne fus guère surpris de la retrouver, plus tard, dans un autre rôle où elle pouvait incarner tous les personnages qui lui chantaient à sa guise, rien qu’avec une plume et du sang vif (du sang bleu s’il vous plaît) pour l’exprimer.</p> <p>Cependant l’essentiel demeurait: Gemma Salem l’écrivain avait remplacé l’actrice au pied levé et l’Artiste demeurait. Pas étonnant d’ailleurs que <em>L’Artiste</em> (La Table ronde, 1991 - prix Schiller) soit le titre d’un de ses livres. Mais plus que surprenant, réellement stupéfiante: l’immédiate puissance de l’écrivain, brassant une vie entière à pleines mains et en tirant un premier roman dense et vibrant d’émotion, formidablement vivant.</p> <h3><strong>Des passions vécues et sublimées par l’écriture</strong></h3> <p>L’histoire du <em>Roman de Monsieur Boulgakov (L’Âge d’Homme, 1982) </em>est celle d’une passion «incendiaire» autant qu’imaginaire. Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le <em>specimen </em>masculin de ses rêves: un écrivain russe fascinant mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre, donc, de type occulte…<br />La comédienne s’appelle Gemma Salem. L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du <em>Maître et Marguerite</em>, des <em>Oeufs fatidiques, </em>du <em>Roman théâtral </em>et de <em>Cœur de chie</em>n, mais aussi des <em>Récits d’un jeune médecin </em>qui l’apparentent à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.</p> <p>Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de <em>Diablerie</em>- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.<br />Plus précisément, Gemma Salem, dans <em>Le Roman de Monsieur Bulgakov, </em>reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang, fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.</p> <p>C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance, et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.<br />Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolution à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée <em>Les Journées des Tourbine</em>!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.</p> <p>De ce dernier, <em>Le Roman de Monsieur Boulgakov </em>nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. Or, d’une certaine manière, et ce sera vrai de tous ses livres, l’écrivain brosse son propre portrait en travaillant à celui de son modèle.<br />J’ai parlé de mimétisme à propos de la relation de Gemma Salem avec Boulgakov, dont le sort de David poétique en butte à l’écrasant Goliath soviétique ne pouvait qu’émouvoir la jeune femme blessée par la vie et en bisbille déclarée avec les pesanteurs de la famille et de la société, et c’est le même type de rapport - maintes fois décrit par un René Girard dans ses analyses de la passion mimétique -, qu’elle établira avec Thomas Bernhard, jusqu’à une identification redoutable du fait que l’imprécateur autrichien restait, lui, bien vivant…</p> <h3><strong>Que l’acte artistique relève de la conversion</strong></h3> <p>Tous les livres de Gemma Salem, jusqu’aux plus agressifs ou acides, comme <em>Mes amis et autres ennemis </em>(Zulma, 1995) ou <em>La Rumba de Beethoven </em>(Pierre-Guillaume de Roux, 2019) sont des histoires d’amour relevant de l’exorcisme et qui disent à la fois les beautés de la vie (les enfants et les animaux, la musique et les sentiments délicats) et le mal de vivre, l’exécration du mensonge sentimental ou «romantique», le mépris qu’elle partageait avec Thomas Bernhard de tous les simulacres sociaux ou culturels qu’elle pointe notamment dans ses tableaux au vitriol d’une certaine Suisse hypocritement convenable, notamment dans <em>Les exilés de Khorramshahr </em>(La Table ronde, 1986) et dans <em>Bétulia </em>(Flammarion, 1987), où la rage tonique de sa deuxième flamme littéraire se fait déjà sentir, qui se développera plus librement dans sa fameuse <em>Lettre à l’hermite autrichien </em>(La Table ronde, 1989), relancée dans <em>Thomas Bernhard et les siens </em>(La Table ronde 1993) et jusque dans son dernier livre, sur le ton plus apaisé d’un bilan existentiel très émouvant où elle «prend sur elle», comme on dit, en se reprochant son terrifiant amour propre…</p> <p>Il y a, de fait, chez Gemma Salem, comme chez le grand emmerdeur autrichien, un personnage à la fois solaire et son double farouchement ombrageux, pas loin des possédé(e)s de Dostoïevski, qui se rend parfois la vie aussi impossible qu’à son entourage, mais que l’Art, une fois encore, délivre - cela même qu’entend René Girard une fois encore, dans <em>Mensonge romantique et vérité romanesque</em>.</p> <p>La figure de Thomas Bernhard, assis sur un banc les mains aux poche, l’air de nous dire qu’il n’en a rien à fiche, trône sur la couverture d’<em>Où sont ceux que ton cœur aime </em>(Arléa, 2019), mais TB n’est qu’un truchement: le médiateur par excellence que Gemma n’a jamais pu enlacer «pour de vrai», une figure de la pureté dans un monde avachi par le kitsch, un contempteur de toutes les illusions à bon marché mais qui nous fait un clin d’œil amical comme Gemma, fumant son dernier pétard sur sa tombe, nous en vrille un plein d’amour…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590611352_100086091_10223508363404078_2347364566893068288_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="257" /></p> <h4><em>Où sont ceux que ton coeur aime, </em>Gemma Salem. 88 pages. 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De fait, l’historien américain combine tous les apports de l’histoire de l’art et de la connaissance scientifique accumulés à travers les siècles par ses prédécesseurs, autant que ceux des techniques actuelles en matière de recherche, pour aboutir à un récit fluide et chatoyant, riche de détails autant que de synthèses, avec une touche tout à fait personnelle et un allant communicatif.</p> <p>Mais alors quoi de commun avec Rose de Pinsec et l’enquêteur «mentaliste» de la fameuse série? J’y viens!</p> <h3><strong>Quand Rose de Pinsec disait de la télé: «Pas besoin!»</strong></h3> <p>La télévision - fenêtre sur le monde ou fabrique d’abrutis -, comme l’ordinateur - merveilleux instrument de connaissance et de communication ou puits sans fond de l’imbécillité -, ne seront jamais que ce que chacune et chacun en fait, comme il en va de notre «gestion» du confinement.</p> <p>Avant l’apparition de l’ordinateur et du smartphone dans nos vies, en 1977, Rose Monnet, solide paysanne de Pinsec répondait au réalisateur de la télévision romande Jacques Thévoz qui lui demandait, dans un reportage documentaire mémorable, si elle envisageait elle-même d’installer un jour la télévision dans son modeste mayen, d’un vigoureux et spontané «Pas besoin!»<strong>, </strong> réaction qui pourrait être interprétée comme l’expression d’une mentalité bornée, ou au contraire pleine de sagesse: j’ai la santé et mon parchet, j’ai ma vie et c’est tout bon…</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589526010_images4.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="371" /></p> <p>Or je ne sais pourquoi ce «pas besoin!» me poursuit, moi qui ai toujours été curieux de tout, non comme un frein ni comme une résignation piteuse mais comme un rappel de notre chance d’être au monde et un signe d’humilité et de reconnaissance. Ce «pas besoin!» s’enracine dans notre culture séculaire auto-suffisante et je le retrouve, exprimé de façon plus subtilement lyrique, dans cette page de <em>L’Institut Benjamenta</em> de Robert Walser: «Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait.</p> <p>Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. 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Chacune et chacun sait que le Panopticon est ce dispositif précis, dans une prison, qui permet au gardien de voir d’un même point central tous les prisonniers soumis à sa surveillance, mais c’est sans cet aspect disciplinaire que je l’entends: comme une observation simultanée et aussi tourbillonnante que le sont les idées et les figures de certaines peintures de Leonardo, à commencer par son incroyable esquisse de <em>L’Adoration des mages</em>, magnifiqueement analysée par Issacson, et comme en témoignent les milliers de pages de ses carnets aux mêmes observations kaléidoscopiques.</p> <p>La singularité de l’enquêteur Patrick Jane, à part sa mémoire phénoménale, tient à sa façon de relier les traits physiques et moraux, les tics et les pensées, les moindres frémissements expressifs et les émotions d’un personnages, exactement de la même façon que Leonardo puise, dans sa connaissance approfondie de l’anatomie humaine, les liens entre tel muscle et tel mouvement, tel trait et telle expression, non point de façon platement mécanique ou linéaire mais avec les nuances de la lumière sur la chair et le jeu des transparences. Là aussi, Walter Isaacson excelle à distinguer la finesse sensible extrême des nuances apportées par Leonard de Vinci aux tableaux peints en collaboration avec ses divers maîtres plus conventionnels de touche, comme on le voit dans le <em>Baptême du Christ</em> travaillé conjointement par Verrocchio et son élève.</p> <h3><strong>Ce que les crises révèlent du Bien et du Mal</strong></h3> <p>Certaines situations sont particulièrement révélatrices en ce qui concerne le Mal, au sens biologique ou moral le plus large, et nous l’aurons vérifié à l’occasion de la pandémie en cours, comme Leonardo à pu l’observer après la peste de son temps qui a décimé la ville de Florence et lui fit jeter les bases d’une ville idéale hygiéniquement sécurisée quand il se transporta de Toscane à Milan, au début de sa stupéfiante carrière parallèle d’ingénieur-urbaniste-musicien-showman-artiste.</p> <p>Or l’intuition hypersensible et l’imagination déductive, mais aussi la révolte contre le Mal apparient aussi Leonard de Vinci et Patrick Jane impatient de punir le Méchant qui a tué sa femme et sa fille. Je sais bien que ça fait un peu vieux jeu de défendre le Bien contre le Mal, mais le choix n’a rien d’abstrait ou d’idéologique: question de survie, autant que de style, même si la comparaison des deux personnages relève,une fois encore, du grand écart apparemment loufoque. Cependant, le virus se fiche des partis et des appartenances de classes ou de races autant que des niveaux de culture: il est égalitaire au contraire de la médecine trop humaine, et s’il est exagéré de prétendre que le héros blondin d’une série américaine est égal par son mérite à l’un des plus grands génies de notre chère espèce, il est prouvé en période de crise que la lutte contre le Mal relève décidément de la ressemblance humaine, amen.</p> <p>Bref nous avons vaincu la peste et, en attendant, par delà d’autres défis viraux, la panacée transhumaniste que nous promettent les nouveaux prophètes de Dieu sait quelle ennuyeuse immortalité, la quarantaine nous a permis de lire de beaux livres et de voir ou revoir des tas de bons films et quelques séries qui valent peut-être les feuilletons que Rose de Pinsec lisait le soir avant de s’endormir sans somnifères - pas besoin!</p> <hr /> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589482331_unknown.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="259" height="389" />Walter Isaacson. Léonard de Vinci – La biographie. Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sophie De Clercq et Jérémie Gerlier. Quanto / Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019.</strong></h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589485311_1923857_18977019860_6515_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="258" height="206" /><strong><em>Le Mentaliste.</em></strong><strong> Série télévisée de Bruno Heller en 151 épisodes et 7 saisons (2008-2013), reprise sur Prime Video.</strong></h4> <p> </p> <p> </p> <p> </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'quand-leonard-de-vinci-luttait-contre-le-virus-du-mal', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 646, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2348, 'homepage_order' => (int) 2588, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 94, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2293, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'La chronique de JL K', 'title' => 'Voici le bon, le beau moment venu d’apprendre à parler à une pierre', 'subtitle' => 'Deux petits livres immenses signés Annie Dillard, géniale auteure américaine, nous rappellent cette évidence que la merveille du monde fut infectée de tout temps, que le Dieu parfait tolère la naissance d’enfants malformés et de massacres en son nom, enfin que nous vivons la plupart du temps aveuglés par des paupières de plomb, faute de nous éveiller comme ces gosses se levant tôt pour explorer notre terre qui, parfois, reste si jolie… ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Le moment que nous vivons est extraordinaire, mais ce n’est rien de le dire: il n’est que de le vivre et de mille façons diverses qui procèdent du même éveil et du même bond les yeux ouverts devant la merveille.</p> <p>«Merveille des merveilles sous le lilas fleuri, merveille: je m’éveille», écrivait le poète Jean-Pierre Schlunegger qui finit, désespéré, par se jeter d’un pont, non loin d’où nous vivons, pour se fracasser sur les rochers de la rivière, tout en bas.</p> <p>Or nous vivons tous ces jours sous la double instance de telle merveille et de son envers mortel, et ce n’est pas d’hier, nous l’oublions trop souvent, mais quelque temps nous voici comme au pied d’un mur et c’est le bon moment - le beau moment d’apprendre à voir le monde les yeux ouverts et d’apprendre à parler à une pierre.</p> <p>La merveille des merveilles est à la portée de chacune et chacun , et ma conviction s’en est trouvée confortée, l’autre jour, en notre quarantaine à tous, lorsque tel cher ami m’apprit au téléphone que tous les matins il conduisait son petit lascar Luca de dix ans et son compère Arthur de trois ans son aîné familier par son père argentin des colibris de la jungle de son pays, à la lisière des bois vaudois où ils s’enfoncent tout appareillés d’instruments d’observation et autres chasses subtiles - toute la journée rien qu’à eux, fous de ferveur curieuse et de joyeuse adulation des multiples espèces de végétaux ou d’animaux divers tels les castors d’un soir passé - en somme prédisposés à apprendre un jour a parler aux pierres à l’imitation de ce jeune Américain dans la trentaine exercant, dans sa cabane perdue en pleine nature, le rituel censé faire parler une «pierre à souhaits»…</p> <h3><strong>En osmose intime avec le cosmos</strong></h3> <p>Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. Certains livres ouvrent des fenêtres et d'autres explorent les multiples recoins qu'il y a dans la maison. Certains livres ne font que passer et d'autres vont rester. 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Et les énumérations d’aligner leurs chiffres avérés, et le rappel d’innombrables faits remarquables ou affolants (140.000 noyés ce jour-là au Bengladesh, etc.) d’alterner avec les statistiques même pas bonnes à soutirer des larmes aux pierres…</p> <p>De son propre aveu, l’auteure d’<em>Une enfance américaine</em>, de <em>Pèlerinage à Tinter Creek</em> - dont la verve naturaliste évoque si fort le «philosophe dans le bois» Henry Thoreau -, ou encore de la stupéfiante chronique de la conquête de la côte pacifique nord-ouest des States par les puritains amis ou ennemis des Indiens, intitulée <em>Les vivants </em>- fut une enfant si étonnamment étonnée et étonnante que sa propre mère se demandait ce qu’on pourrait jamais en faire dans ce monde...</p> <p>Et que faire des livres d’Annie Dillard, honneur littéraire d’une nation dont le Président est la honte; que faire de cette bonne fée dans un monde dont le personnage supposé le plus puissant présente tous les traits d’un mufle inculte, terrifiante incarnation d’un empire du vide et du faux?</p> <p>Simplement cela: les ouvrir et leur permettre de nous éveiller. </p> <p>Merveille des merveilles, les enfants: il vous reste un monde à explorer, il vous incombe d’apprendre à chanter aux pierres…</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1588255173_anniedillard.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="219" height="373" /></h4> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1588255241_christianbourgois.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="218" height="362" /></strong></h4> <h4><strong>Annie Dillard <em>Au présent</em>. Traduit de l’anglais par Sabine Porte.</strong></h4> <h4><strong>Christian Bourgois, 219p, 2001; <em>Apprendre à parler à une pierre</em>. 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Cake\Http\ActionDispatcher::_invoke() - CORE/src/Http/ActionDispatcher.php, line 126 Cake\Http\ActionDispatcher::dispatch() - CORE/src/Http/ActionDispatcher.php, line 94 Cake\Http\BaseApplication::__invoke() - CORE/src/Http/BaseApplication.php, line 256 Cake\Http\Runner::__invoke() - CORE/src/Http/Runner.php, line 65 App\Middleware\IpMatchMiddleware::__invoke() - APP/Middleware/IpMatchMiddleware.php, line 28 Cake\Http\Runner::__invoke() - CORE/src/Http/Runner.php, line 65 Cake\Routing\Middleware\RoutingMiddleware::__invoke() - CORE/src/Routing/Middleware/RoutingMiddleware.php, line 164 Cake\Http\Runner::__invoke() - CORE/src/Http/Runner.php, line 65 Cors\Routing\Middleware\CorsMiddleware::__invoke() - ROOT/vendor/ozee31/cakephp-cors/src/Routing/Middleware/CorsMiddleware.php, line 32 Cake\Http\Runner::__invoke() - CORE/src/Http/Runner.php, line 65 Cake\Routing\Middleware\AssetMiddleware::__invoke() - CORE/src/Routing/Middleware/AssetMiddleware.php, line 88 Cake\Http\Runner::__invoke() - CORE/src/Http/Runner.php, line 65
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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
3 Commentaires
@Franky 17.08.2018 | 19h24
«toujours lire et relire :> , essai , 1995 , Zoé
<
François Weber
»
@Renaud-Louis 17.08.2018 | 22h10
«Très intéressant article qui me donne l'envie de lire le livre. Mais vous en dites un peu trop sur le récit. J'aurai peut-être une impression de déjà lu tant vous donnez des détails. C'est comme la beauté féminine, il ne faut pas trop en dévoiler pour attiser le désir.»
@Culturieuse 18.08.2018 | 13h01
«Merci pour cette rencontre. Ces deux livres me paraissent passionnants.»